Une incursion de l’Union des forces de la résistance (UFR) en territoire tchadien depuis la Libye, début février, a été arrêtée par des frappes aériennes françaises, en coordination avec l’armée tchadienne. Cette menace sécuritaire inédite depuis plusieurs années met en relief les fragilités du Tchad et du pouvoir en place.

Que s’est-il passé ?

Du 3 au 6 février 2019, des avions de l’opération française Barkhane ont procédé, à la demande de N’Djamena, à une série de frappes contre un groupe de rebelles tchadiens au Nord-Est du pays. L’Union des forces de la résistance (UFR), une coalition rebelle basée en Libye, entendait selon son porte-parole Youssouf Hamid Ishagh progresser jusqu’à la capitale N’Djamena pour renverser le président Idriss Déby et « mettre en place un gouvernement de transition réunissant toutes les forces vives du pays », projet avorté à la suite de l’intervention française. Ce mouvement majoritairement composé de combattants zaghawa, la communauté du chef de l’Etat, est dirigé par Timan Erdimi, neveu du président qui vit au Qatar et qui avait déjà essayé de renverser son oncle en 2008 d’abord, puis en 2009 après avoir créé l’UFR.

Selon un bilan annoncé dans un communiqué le 9 février 2019 par l’armée tchadienne, « plus de 250 terroristes, dont quatre principaux chefs » auraient été capturés et plus de quarante de leurs véhicules détruits. Un bilan démenti par Ishagh, qui le juge fantaisiste.

L’opposition politique tchadienne a critiqué l’intervention militaire française, la première au Tchad depuis 2008, qu’elle perçoit comme une nouvelle preuve du soutien inconditionnel de la France à Idriss Déby, tout en se disant opposée à une prise de pouvoir par les armes. Ces incursions ont eu lieu au moment où d’autres groupes armés tchadiens s’activent aux frontières et alors que le président est affaibli par une crise économique et une grogne sociale qui traverse le pays depuis plusieurs années.

 En demandant à la France d’intervenir militairement sur son territoire le président Déby a montré qu’il prenait ce risque très au sérieux. 

Pour sa part, Paris assume son intervention, menée « en réponse à la demande des autorités tchadiennes », et la justifie par le souci de préserver la stabilité aussi bien du Tchad que de la sous-région. Les autorités françaises ajoutent que le Tchad est un allié stratégique qui déploie son armée sur plusieurs théâtres d’opérations contre le terrorisme dans le Sahel et le bassin du lac Tchad.

Quel est le lien avec la situation intérieure du Tchad ?

En demandant à la France d’intervenir militairement sur son territoire, pour la première fois depuis 2008, le président Déby a montré qu’il prenait ce risque très au sérieux. Cela tient au contexte intérieur marqué par une colère sociale grandissante, mais aussi aux dissensions croissantes au sein de sa propre communauté, que les rebelles espèrent exploiter.

Le partage des ressources de l’Etat suscite depuis longtemps des tensions parmi les Zaghawa et au sein même de la famille présidentielle. Lors de l’accession au pouvoir de Déby en 1990, des cadres militaires et politiques zaghawa, dont Timan Erdimi et son frère Tom Erdimi, neveux du président, l’aident à organiser un système autocratique fort autour d’un nouveau parti politique, le Mouvement patriotique du Salut (MPS). Timan et Tom ont tous les deux été directeur de cabinet du président avant d’occuper des postes stratégiques – respectivement directeur de la Coton Tchad, alors entreprise publique, et à la tête de projets pétroliers. Mais au début des années 2000, le projet de Déby de réviser la Constitution pour se représenter en 2006 provoque une rupture avec les frères Erdimi, qui se voyaient comme ses successeurs « naturels ». Il en résulte d’importantes défections d’officiers de la garde présidentielle et de hauts cadres de l’administration et la formation de rébellions au Soudan. Plus tard, la famille présidentielle tentera sans succès de réconcilier Idriss Déby et Timan Erdimi.

D’autres événements provoquent des oppositions frontales au sein de la communauté zaghawa. En 2009, son rapprochement avec le Soudan coupe le président d’une partie des membres de son clan qui soutenaient la rébellion au Darfour. Enfin, ces dernières années, l’influence grandissante de l’épouse de Déby, Hinda, issue d’une ethnie arabe et originaire de la région du Ouaddaï à l’Est du pays, et la nomination de ses proches à des postes à responsabilité, engendrent de nouvelles disputes dans la famille d’Idriss Déby.

L’UFR a voulu profiter de ces tensions pour encourager des défections au sein de l’armée, favoriser un soulèvement intérieur et provoquer des retournements d’alliance dans l’entourage du président. Le 6 février 2019, Tom Erdimi, frère de Timan qui vit en exil aux Etats-Unis, a adressé un message vocal en arabe aux militaires tchadiens, pour les appeler à rejoindre les rangs de l’UFR et renverser Déby. « Nous vous appelons à nous rejoindre. Nous ne sommes pas loin… Nous ne voulons pas vous tuer ; nous aussi nous ne voulons pas mourir. Le sang des Tchadiens a déjà trop coulé », a-t-il lancé. Quelques jours plus tard, il faisait écho à une plainte des familles de soldats lorsqu’il ajoutait dans une communication audio : « on envoie mourir les soldats tchadiens à l’étranger sans honneur et sans argent pour leurs familles ».

