À la tête de l’Asecna, ils sont les garants de son bon fonctionnement. Directeurs généraux, et membres du Conseil d’administration pouvaient-ils ignorer l’ampleur des détournements présumés ?

Les directeurs généraux

Ils sont nommés pour un mandat de quatre ans (renouvelable une fois) par le conseil d’administration de l’Asecna après accord du Conseil des ministres des Transports des pays membres.

Amadou Ousmane Guitteye (2011-2016) : 

Ancien élève de l’École nationale de l’aviation civile (Enac) de Toulouse, le Malien a gravi tous les échelons de l’Asecna, la quittant en 2005 pour l’Organisation de l’aviation civile internationale (Oaci) avant d’y revenir en 2010. Cette année-là, « il fait campagne dans les 18 pays de l’Asecna, sur ses fonds propres », écrivait sur lui JA en mai 2012.

 

Mohamed Moussa (depuis 2017) : 
Ex-ministre de l’Intérieur et des Transports, le Nigérien a fait presque toute sa carrière au sein de l’Agence, s’est occupé du département maintenance et a dirigé les ressources humaines.

Les présidents du conseil d’administration

Ce sont d’anciens ambassadeurs français nommés pour un mandat de trois ans (renouvelable une fois) par le conseil d’administration de l’Asecna après accord du Conseil des ministres des Transports des pays membres.

Jean-François Thibault (2011-2016) :

Ancien ambassadeur de France aux Émirats arabes unis, en Mauritanie, puis au Maroc, cet arabisant a aussi travaillé chez Elf Aquitaine à la fin des années 1980 et à la direction des affaires économiques du Quai d’Orsay. 

 

 

 

Jean-François Desmazières (depuis 2017) :

Ex-ambassadeur de France au Gabon et au Cambodge, cet énarque a travaillé au sein de la coopération et de l’action culturelle en Côte d’Ivoire et aux Seychelles. À moins qu’il ne soit candidat à sa reconduction, son mandat se termine cette année.

 

 

 

 

 

Les rapports d’audit que JA s’est procurés attestent de la gestion budgétaire catastrophique de l’agence chargée de la sécurité aérienne dans dix-sept pays africains. Depuis six ans, des sommes considérables ont disparu, vraisemblablement détournées. Enquête.

L’homme se souvient des enveloppes qu’un employé de l’Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar (Asecna) venait chaque mois retirer auprès d’un chef d’escale. Des millions de francs CFA, cet ancien responsable d’une compagnie locale en a vu passer beaucoup. Vraiment beaucoup. Rien, estime-t-il, n’aurait été possible sans la complicité du président de sa compagnie. On le croit sur parole.

La manœuvre avait le mérite de la simplicité. L’agent de l’Asecna entrait dans l’ordinateur, faisait disparaître certaines opérations et ne facturait qu’une partie des taxes de survol à la compagnie. En échange, il touchait une commission, le transporteur s’estimant heureux de n’avoir pas à régler l’intégralité de son dû. « C’était en somme une commission sur une non-facturation », plaisante notre homme, qui jure que ces pratiques délictueuses n’ont, jusqu’à aujourd’hui, jamais cessé. Et que les acteurs de l’anecdote qu’il vient de nous compter sont toujours en poste.

Vestige de la Françafrique

L’ASECNA GÈRE 57 TOURS DE CONTRÔLE, 25 AÉROPORTS INTERNATIONAUX, 76 AÉROPORTS RÉGIONAUX ET NATIONAUX

Manifestement, il ne s’agit pas d’un cas isolé, comme semble le confirmer le vent de suspicion qui balaie actuellement plusieurs services et instances de l’Asecna. Créée à Saint-Louis-du-Sénégal, en 1959, à l’initiative de la France, celle-ci est la plus ancienne organisation africaine de coopération.

Ses 6 000 agents sont chargés d’assurer la sécurité des espaces aériens de ses dix-sept pays africains membres (tous francophones, à l’exception de la Guinée-Bissau et de la Guinée équatoriale), mais aussi le guidage des avions et la maintenance des équipements.

Son siège est à Dakar, mais elle dispose d’une délégation à Paris, à Montréal et de dix-sept représentations, supervisées par les ministres des Transports de la zone, dont le comité annuel constitue l’organe suprême de l’organisation.

