Au Tchad, l’ambassade de France s’active en coulisses pour faire accepter son nouvel allié, le président du conseil militaire de transition, Mahamat Idriss Déby. Plusieurs représentants associatifs et membres de mouvements d’opposition joints par Mediapart assurent que les diplomates français ont tenté de les convaincre de cesser leurs manifestations contre la junte militaire.

Officiellement, la France a (un peu) haussé le ton vis-à-vis de la junte qui a pris le pouvoir au Tchad, le 20 avril. Quelques jours après avoir adoubé publiquement son chef Mahamat Idriss Déby, Emmanuel Macron s’est fendu d’un communiqué pour condamner « avec la plus grande fermeté » la répression de manifestations par le nouveau régime. Au moins cinq manifestants avaient été tués dans les défilés condamnant la prise de pouvoir par un conseil militaire de transition hors de tout cadre constitutionnel.

Face aux critiques croissantes sur le choix du fils du défunt président Déby pour prendre la tête de cette transition, Emmanuel Macron avait également assuré qu’il était favorable à une « transition pacifique, démocratique et inclusive » et non « un plan de succession ».

C’est donc plutôt confiant que Mahamat Zène Cherif s’est rendu à l’ambassade de France, le mercredi 28 avril, invité par le conseiller de l’ambassade chargé des affaires intérieures. « Pour donner suite au revirement de Macron, nous avions beaucoup d’espoir », raconte le porte-parole du Forum des organisations de la société civile du Tchad (Foscit), opposant à la junte et partisan d’une transition civile.

Une heure d’entretien a douché ses espoirs. « Le conseiller nous a fait savoir que les manifestations n’aboutiraient à rien et que nous ferions mieux d’aller siéger dans les nouvelles instances. Qu’au lieu de faire des manifs on ferait mieux d’accompagner le CMT [conseil militaire de transition – ndlr]. On était très déçus, parce que, pour nous, la France était un modèle de démocratie », confie Mahamat Zène Cherif.

Comme lui, d’autres figures de la société civile tchadienne ont été reçus par les services de l’ambassade de France à N’Djamena, ces dernières semaines. Mediapart a pu joindre huit Tchadiens, militants associatifs ou défenseurs des droits humains, ayant participé à des rencontres à l’ambassade entre le 28 avril et le 5 mai. Ils décrivent une chancellerie déterminée à soutenir le conseil militaire de transition dirigé par le fils Déby et s’activant en coulisses pour convaincre des figures de l’opposition de calmer leurs troupes.

Cet activisme, s’il n’est pas nouveau au Tchad, tranche avec les positions publiques d’Emmanuel Macron sur la nécessaire refondation des relations entre Paris et les pays du continent africain.

Contactée par Mediapart, l’ambassade dément toute pression, préférant qualifier ces rencontres de « contacts permett[a]nt de prendre en compte les points de vue divers de la société tchadienne ».

« Faire avec » le conseil militaire de transition

Comme Mahamat Zène Cherif, Léopold Rongone nourrissait beaucoup d’espoirs avant de se rendre à l’ambassade. Membres de la même organisation de la société civile, ils avaient sollicité un entretien avec Emmanuel Macron lors du passage du président français à N’Djamena en avril, afin de « lui exposer tous les problèmes que subissent les Tchadiens ». On leur avait fait savoir que le président n’avait pas le temps mais que l’ambassade pourrait les recevoir la semaine suivante.

Reçus autour de quelques bouteilles d’eau (pour ceux qui n’observaient pas le ramadan) dans le bureau du deuxième conseiller de l’ambassade, Guillaume Delenda, les représentants du Forum ont commencé par exposer leurs griefs. Parmi leurs motifs d’inquiétude : les violences commises par les forces de l’ordre. La petite délégation en a fait l’expérience concrète, réduite à quatre après que l’un de ses membres, le rappeur Ray’s Kim, a été blessé par balle lors de la manifestation du 27 avril.

Lors d’une manifestation à N’Djamena (Tchad), le 27 avril 2021. © Issouf SANOGO / AFP

Ses membres ont aussi et surtout rappelé leur refus de reconnaître le conseil militaire de transition arrivé au pouvoir par un coup d’État après la mort d’Idriss Déby. Ils n’ont pas exactement trouvé oreille attentive. « Le conseiller nous a dit clairement qu’il ne pouvait rien y faire, qu’il fallait faire avec. C’était ses mots : “Faire avec” », se souvient Léopold Rongone.

Pour l’ambassade, contactée par Mediapart, nul mystère : ces rencontres s’inscrivent dans le cadre classique d’une « relation bilatérale riche et dense », et ces contacts sont un moyen de « prendre en compte les points de vue divers de la société tchadienne » et de « clarifier au besoin la position officielle de la France ».