Bénéficiant d’un soutien fort au sein d’une partie des Zaghawa, les Erdimi ont aussi eu, à un moment donné, de bonnes relations avec des hommes politiques et des intellectuels du reste du pays, y compris du Sud. Alors que beaucoup de Zaghawa craignent que leur influence et leurs intérêts soient menacés et qu’ils puissent être la cible de violences une fois le président Déby parti ou décédé, les Erdimi promettent s’ils devaient arriver au pouvoir de les sécuriser et aussi d’ouvrir une période de transition et d’y associer des non Zaghawa. Mais une grande partie de la population tchadienne rejette un nouveau renversement par la force et les tentatives de l’UFR d’agréger à leur mouvement un consortium de mécontents plus large n’ont pas été fructueuses.

L’incursion est partie de la Libye et l’UFR a des soutiens dans la région du Darfour au Soudan. En quoi la situation dans ces deux pays est-elle liée aux évènements récents au Tchad ?

Cette crise intervient dans un contexte géopolitique régional particulier. En Libye, le Maréchal Khalifa Haftar essaie de rebattre les cartes stratégiques en menant une offensive majeure sur les villes du Sud du pays, ce qui met sous pression les groupes rebelles tchadiens qui évoluent dans cette zone. Au Soudan, le président Omar el-Béchir, qui a tissé une alliance avec Déby en 2009, est apparu affaibli par des mois de soulèvements populaires.

Comme d’autres groupes rebelles tchadiens, notamment le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), le Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR) et l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), l’UFR est installée au Sud de la Libye depuis son expulsion du Darfour, à l’Ouest du Soudan, par Khartoum en 2010. Ces groupes ne sont pas d’accord sur les stratégies à adopter, sont divisés par des lignes de fractures ethniques et des ambitions personnelles et sont même entrés en compétition. Leurs combattants s’adonnent à divers trafics et travaillent parfois comme mercenaires pour des milices libyennes.

 Bien que la situation sécuritaire semble s’être normalisée au Tchad, l’appel à l’aide de Déby à la France montre que l’armée tchadienne, souvent présentée comme une armée forte, a aussi ses faiblesses. 

 

L’incursion de l’UFR au Tchad a sans doute été précipitée par l’offensive lancée mi-janvier par l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar qui cherche à étendre son emprise dans le Sud de la Libye. Si le porte-parole de l’UFR affirme que l’entrée de ses combattants dans le Nord du Tchad était prévue de longue date et n’a aucun lien avec l’opération de l’ANL, d’autres membres du groupe reconnaissent que la pression exercée par les forces d’Haftar les a poussés à passer la frontière promptement.

L’opération La colère du désert lancée le 20 janvier 2019 par l’ANL vise officiellement à combattre les terroristes, les bandes criminelles et les groupes armés étrangers qui sévissent dans la région. Bien que les alliances dans la guerre civile en Libye fluctuent constamment, l’UFR a un moment été proche des milices de Misrata et des brigades de défense de Benghazi, des mouvements rivaux d’Haftar. Proche de Paris et surtout allié stratégique de N’Djamena dans la région, Haftar a souvent frappé les positions des rebelles tchadiens au Sud du pays. Il est possible que son avancée vise, entre autres objectifs, à les affaiblir davantage.

Dans les années 2000, des insurrections armées contre Déby à partir du Darfour, alors en proie à une guerre civile, ont, à deux reprises, atteint N’Djamena et failli le renverser. Depuis la signature d’un accord de paix entre N’Djamena et Khartoum fin 2009, el-Béchir a cessé de soutenir les groupes rebelles tchadiens, y compris l’UFR de Timan Erdimi. Toutefois, l’UFR conserve des contacts étroits avec des groupes darfouris, notamment le Mouvement pour la justice et l’égalité, et certains de ses combattants continuent de faire la navette entre la Libye et le Soudan. Si le pouvoir d’el-Bechir était menacé, l’accord entre les deux pays, qui repose in fine sur la parole des deux présidents, le serait aussi. Cela dit, bien que la situation reste précaire après des mois de manifestations, el-Béchir semble toujours bénéficier de l’appui des forces de sécurité.

Quelles sont les perspectives et quels risques peut-on identifier ?

Comme en 2008, la France est intervenue militairement pour soutenir les autorités tchadiennes et le président Déby. Si la plupart des Tchadiens rejettent toute prise de pouvoir par la force et condamnent les incursions des groupes rebelles sur leur territoire, beaucoup critiquent en même temps le soutien de la France et de la communauté internationale en général au pouvoir en place. Il est vrai que jusqu’ici, les acteurs internationaux n’ont pas réussi à exercer une pression suffisante sur les autorités tchadiennes pour les pousser à engager un dialogue politique véritablement inclusif.

Bien que la situation sécuritaire semble s’être normalisée au Tchad, l’appel à l’aide de Déby à la France montre que l’armée tchadienne, souvent présentée comme une armée forte, a aussi ses faiblesses. Selon plusieurs officiers rencontrés par Crisis Group, l’armée, présente sur plusieurs théâtres d’opérations (au Mali, dans les pays de la région du Lac Tchad et sur plusieurs fronts intérieurs dont le Tibesti, frontalier avec la Libye) est surmenée et certains soldats sont gagnés par une forme de démotivation. Celle-ci a été accentuée par les coupes dans les indemnités des soldats opérées ces dernières années (jusqu’en décembre 2018) pour faire face à la crise financière consécutive à la chute des cours du pétrole. Dans un tel contexte, les groupes comme l’UFR vont sans nul doute continuer à encourager les désertions. Plus généralement, ces évènements mettent en question la solidité du pouvoir tchadien qui repose principalement sur l’armée, et soulignent la fragilité de ce pays dirigé par l’« homme fort » de la région.

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