Dirigée de 2011 à 2016 par le Malien Amadou Ousmane Guitteye, l’Asecna l’est aujourd’hui par le Nigérien Mohamed Moussa. Elle gère 57 tours de contrôle, 25 aéroports internationaux, 76 aéroports régionaux et nationaux, et 3 centres de formation. Elle dispose en outre de son propre réseau de télécommunications. Sa réputation de sérieux opérationnel est, depuis longtemps, établie.

Souvent considérée comme l’un des derniers vestiges de la Françafrique, l’Asecna vit à 83 % de la perception des taxes de survol de sa zone (16 millions de km2, soit 1,5 fois la superficie de l’Europe), le reste provenant des taxes de décollage et d’atterrissage. Ces taxes sont censées financer les prestations fournies aux compagnies aériennes et les infrastructures.

Absence de contrôle interne

UNE MISSION D’AUDIT A PERMIS DE DÉCOUVRIR UNE « FRAUDE RELATIVE AU DÉTOURNEMENT DE RECETTES DE L’AGENCE »

Pourtant, de gros nuages noirs s’accumulent au-dessus de la vénérable institution. Une mission d’audit a été commanditée. Elle a permis de découvrir, pour l’exercice 2017, une « fraude relative au détournement de recettes de l’Agence ». La phrase figure noir sur blanc dans plusieurs documents confidentiels émanant de la Commission de vérification des comptes (CVC) de l’Asecna.

Ces textes, dont Jeune Afrique a obtenu copie, ont été transmis, le 18 juillet 2018, au président du conseil d’administration, l’ancien ambassadeur de France Jean-François Desmazières, et aux ministres de tutelle. Au vrai, la Commission, présidée depuis 2013 par le Malien Amadou Sangaré, rédige chaque année un rapport de ce type, après analyse des résultats financiers qui lui ont été communiqués chaque 30 avril, et certifie les comptes. Sangaré n’est pas le premier venu. Ancien de PwC, d’EY et de Deloitte en Amérique du Nord et en France, il a été appelé à certifier les comptes des plus grandes sociétés internationales, d’EDF à Glencore, en passant par Areva, L’Oréal, Danone ou Sony.

Dans son rapport d’une centaine de pages, la Commission relève d’abord une sensible augmentation du chiffre d’affaires de l’Asecna : de 245 milliards à 302 milliards de F CFA (un peu plus de 300 millions d’euros) entre 2011 et 2017 ; mais aussi de sa trésorerie : 97,8 milliards de F CFA en 2017 après une chute « inquiétante » en 2015 (27 milliards). Ces bons résultats seraient la conséquence d’une hausse des redevances, en même temps que d’une baisse des charges (rémunérations des dirigeants, notamment).

Mais la Commission recense aussi, et surtout, une série de graves irrégularités comptables, sans donner les noms d’éventuels bénéficiaires et très peu d’indications quant aux délégations concernées (à l’exception de celle de la Centrafrique) : ordres de paiement et règlements en espèces sans justificatifs ; factures, bons de commande et/ou de livraison manquants… La liste est, hélas, loin d’être exhaustive.

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Pour la seule année 2017, le coût de ces détournements a atteint, selon nos calculs, la jolie somme de 15,7 milliards de F CFA. La gestion pour le moins archaïque de l’agence, en particulier son informatisation encore très insuffisante, a sans nul doute favorisé ces dérives. L’insuffisance, voire l’absence, de contrôle interne et de validation hiérarchique, aussi.

L’Asecna a ainsi démarré l’année 2017 avec, dans ses comptes, 7,2 milliards de F CFA d’opérations anciennes (plus de trois ans) mais qui ne sont toujours pas régularisées. Et les douze mois suivants ont été pires encore ! En moyenne, l’agence a versé 11,2 millions de F CFA par jour à des clients « non identifiés et non rattachés à des factures », relève le rapport de la CVC. Soit 4,1 milliards pendant toute l’année 2017 (en 2016, la somme était de 3,77 milliards de F CFA). S’y ajoutent plus de 1,17 milliard de F CFA de règlements dont l’objet ou la facture font fâcheusement défaut.

