Le nouveau procureur de la Cour pénale internationale prendra ses fonctions le 16 juin. Bien connu sur le continent, le Britannique y compte des soutiens importants… et quelques détracteurs.

Pendant un an, Karim Khan a parcouru l’Irak, rassemblant preuves et témoignages susceptibles d’être un jour retenus contre des responsables du groupe État islamique (EI). En mars dernier, alors que le pape François se préparait à arpenter les ruines de la ville de Mossoul, dont l’EI avait fait son fief, l’avocat britannique d’origine pakistanaise, conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU, annonçait même le lancement d’un dialogue interreligieux à travers le pays.

Il n’y participera pourtant pas. Début mai, après avoir remis son dernier rapport à António Guterres, Karim Khan a quitté sa résidence ultra-sécurisée de Bagdad. Direction La Haye, où il prêtera serment le 16 juin prochain pour devenir le troisième procureur de la Cour pénale internationale (CPI).

Le « candidat de l’Afrique »

Il a été élu en février dernier, au terme de longs mois de négociations et d’un discret lobbying mené entre La Haye et New York. Un temps écarté du processus de sélection, ce spécialiste du droit pénal international a remporté, au deuxième tour, 72 voix sur 123. Bien loin du consensus dont avaient bénéficié ses prédécesseurs, Luis Moreno Ocampo et Fatou Bensouda. Il aura toutefois pu compter sur l’appui du plus grand groupe régional d’États-parties à la CPI : l’Afrique.

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La majorité des 33 pays du continent qui ont ratifié le statut de Rome, acte fondateur de la CPI, a en effet soutenu la candidature du Britannique. Et c’est d’ailleurs un ressortissant du tout premier pays à avoir intégré la Cour qui l’a convaincu de se présenter : le Sénégalais Adama Dieng, conseiller spécial de l’ONU pour la prévention du génocide. C’est aussi lui qui a rédigé la lettre de recommandation adressée à la Cour, qui l’a « coaché » et qui a porté à bout de bras la campagne de son protégé.

Lorsque la candidature de Karim Khan est écartée du processus de sélection, plusieurs pays du continent (dont la Côte d’Ivoire, le Liberia et le Kenya) appellent à élargir la liste des noms présélectionnés. Finalement repêché, Karim Khan manque de peu d’être choisi comme un candidat de consensus par le groupe africain. Seul Maurice, engagé dans un bras de fer avec la Grande-Bretagne au sujet de l’archipel des Chagos, s’oppose à sa candidature.

LE SÉNÉGALAIS ÉVOQUE LE PROFESSIONNALISME DE SON PROTÉGÉ, SON « LEADERSHIP » ET SA FORTE PERSONNALITÉ

Karim Khan a pourtant hésité à se présenter. La tâche est immense et il le sait. Décriée, jugée illégitime et menacée par les grandes puissances, la CPI peine à tenir les promesses de justice et d’égalité sur lesquelles elle a été fondée. La Cour et le bureau du procureur sont en outre confrontés à de sérieux problèmes de gouvernance. Et puis, neuf ans, c’est long, se dit Karim Khan. « Il avait besoin de savoir dans quoi il s’embarquait avant de prendre sa décision », confie l’un de ses proches. Le prestigieux poste peut-il pour autant se refuser ?

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D’autant que l’avocat sait qu’il a plusieurs cartes à jouer pour gagner le soutien des États-parties. Charismatique, orateur hors pair, il est bien connu dans le « petit » monde du droit pénal international. « C’était la personne avec le meilleur profil, l’homme qu’il fallait pour le poste », se félicite Adama Dieng. Comme beaucoup, le Sénégalais évoque le professionnalisme de son protégé, son « leadership » et sa forte personnalité. « Sa technicité, sa connaissance du système juridique et son expertise en droit pénal international le classent parmi les meilleurs », ajoute un juriste de la CPI.

