« Ces putschs nous ‘scandalisent’ aujourd’hui alors qu’ils ne surprenaient personne dans les années 70-80 », constate le politologue Issaka Souaré.

En 2020, le Mali ouvrait une saison inédite de putschs sur le continent africain. Le plus récent vient de se produire au Burkina Faso, avec la destitution le 24 janvier du président Kaboré. Entretien avec Issaka Souaré, expert international sur les questions de paix, de sécurité et de gouvernance, et enseignant à l’Université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry. Le politologue guinéen dirige actuellement le Programme Sahel/Afrique de l’Ouest de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).

 

France info Afrique : des militaires sont au pouvoir au Mali, en Guinée et au Soudan. D’autres s’installent au Burkina Faso. Assiste-t-on à une résurgence des coups d’État en Afrique ? 

 

Issaka Souaré : depuis les indépendances, nous sommes à 95 coups d’État réussis, sans compter celui au Burkina Faso. Le premier, en Égypte, s’est produit en juillet 1952. Le dernier putsch en date, exception toujours faite du cas burkinabè, est celui du 5 septembre 2021 en Guinée. Un coup d’État « réussi » étant une prise du pouvoir par des éléments des forces de sécurité ou de défense qui parviennent à le garder pendant au moins une semaine. Dans la décennie 1971-1980, il y a eu 25 coups d’État réussis. Il y en a eu une quinzaine dans chacune des deux décennies suivantes (1981-1990 et 1991-2000). Huit dans la décennie 2000 et, de 2011 à 2020, il y en a eu seulement six. On voit bien que le curseur baisse.

 

D’un point de vue quantitatif, il n’y a donc pas de résurgence. Mais d’un point de vue qualitatif et temporel, force est de constater qu’il y en a une. On s’attendait à dire au revoir aux coups d’État avec la démocratisation, amorcée au début des années 90, et les instruments régionaux condamnant ces prises de pouvoir et qui existent depuis deux décennies sur le continent. Ces putschs nous « scandalisent » aujourd’hui alors qu’ils ne surprenaient personne dans les années 70-80. Toutefois, tout n’est pas sombre car, à côté de ces coups de force, il y a aussi des alternances pacifiques. Ainsi, 30 chefs d’État africains ont été battus aux élections depuis 1990 et une trentaine également a quitté le pouvoir après avoir épuisé leurs mandats constitutionnels.

En 2007, vous publiez « Guerres civiles et coups d’État en Afrique de l’Ouest » (L’Harmattan) où vous expliquez les causes de ces putschs. Sont-elles toujours d’actualité ?

 

En premier lieu, ces coups d’État sont liés à des questions de gouvernance, telle qu’appréciée par la population et les putschistes. Je prends l’exemple de ceux qui ont destitué feu l’ancien président malien, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) : l’intervention des militaires est venue en épilogue à plusieurs semaines de manifestations populaires contre la gouvernance d’IBK. Soit les militaires se sont alignés sur les populations civiles de façon sincère, soit ils ont été opportunistes.

 

Parmi les autres facteurs explicatifs, on retrouve des motivations corporatistes : nombre des 25 coups d’État dans les années 70-80 étaient des contrecoups, c’est-à-dire des militaires qui en chassent d’autres du pouvoir. De même, ces derniers peuvent interférer dans la sphère politique s’ils estiment être négligés dans les avancements en grade au profit de gens moins compétents qu’eux ; ou que leur hiérarchie, composée de généraux, ne se soucie pas d’eux. Cela explique que beaucoup de putschs soient menés par des sous-officiers.

Comme on le voit au Burkina Faso, les conditions de travail des militaires, et plus généralement des forces de sécurité et de défense, comptent beaucoup. D’autres raisons comme les interventions extérieures peuvent être à l’origine de ces coups de force. C’est moins le cas aujourd’hui qu’à l’époque, par exemple, de Bob Denard (mercenaire français impliqué dans de nombreux coups de force en Afrique, NDLR). Tous ces facteurs restent d’actualité, mais les questions de gouvernance prédominent aujourd’hui

 

Quelle est votre analyse des putschs au Soudan et au Tchad ?

 

Au Soudan, l’armée a dominé la vie politique depuis trop longtemps. Comme en Égypte, elle est investie dans beaucoup de domaines clés qu’elle ne compte pas lâcher de sitôt. Quant au Tchad, il y a la question de la famille Déby, et plus largement celle du clan qui n’est pas majoritaire dans le pays. La perte du pouvoir, au profit de quelqu’un d’autre en dehors de cette famille, pourrait être douloureuse pour elle.