Autres bizarreries relevées par l’équipe d’Amadou Sangaré : en 2017, plus de 150 transactions figurant dans les comptes de liaison (donc, censés correspondre à des opérations comptables entre entités de l’Agence) ont été « basculées » vers des « comptes débiteurs et créditeurs divers ». Coût : 3,2 milliards de F CFA. Si l’on remonte jusqu’à l’année 2015, on constate, déjà, près de 12,3 milliards de F CFA d’opérations douteuses dans les comptes de l’Asecna.

Incohérences, aberrations et autres insuffisances

Les révélations de la CVC ne concernent pas uniquement les dépenses. Bien que le chiffre d’affaires de l’Asecna ait atteint en 2017 son plus haut niveau depuis plus de dix ans, la Commission s’étonne de certaines « incohérences inexpliquées » et en conclut que ledit chiffre d’affaires a sans doute été sous-évalué, compte tenu de la hausse des redevances aéronautiques en juillet 2016 et de l’évolution du trafic en 2017. Selon la CVC, il existe une forte probabilité (de l’ordre de 50 %) que le manque à gagner avoisine 10 milliards de F CFA. Par an, bien sûr.

En feuilletant les différents rapports, on tombe sur une aberration comptable presque à chaque page : encaissement de frais médicaux passés en double par la paierie, chèques établis en 2014 et 2015 et qui ne sont toujours pas encaissés en 2017, régisseurs qui sont en même temps agents de facturation…

Du coup, les membres de la Commission n’ont donné aucun avis – ni favorable ni défavorable – concernant l’exercice 2017, alors qu’en 2015 et 2016 ils avaient incité le conseil d’administration à délivrer un quitus à l’agent comptable. On peut d’ailleurs se demander pourquoi, puisque, à en croire les documents en notre possession, le rapport 2016 déplorait l’insuffisance des contrôles de caisse en Mauritanie, au Mali et au Bénin, conséquence de « problèmes de détournement constatés pendant plusieurs années ». Il regrettait aussi le non-remplacement de certains caissiers considérés comme « facteurs de risque ».

Des errements dénoncés depuis des années

Ces errements, la Commission les dénonce chaque année depuis au moins 2013. Sans résultat. Elle est donc revenue à la charge en 2017, en insistant auprès de l’Agence sur la nécessité d’en finir avec « une gestion budgétaire balbutiante, peu lisible et risquée » et de privilégier une approche « moderne et performante ».

Où sont passés les milliards de l’Asecna ? Et pourquoi les deux directeurs généraux (statutairement chargés de « mettre en place la structure organisationnelle ainsi que les systèmes et procédures de gestion et de contrôle interne appropriés pour établir des comptes exempts d’inexactitudes significatives »), les agents comptables (« responsables de la fidélité et de la sincérité des comptes »), les contrôleurs financiers et les ministres de la zone, qui tous ont été dûment informés, ont-ils laissé perdurer cette situation inadmissible ?

Par ailleurs, pourquoi l’automatisation de la facturation et la formation des personnels aux nouveaux outils de gestion n’avaient-elles toujours pas été réalisées en 2018 ? Enfin, pourquoi les dirigeants n’ont-ils pas diligenté une enquête pour identifier les responsables des – probables – détournements et retrouver les fonds ? Cela fait quand même beaucoup de questions.

À un an et demi de la fin du mandat de Mohamed Moussa, et alors que la campagne pour sa succession a commencé, il est grand temps que l’ensemble des responsables de l’Asecna, mais aussi les ministres des Transports des dix-sept pays concernés, rendent des comptes. Ils ont toutes les pièces en main. S’ils s’en abstiennent, faudra-t-il considérer leur silence comme un aveu de complicité ?

Des soupçons de fraudes déjà révélés au Sénégal et en Centrafrique

L’an dernier, la presse sénégalaise avait évoqué, en septembre, des détournements de 364 millions de F CFA à Dakar, dont 150 à l’École régionale de la navigation aérienne et du management (Ernam) et, en juin, un détournement de 300 millions de F CFA par un cadre, au travers de fausses factures.

En Centrafrique, c’est le ministre des Transports qui a été accusé en septembre 2018 par les médias locaux d’avoir placé sur son compte personnel pendant plusieurs années plus d’une dizaine de millions de francs CFA en provenance de l’Asecna. Des accusations que l’intéressé a démenties.

Tchadanthropus-tribune avec Jeune Afrique.Com

 

 

 

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