Que se passe-t-il ?  Dans les régions sahéliennes du Bahr el-Ghazel et du Kanem, au Tchad, la colère de la jeunesse s’intensifie. L’impunité pour les exactions commises contre leurs ressortissants et le discours officiel assimilant tous les jeunes qui partent en Libye à de futurs rebelles creusent le fossé entre autorités et population.

Principales conclusions

En quoi est-ce significatif ?  La détérioration des relations entre des pans de la jeunesse sahélienne et les autorités tchadiennes, conjuguée à la crise économique, risque de nourrir les insurrections hors des frontières du Tchad, notamment au Sud de la Libye – précisément le phénomène que le gouvernement entend combattre.

Comment agir ?  Pour sortir de cette relation de défiance, les autorités doivent éviter les amalgames entre émigration et rébellion et substituer aux politiques actuelles qui restreignent la liberté de mouvement une politique d’encadrement qui n’exclut pas les contrôles. Elles devraient aussi tenir pour responsables les auteurs d’exactions, même proches du pouvoir.

Synthèse

Depuis 2016, les tensions montent entre l’Etat tchadien et la jeunesse du Bahr el-Ghazel (BEG) et du Kanem, dans le centre du pays. Elles sont alimentées par la crise économique et par des exactions commises par des individus considérés comme proches du pouvoir contre des ressortissants de ces régions. Une perception d’impunité génère un profond sentiment d’humiliation chez les jeunes. En outre, les restrictions de mouvements imposées aux habitants, dont beaucoup partent vers le nord et en Libye pour trouver du travail, exacerbent ce ressentiment. La colère gagne du terrain

au sein de la jeunesse et pourrait nourrir les insurrections hors des frontières. Pour regagner la confiance des jeunes du BEG et du Kanem, les autorités devraient démontrer leur capacité à juger et à sanctionner les auteurs d’exactions, même lorsqu’ils gravitent autour du pouvoir. Elles devraient aussi se garder de cultiver l’amalgame entre migrants et futurs rebelles et assouplir les restrictions de mouvements.

Elles devraient enfin, avec l’aide de leurs partenaires, tenter de redynamiser l’économie d’une région qui se vide de sa jeunesse. Alors qu’au Tchad, l’attention internationale se concentre sur Boko Haram et sur les conflits actuels entre l’armée tchadienne et les groupes d’autodéfense Toubou

(Téda) dans les montagnes du Tibesti, au Nord, le centre suscite peu d’intérêt. Régions semi-désertiques situées dans la bande sahélienne, le Kanem et le Bahr el-Ghazel ont pourtant eu dans l’histoire récente une trajectoire politique singulière. Si aucune rébellion n’a pu y prospérer, elles ont en revanche été de grandes pourvoyeuses de combattants pendant les guerres civiles des années 1970 et 1980. Encore aujourd’hui, des rébellions tchadiennes basées au Sud de la Libye comptent dans leurs rangs quelques milliers de ressortissants du Kanem et du BEG. Pour une partie de la jeunesse, la rébellion n’est plus forcément un moyen d’accéder au pouvoir mais davantage un vecteur d’ascension sociale dans des sociétés très inégalitaires. Comme jadis le pouvoir colonial, les gouvernements successifs à N’Djamena ont tenté de s’appuyer sur les élites locales pour conserver le contrôle sur ces régions perçues comme indociles. Au BEG, les élites économiques et politiques Kréda, communauté majoritaire dans la région, entretiennent des relations privilégiées avec l’État et jouent ce rôle de promoteur, voire de représentant du parti au pouvoir. Mais ces dernières années, leur message d’apaisement à destination de la jeunesse est de moins en moins audible.

La colère gagne du terrain tandis qu’une série d’incidents graves impliquant des proches des cercles au pouvoir ont récemment touché des ressortissants du BEG et du Kanem. Le viol d’une jeune fille du Kanem par des fils de dignitaires tchadiens, ou encore l’attaque armée par des Zaghawa (l’ethnie du président) d’un convoi de prisonniers majoritairement issus de ces régions, ont notamment marqué les esprits et eu un fort écho médiatique. Si des responsables ont été poursuivis, certains ne purgent pas leur peine et d’autres n’ont pas été inquiétés. Face à la multiplication de ces exactions et à l’impunité dont bénéficient certains de leurs auteurs, une partie de la jeunesse du BEG et du Kanem dit se sentir humiliée.