 

Les organisations panafricaines se sont dotées de mesures pour empêcher l’arrivée au pouvoir des militaires. Quelles sont celles de l’Union africaine (UA) et de la CEDEAO qui a sanctionné récemment plusieurs pays ? 

 

Deux instruments existent au niveau de la CEDEAO. A savoir le Protocole de mai 1999 relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité et son Protocole additionnel de 2001. Quant à l’Union africaine, elle en compte trois : la Déclaration de Lomé de juillet 2000, l’article 25 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance adoptée en 2007 mais qui est entrée en vigueur en février 2012, et l’article 30 de l’Acte constitutif de l’Union africaine. Dans ce domaine, la CEDEAO est plus avancée que l’UA parce que son protocole additionnel interdit également la modification de la Constitution ou des lois relatives aux élections dans les six mois avant leur tenue.

Comment expliquez-vous la défiance suscitée par les sanctions de la CEDEAO contre Bamako ?

 

C’est le résultat d’une différence d’appréciation de la situation entre les populations et les organisations africaines. Face aux troisièmes mandats en Côte d’Ivoire et en Guinée, la CEDEAO n’a pas agi comme l’espéraient certains citoyens de la sous-région pour qui ce qui s’est passé dans ces pays – il y a eu des morts – était condamnable. Contrairement aux coups d’État, la CEDEAO ne dispose pas d’instruments qui interdisent explicitement ces troisièmes mandats. Elle ne peut s’y opposer que si la modification intervient dans les six mois précédant les élections, comme ce fut le cas au Niger sous Mamadou Tandja en 2009. Le pays avait été alors suspendu de la CEDEAO.

 

Par ailleurs, au Mali, le positionnement de la France est l’un des facteurs qui permet aux militaires de jouer sur la fibre nationaliste. Paris est devenue incohérente sur le Mali parce qu’il y a eu le Tchad : elle accueille le coup d’État chez le second et tape fort sur le premier. A cela s’ajoute les propos des dirigeants français que l’on peut considérer comme paternalistes à l’égard des Maliens. L’incohérence des Français peut être interprétée du côté malien comme étant lié au fait que Bamako se tourne vers la Russie. Tous ces éléments s’ajoutent à l’ignorance du fonctionnement de la CEDEAO et motivent ce ressenti exprimer dans la population malienne et au-delà. Autrement, la position de la France sur les coups d’État est conforme aux instruments de la CEDEAO qui avait pris les mêmes sanctions contre le Mali en 2012. Paris était alors le meilleur allié de ce pays.

 

Que faudrait-il faire pour réduire l’instabilité politique dans des pays qui ont besoin d’Etats forts pour sortir d’abord du sous-développement et, ensuite pour certains, de l’insécurité ?

 

La limitation des mandats peut aider. Sur les 15 membres de la CEDEAO, par exemple, tous ont un article sur la question, sauf la Gambie où le président Barrow vient d’être réélu. Une exception à laquelle il faut ajouter aujourd’hui le Mali, la Guinée et le Burkina Faso dont les Constitutions sont dissoutes. En 2015, la CEDEAO a entamé une démarche dans ce sens après les événements de 2014 au Burkina Faso (les Burkinabè sont descendus dans la rue pour empêcher l’ancien président Blaise Compaoré de s’éterniser au pouvoir en modifiant la Constitution, NDLR). L’interdiction a été proposée mais elle avait été alors mise en échec. Cependant, le chef de l’État ghanéen Nana Akufo-Addo, qui en est aujourd’hui le président en exercice, a relancé le processus. Si la CEDEAO pouvait modifier son Protocole additionnel de 2001 en interdisant les troisièmes mandats, nous aurions alors des leaders qui ne règneraient pas plus de douze ans en Afrique de l’Ouest.

 

Évidemment, dans les pays qui font face aux défis sécuritaires aigus, comme le Mali, le Burkina Faso, le Tchad, voire le Niger ou le Nigeria, il y a lieu de revoir les stratégies de lutte contre les groupes armés qui doivent allier des mesures sécuritaires à des dispositifs politiques et économiques. Il faudra également s’assurer que les forces de défense et de sécurité soient mises dans de bonnes conditions de service, en termes de formation et d’équipement, pour leur permettre de mieux s’acquitter de leur mission de sauvegarde de l’intégrité territoriale de leurs pays et de protection de leurs concitoyens. Par ricochet, les militaires auraient moins d’arguments pour s’immiscer dans la vie politique de leur pays.

 

Tchadanthropus-tribune avec France-Info

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