« C’est l’un des nôtres »

Surtout, le Britannique est connu dans nombre de pays africains. Outre Adama Dieng, il est proche de plusieurs grands noms de la justice pénale internationale sur le continent. Il en a rencontré certains lorsqu’il était conseiller juridique au sein du bureau du procureur au Tribunal spécial pour le Rwanda (TPIR), comme le Gambien Hassan Jallow ou feu le Camerounais Bernard Muna.

Par la suite, en tant qu’avocat de la défense à la CPI et président de l’association des avocats qui siègent à la Cour, il a su nouer des relations solides avec ses pairs, notamment africains. En 2018, il devient d’ailleurs ambassadeur mondial de l’Association du barreau africain.

IL A BEAU ÊTRE EUROPÉEN, IL A QUELQUE CHOSE DE PAS TOUT À FAIT OCCIDENTAL

Au sein d’une Cour souvent accusée de rendre une « justice de Blancs », son humilité joue en sa faveur. « C’est un homme qui ne s’embarrasse pas du protocole et qui peut parler à tout le monde, raconte l’avocat camerounais Charles Taku, lui aussi habitué des juridictions internationales. Les vestiges du colonialisme planent encore au-dessus de nos têtes. Mais nous avons confiance en Karim : c’est l’un des nôtres. »

« Il a beau être européen, il a quelque chose de pas tout à fait occidental. Quand il a une relation avec vous, il prend le temps de l’entretenir. Et ça, culturellement, c’est très important », abonde le délégué d’une représentation ouest-africaine à New York.

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Fils d’un dermatologue et d’une infirmière qui, dans les années 1980, partaient à l’étranger une fois par an pour y soigner bénévolement les habitants de zones reculées, au Pakistan, en Inde ou en Gambie, il n’a rien du procureur européen typique auquel on aurait pu s’attendre. Il est britannique, c’est indéniable : par sa mère, par son enfance passée en Grande-Bretagne, par sa formation au sein du prestigieux King’s College de Londres et par son accent. Il est même, depuis 2011, conseiller de son Altesse royale. Quoi de plus british ?

PETIT BLANC À ISLAMABAD, PAKI DANS LES RUES DE LONDRES

Mais Karim Khan Asad Ahmad est aussi pakistanais par son père. Il a même enseigné le droit islamique. « Petit Blanc » à Islamabad, « Paki » dans les rues de Londres, enfant musulman scolarisé dans une école catholique, il sait ce que « minoritaire » veut dire. Membre de la communauté ahmadi, un courant de l’islam né au Pendjab ciblé par des discriminations et des violences au Pakistan, il sait aussi ce que « persécution » veut dire.

Un personnage clivant

Est-ce de là que lui viennent son engagement et sa force de caractère ? Déterminé et ambitieux, il est aussi l’un des candidats qui se sont exprimés le plus fermement sur la nécessité de réformer la CPI. « Nous ne pouvons pas nous voiler la face et risquer de continuer à tenir des promesses creuses », a-t-il lancé aux États-membres, le 10 décembre dernier. « Je ne suis pas là pour promettre tel nombre de condamnations ou d’ouverture d’enquêtes », a-t-il poursuivi, appelant à sélectionner les affaires avec plus de rigueur. Il sait que les échecs successifs du bureau de la procureure, à commencer par l’acquittement de Laurent Gbagbo, ont terni un peu plus l’image de la Cour.

