La frappe aérienne menée par Barkhane à Bounti, le 3 janvier, a créé une vive polémique. Tandis que les autorités françaises assurent avoir ciblé des djihadistes, des associations maliennes affirment que la majorité des victimes sont des civils. Un rapport de la Minusma vient de leur donner raison.

Les résultats de l’enquête de la division des droits de l’homme et de la protection de la Minusma étaient très attendus. Et ses conclusions sonnent comme un désaveu cinglant de la version défendue jusqu’ici par les autorités militaires et politiques françaises. Depuis la frappe aérienne menée le 3 janvier par Barkhane près du village de Bounti, dans la région de Douentza, deux versions contradictoires s’affrontent : alors que l’armée française affirme avoir visé des djihadistes, l’association Tabital Pulaaku assure que le bombardement a visé une cérémonie de mariage et que de nombreux civils ont été tués.

Le rassemblement consistait en une célébration de mariage. 

Sur ce point, les conclusions du rapport de la Minusma sont claires, et mettent à mal les affirmations de l’armée française. Les auteurs du rapport ont certes pu établir la présence, ce jour-là, de cinq individus armés, dont au moins un portait son arme de façon visible. « Arrivés dans le village à bord de trois motos dans la matinée du 3 janvier en provenance d’un autre lieu, ces cinq individus armés appartiendraient à la Katiba Serma », précise le rapport.

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Mais les enquêteurs sont formels : « Le rassemblement consistait en une célébration de mariage qui a réuni une centaine de personnes, en majorité des civils habitant Bounti, à l’exception des cinq présumés membres de la Katiba Serma ».

19 civils tués.

En tout, selon les témoignages recueillis par les auteurs du rapport, au moins 22 personnes ont été tuées par le bombardement. Parmi ces victimes, dix-neuf civils – dont trois sont morts de leurs blessures au cours de leur transfert pour des soins d’urgence –, ainsi que les trois individus armés soupçonnés d’appartenir à la Katiba Serma. Les deux autres djihadistes présumés auraient quitté le lieu du rassemblement avant la frappe française.

Pour mener son enquête, la division des droits de l’homme et de la protection de la Minusma a déployé une « mission spéciale d’établissement des faits » du 4 janvier au 20 février 2021, avec l’appui notamment de la police scientifique des Nations unies.

Des investigations ont été menées sur le terrain : le 25 janvier, l’équipe s’est rendue à Bounty et a visité le lieu de la frappe aérienne, l’endroit présumé d’enfouissement des dépouilles des personnes tuées par la frappe ainsi que le village.

Les enquêteurs se sont également rendus à Bamako, Sévaré, Mopti et Douentza, pour recueillir les témoignages, dans un contexte marqué par la vive polémique qui a fait rage dans les médias et sur les réseaux sociaux. Celle-ci « a eu un impact à la fois sur la crédibilité de certaines sources et leur protection », précisent les enquêteurs. Ils n’en ont pas moins entendu individuellement 115 personnes, interrogé une centaine d’autres par téléphone et mené des réunions groupées avec au moins 200 personnes supplémentaires.

La version de Barkhane mise à mal

Dans son communiqué du 7 janvier, l’état-major français des Armées affirmait que la frappe avait visé un « groupe armé terroriste », formellement identifié comme tel et qui était constitué « d’une quarantaine d’hommes adultes dans une zone isolée ». Les enquêteurs de la Minusma notent que « la Katiba Serma opère certes dans la zone observée », mais que « la présence supposée ou avérée de membres de la Katiba Serma dans cette zone n’est pas un élément suffisant pour affirmer l’appartenance de facto de tout individu observé dans cette même zone ».

La mission onusienne précise également n’avoir reçu « aucune information » sur les éléments et renseignements supposés « probants » dont disposaient les forces françaises de l’opération Barkhane lorsqu’il a été décidé de mener la frappe sur Bounti.

Liée à la katiba Macina, la katiba Serma opère dans les zones appelées le Hayre et le Seeno Mango, où elle multiplie les attaques via des engins explosifs improvisés. Basé dans la forêt de Serma et au sud de Boni, ce groupe aurait pris part à des attaques aux côtés d’Ansarul islam, avec lequel il est soupçonné d’avoir des liens opérationnels, ainsi qu’avec la faction d’Al Mansour Ag Alkassoum, lié lui aussi à Al-Qaïda, tué par Barkhane en 2018.

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Devant les sénateurs français, le 20 janvier, la ministre française des Armées, Florence Parly, avait évoqué une « guerre informationnelle » et affirmé : « Il n’y a pas eu de dommage collatéral observé. On a entendu parler d’un mariage : il n’y a pas eu de rassemblement festif à l’endroit où la frappe est intervenue. » La ministre avait alors justifié le refus de diffuser des images de la frappe par le fait que « montrer les images, c’est montrer à notre ennemi ce que nous voyons de lui ».

Dans un communiqué publié dans les minutes qui ont suivi la publication du rapport de la Minusma, le ministère français des Armées maintien cette version : « Le 3 janvier, les forces armées françaises ont effectué une frappe aérienne ciblant un groupe armé terroriste identifié comme tel. » Le ministère « émet de nombreuses réserves quant à la méthodologie retenue par le rapport : elle oppose des témoignages locaux non vérifiables et des hypothèses non étayées à une méthode de renseignement robuste des armées françaises, encadrée par les exigences du droit international humanitaire. »

Identifier les responsabilités

« Le groupe touché par la frappe était très majoritairement composé de civils, qui sont des personnes protégées contre les attaques au regard du droit international humanitaire, martèle la Minusma dans son rapport. Cette frappe soulève des préoccupations importantes quant au respect des principes de la conduite des hostilités, notamment le principe de précaution dont l’obligation de faire tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les cibles sont bien des objectifs militaires. »

Après la mort en 2016 d’un enfant de douze ans dans l’Adrar des ifoghas, la France avait promis de rendre public les résultats de l’enquête.

Ce n’est pas la première fois que les forces françaises de l’opération Barkhane sont accusées de bavure au Mali. Après la mort en 2016 d’un enfant de douze ans dans l’Adrar des Ifoghas, la France avait promis de rendre public les résultats de l’enquête, mais n’a jamais officiellement reconnu sa responsabilité. En 2017, il y a également eu la mort, dans une opération des forces françaises de Barkhane, de 11 militaires maliens, otages des djihadistes près d’Abeibara dans le nord du pays. La France avait rejeté les accusations de bavure.

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Parmi les recommandations délivrées par la Minusma dans son rapport figure l’ouverture par les autorités maliennes et françaises d’une « enquête indépendante, crédible et transparente afin d’examiner les circonstances de la frappe et son impact sur la population civile de Bounti ». La mission enjoint également de réexaminer les processus de préparation des frappes, ainsi que des critères utilisés pour déterminer la nature militaire d’un éventuel objectif.

Enfin, les enquêteurs recommandent d’enquêter sur les possibles violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme, d’établir les différentes responsabilités et d’octroyer, le cas échéant, une réparation appropriée aux victimes et aux membres de leurs familles.

Tchadanthropus-tribune avec Jeune Afrique.com

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