Sensibles politiquement, ces régions figurent aussi parmi les plus pauvres du Tchad. Les indicateurs de malnutrition ou de santé maternelle et infantile au BEG et au Kanem n’ont cessé de se dégrader depuis vingt ans et comptent parmi les plus mauvais du pays. La crise financière qui frappe le Tchad depuis 2014 affecte particulièrement les populations de ces régions. Outre la chute des cours du pétrole et une faible production agropastorale en 2017/2018, l’évolution négative du contexte sécuritaire régional entrave l’économie locale. Dans ces zones enclavées très dépendantes des échanges commerciaux avec les pays voisins, l’instabilité régionale et la fermeture des frontières du Tchad avec le Nigéria dès 2014, avec la Libye de manière intermittente et moins étanche depuis janvier 2017, et épisodiquement avec le Soudan portent un nouveau coup dur aux revenus des populations.

Alors que le BEG et le Kanem sont depuis longtemps des régions à très forte émigration, la dépression économique, les crispations politiques à l’oeuvre et la ruée vers l’or depuis 2012 notamment vers le Tibesti, ont récemment poussé de plus en plus de jeunes hommes vers le Nord du Tchad et les pays voisins, en particulier en Libye. Dans un contexte sécuritaire tendu au Tibesti depuis août 2018 et plus généralement en raison du développement des rébellions tchadiennes au Sud de la Libye, les autorités du pays perçoivent, de façon exagérée, l’augmentation de ces départs comme un mouvement massif d’adhésion aux rébellions. L’État tchadien et les autorités locales ont choisi l’option sécuritaire en durcissant et en multipliant les contrôles à l’extrême Nord du pays et dans la bande sahélienne. Mais ces dispositifs de sécurité présentent de sérieuses limites. En effet, bien que les craintes de l’État soient en partie fondées, le discours des autorités locales assimile trop souvent une majorité des jeunes partis trouver du travail en Libye à de futurs rebelles, creusant encore davantage le fossé entre ces populations et l’État.

A l’instar d’autres régions sahéliennes du Tchad, le BEG et le Kanem font face à des problèmes structurels profonds qu’il sera difficile de régler à court terme. Mais un certain nombre de mesures pourraient être prises afin de désamorcer les tensions avant qu’elles n’atteignent un seuil critique. Les autorités tchadiennes devraient notamment : S’assurer que les auteurs de crimes, a fortiori ceux qui sont perçus comme proches du pouvoir, ne puissent pas utiliser la solidarité communautaire ou des soutiens politiques pour échapper à la prison, comme ce fut le cas par le passé. Cela implique de mettre en oeuvre l’une des recommandations formulées par le comité créé pour proposer une série de réformes sur l’organisation de l’État tchadien, dans son rapport final rendu en novembre 2017 : à savoir que si la diya (prix du Sang) ou les autres formes traditionnelles de règlement des différends peuvent être utilisées pour régler certains litiges, elles « ne devraient pas faire obstacle à l’action publique [car] la responsabilité pénale est individuelle et non collective ».

Adopter un ton plus mesuré dans la communication publique en évitant les raccourcis entre migrants et futurs rebelles et substituer aux politiques actuelles qui restreignent la liberté de mouvement d’une population sahélienne traditionnellement mobile, une politique d’encadrement qui n’exclut pas pour autant des mécanismes de contrôle, notamment d’identité et des véhicules, pour vérifier par exemple l’absence d’armes à bord. Pour répondre aux besoins d’une population affectée par la crise économique, les bailleurs de fonds du Tchad devraient

Rééquilibrer et étendre le portefeuille de projets afin de ne pas concentrer l’aide exclusivement sur le lac Tchad et de ne pas négliger les régions voisines comme le Kanem et le BET.

Doter les organisations internationales chargées du suivi des migrations, telle que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), de davantage de moyens pour mieux comprendre les dynamiques migratoires au Tchad et les besoins des populations tentées par l’émigration, dont les jeunes de la bande sahélienne, et mieux prendre en charge les personnes retournées. En effet, alors que l’attention internationale et notamment européenne se focalise sur les phénomènes de migration vers l’Europe, avec un soutien financier international important consenti au Niger et au Soudan, les migrations de Tchadiens vers les pays voisins sont peu documentées.

Nairobi/Bruxelles, 5 décembre 2018

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