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« Je ne suis pas sûr que les gens comprennent à quel point les choses vont changer à la CPI. Avec lui, la rupture est assurée », assure Alain Werner. Ce proche de Karim Khan a travaillé avec lui en tant que conseil des parties civiles dans le procès de « Douch », tortionnaire du régime des Khmers rouges, au Cambodge. L’avocat suisse décrit un homme « puissant », une « machine de guerre » et un bourreau de travail. « Il a hérité d’un des postes les plus compliqués au monde mais il a une envie réelle de laisser une trace positive, ajoute Warner. Pour arriver à ses fins, il n’hésite pas à déplaire. Il n’a pas peur de se faire des ennemis. »

CE COUP D’ÉCLAT A PERMIS À TAYLOR DE BÉNÉFICIER D’UNE MEILLEURE DÉFENSE

Au cours de ses vingt-huit années de carrière, c’est sûr, Karim Khan ne s’est pas fait que des amis. Deux épisodes distincts illustrent ce fort caractère. Le premier se déroule à La Haye, au premier jour du procès de l’ancien président libérien, Charles Taylor, devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, le 4 juin 2007. L’accusé est absent et Karim Khan, en dépit des injonctions de la juge – qui l’accuse de flirter avec l’outrage à la Cour – refuse de représenter son client et quitte la salle d’audience. Le procès ne reprendra que six mois plus tard, avec de nouveaux avocats.

« La défense manquait cruellement de moyens pour un cas d’une telle ampleur, explique aujourd’hui une source proche du dossier. Pour finir, ce coup d’éclat a permis à Taylor de bénéficier d’une meilleure défense, même s’il a finalement été condamné [à cinquante ans de prison, le 30 mai 2012]. »

L’épisode kényan

Le deuxième épisode concerne l’un des procès les plus emblématiques de la CPI : celui du vice-président kényan, William Ruto. Poursuivi pour crimes contre l’humanité, il est défendu par Karim Khan et son procès se solde, en 2016, par un non-lieu. Ce dossier sera marqué par des accusations de subornation de témoins. Pour George Kegoro, alors président de la Commission kényane des droits humains, cela ne fait aucun doute, Karim Khan fait « partie du problème ». « Les dirigeants kényans ont diabolisé la société civile et ont utilisé Karim Khan pour diriger leurs attaques », accuse-t-il.

« La position de Karim Khan, qui critiquait violemment ceux qu’il considérait comme des adversaires de son client, pourrait avoir joué un rôle dans la construction d’un climat politique hostile à la Cour », dénonçaient en janvier dernier une vingtaine d’ONG africaines, en tentant de faire barrage à sa candidature. « Le rôle joué par Karim Khan dans ce dossier fait de lui un candidat totalement inadapté pour le poste », abonde George Kegoro.

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Une autre source proche du dossier va plus loin. « La véritable question qui se pose, c’est celle de la subornation de témoins dont Ruto est soupçonné. Est-ce que Karim Khan, en tant qu’avocat de la défense, a eu accès à certaines informations ? » Dans le milieu des organisations internationales, beaucoup s’interrogent. Certains se demandent également si Karim Khan est capable de défendre des victimes, lui qui a bien souvent été du côté de la défense : celle de Charles Taylor bien sûr, mais aussi celle du Congolais Jean-Pierre Bemba, du Libyen Seïf el-Islam Khadafi et de plusieurs chefs rebelles du Darfour.

Ses proches, eux, rappellent son travail –­ souvent bénévole et lié à l’Afrique – aux côtés des victimes d’un prêtre xavérien accusé de viols en Sierra Leone, de crimes commis pendant la guerre civile dans le pays ; en faveur des communautés kipsigi et talai au Kenya, lorsqu’elles demandaient réparation au titre de violations de leurs droits pendant la période coloniale… Karim Khan a également été l’avocat du Camerounais Félix Agbor-Bala Nkongho, qui risquait la peine capitale devant un tribunal militaire de Yaoundé pour avoir accusé l’armée d’exactions commises en zone anglophone.

L’arrivée de Karim Khan à La Haye ne va donc pas manquer d’ébranler une administration souvent décrite comme « sclérosée ». Ici non plus, il risque de ne pas se faire que des amis. Mais ce musulman pratiquant n’en a cure : comme il aime à le dire, « le seul ami dont on puisse avoir besoin, c’est Dieu ».

Jeune Afrique.Com

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