Selon les huit témoignages recueillis par Mediapart, pourtant, la chancellerie ne s’est pas contentée de « clarifier » ses positions et de réaffirmer son soutien à la junte. Elle s’est posée comme interlocutrice privilégiée de cette dernière, endossant un étonnant rôle d’intermédiaire.

« Le deuxième conseiller nous a dit que, si le CMT nous tendait la main, on n’allait pas la refuser ; qu’il fallait venir siéger au conseil national de transition [l’organe prévu pour remplacer l’Assemblée nationale – ndlr] », explique Mahamat Oumar Ibrahim, représentant de la Coordination nationale des jeunes pour la paix et le développement au Tchad (CONAJEPDT), reçu le 5 mai à l’ambassade. « Ils nous ont encouragés à entrer dans les différentes institutions de la transition et nous ont dit qu’ils pouvaient faire passer nos messages » à la junte, confirme Mahamat Zène Cherif.

Les membres du futur conseil national de transition seront nommés par le chef de la junte. La France aurait-elle suffisamment d’influence pour intervenir dans ces nominations ? Pour une figure respectée du monde associatif tchadien, le fondateur de la Convention tchadienne de défense des droits de l’homme, Mahamat Nour Ibedou, cela fait peu de doute. Lui a été reçu par l’ambassadeur en personne, accompagné du deuxième conseiller, « qui prenait des notes »« Ils ont sous-entendu que je pourrais entrer dans ce futur conseil, rapporte-t-il. Ils ne l’ont pas dit explicitement, mais j’ai eu l’impression que si j’avais dit : “Casez-moi là ou là”, ils auraient sauté sur l’occasion. »

Interrogée sur ces étonnants conseils livrés à des acteurs politiques tchadiens, l’ambassade assure qu’elle ne « formule[e] pas de conseils », mais rappelle que la France soutient « une transition apaisée, faisant une place à toutes les composantes de la société tchadienne ».

Calmer les manifestants

Mais le sujet le plus sensible pour la chancellerie, d’après les témoignages recueillis par Mediapart, semble être celui des manifestations. Échaudés par le soutien affiché de Paris au fils Déby, quelques militants tchadiens s’en sont pris, lors des manifestations, à plusieurs symboles : drapeaux français brûlés, stations Total endommagées…

« Ils voulaient me parler des manifestations au cours desquelles des militants avaient brûlé des drapeaux français et avaient dit préférer un partenariat avec les Russes. J’ai compris que cela inquiétait l’ambassadeur, qui n’a pas été très diplomate avec moi », explique Mahamat Nour Ibedou. Selon lui, l’ambassadeur est allé plus loin encore : « Il voulait que je dise à mes camarades de la coordination d’arrêter les manifestations pour un temps. »

Trois autres représentants associatifs tchadiens confirment que leurs interlocuteurs à l’ambassade de France leur ont demandé de suspendre les manifestations contre la junte. C’est par exemple le cas de Younous Ali Yacoub, du Forum des organisations de la société civile, selon qui le deuxième conseiller de l’ambassade a « dit d’abandonner les manifestations et de passer au dialogue, et que la rue n’était pas une solution parce que nous n’allions pas gagner le rapport de force ».

Deux autres représentants joints par Mediapart affirment qu’il ne leur a pas été demandé explicitement de suspendre les manifestations mais que c’est ce qu’ils ont tout de même retenu de la position française, à l’image du président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme, l’avocat Max Loalngar : « Je ne dirais pas que le conseiller qui m’a reçu ait contesté notre droit à manifester. Mais il a semblé nous appeler à la pondération. C’était, comme d’habitude, un langage très diplomatique : “C’est votre droit de manifester, mais laissez une chance au gouvernement…” » Le même conseiller a rappelé l’avocat deux jours plus tard afin, semble-t-il, de connaître ses intentions et celles de son mouvement pour les journées de mobilisation à venir.

Interrogée sur ce sujet par Mediapart, l’ambassade de France a souhaité « démenti[r] les rumeurs faisant état de pressions en vue d’annuler une manifestation ».

Les ingérences françaises sur la scène politique tchadienne ne sont pas nouvelles. Elles tranchent néanmoins avec les promesses – répétées – de refondation des relations avec le continent africain du président Macron. En novembre 2017, face à un parterre d’étudiants de l’université de Ouagadougou, il avait eu cette tirade : « Je suis d’une génération où on ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire, quelles sont les règles de l’État de droit, mais où partout on encouragera celles et ceux qui, en Afrique, veulent prendre leurs responsabilités, veulent faire souffler le vent de la liberté et de l’émancipation. »

Tchadanthropus-tribune avec Mediapart

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