Neveu de l’ex-président Idriss Déby, Abderrahmane Hassan Déby Itno a procuré aux autorités de la transition tchadienne un jet d’affaires long-courrier leur permettant de multiplier les rendez-vous diplomatiques.

À N’Djamena, ce discret homme d’affaires était déjà incontournable dans les marchés publics.

Paris, Kigali, Oyo, Kinshasa, Riyad, Luanda : depuis la mort d’Idriss Déby en avril, les émissaires du Conseil militaire de transition (CMT) dirigé par son fils Mahamat Idriss Déby, dit « Kaka« , enchaînent les visites aux chefs d’État africains et étrangers, dans l’espoir d’engranger de précieux soutiens diplomatiques. Cette frénésie de déplacements officiels est grandement facilitée par un neveu et intime du président défunt, Abderrahmane Hassan Déby Itno, alias « Bedey« . Ce prospère homme d’affaires a mis à disposition, pour ces voyages, un jet d’affaires long-courrier Embraer Legacy 600.

Émissaires VIP

L’appareil, qui arbore encore la livrée blanc et or de son précédent opérateur, la société hongkongaise Jet Solution Aviation Group, a réalisé son premier vol au départ de N’Djamena – pour une destination inconnue – le 23 avril, trois jours seulement après l’annonce de la mort d’Idriss Déby à la suite d’une offensive du groupe rebelle FACT. Mais « Bedey » préparait depuis plusieurs mois son arrivée : il a créé en octobre Haking Air, la société tchadienne au nom de laquelle l’appareil est enregistré sous l’immatriculation TT-DFB. Les remous politico-diplomatiques consécutifs à la disparition du maréchal-président ont assuré un décollage immédiat à la jeune société. Dès le 5 mai, Abdelkrim Idriss Déby dit « Kerimo« , demi-frère de « Kaka » et influent directeur adjoint de son cabinet civil, a pris place à bord de l’appareil, pour sa première tournée diplomatique africaine. Commencée à Kigali, où l’émissaire a été reçu par Paul Kagamé, celle-ci s’est poursuivie à Luanda chez João Lourenço, puis à Kinshasa (où il a remis un message destiné à Félix Tshisekedi), et enfin Oyo, fief du chef de l’État congolais Denis Sassou Nguesso, avec lequel il s’est longuement entretenu.

Quelques jours plus tard, le 17 mai, c’est le premier ministre de transition Albert Pahimi Padacké qui empruntait l’appareil pour se rendre à Paris au sommet des économies africaines organisé par Emmanuel Macron pour s’entretenir, le lendemain, avec son homologue Jean-Yves Le Drian. C’est toujours à bord du Legacy de Haking Air qu’Albert Pahimi Padacké s’est rendu au sommet de la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEAAC), à Brazzaville, les 3 et 4 juin. Quelques jours plus tard, il laisse la place au ministre des affaires étrangères Mahamat Zène Chérif, qui s’envole vers Riyad pour rencontrer, le 17 juin, le ministre d’État saoudien chargé des affaires africaines Ahmed Kattan. Depuis, d’autres vols ont eu lieu vers Riyad, Djeddah, Khartoum et Djouba, sans qu’il soit possible de les lier à des missions diplomatiques. A N’Djamena, l’appareil de Haking Air est quasiment considéré comme un avion officiel : il ne stationne pas sur le tarmac de l’aéroport civil, au sud de la piste, mais sur la base aérienne 172 « Sergent-chef Adji Kosseï », côté nord. Cette emprise militaire abrite, outre une partie de la flotte gouvernementale et de l’armée tchadienne, le quartier général et une partie des moyens aériens de la force française au Sahel, Barkhane.

Concurrence aérienne

Un voyageur VIP manque toutefois à la liste des passagers de Haking Air : Mahamat Déby lui-même. Logique : ce dernier emprunte la flotte présidentielle, notamment le Boeing 737 « VIP » immatriculé TT-ABD, qui l’a conduit à Paris du 4 au 7 juillet pour une rencontre avec Emmanuel Macron. Surtout, « Bedey » est loin d’être seul sur le créneau des vols VIP au bénéfice du premier cercle du chef de l’État. Un autre appareil, un petit Hawker 900XP (TT-DAB), est lui aussi utilisé pour les missions diplomatiques sensibles, comme l’envoi d’une délégation à Tripoli le 18 avril (AI du 07/05/21), ou encore pour ramener le président de la Commission de l’Union africaine (UA) Moussa Faki de N’Djamena à Addis-Abeba le 22 avril. Si l’appareil arbore sur son fuselage l’insigne de la République du Tchad, il est cependant de facto contrôlé par un autre fidèle d’Idriss Déby : le maire d’Amdjarass (fief de l’ex-président) et homme d’affaires Aboud Hachim Bouder, qui le met régulièrement à disposition de l’État. Le jet a longtemps été utilisé quasi exclusivement pour le compte de la troisième et très influente épouse d’Idriss Déby, Hinda Déby Itno, ex-première dame du Tchad.

Les émissaires tchadiens peuvent aussi faire appel aux services de brokers privés comme RJM Aviation, société dirigée par le Français Thierry Miallier et qui a assuré durant plusieurs années certains déplacements aériens d’Idriss Déby (AI du 03/02/20).

Pilotes namibiens dans le cockpit

Abderrahmane Hassan Déby Itno a confié la direction de Haking Air à Youssouf AnouSouleyman Saley et à un citoyen namibien, Albun Neil Armstrong, nommé directeur des opérations. Ce dernier a officié de 2008 à 2019 chez Air Namibia, où il volait sur l’Embraer ERJ-135 (plateforme sur laquelle est basée le Legacy) ainsi que sur Airbus A320 et A330, et où il a un temps dirigé le syndicat des pilotes de ligne. Les difficultés d’Air Namibia, placé en liquidation en février, ont facilité le recrutement de deux autres de ses ex-pilotes, Vishwesh Jha et Patrick Schaubode, par Haking Air.

BTP, passeports, mines d’or : Bedey sur tous les fronts

L’aviation d’affaires n’est qu’une corde supplémentaire à l’arc de Mahamat Hassan Itno Déby. Fondé en 2002, son groupe Société générale de commerce, de construction et de transport (Sogect), actif dans l’agriculture, l’élevage et l’import-export, s’est surtout taillé une place enviable sur le créneau des marchés publics de BTP. L’un de ses principaux donneurs d’ordres est la Direction générale des grands travaux et affaires présidentielles qui lui a confié, pêle-mêle, plusieurs chantiers à Bongor (stade, hôtel, marché couvert), la réalisation de villas de prestige, d’un hôpital et d’un marché à Kalaït, ainsi que d’innombrables contrats d’adduction d’eau ou de raccordement électrique. Autre client majeur : le ministère de la défense, qui lui a fait construire des bâtiments pour la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), le corps prétorien du régime – que « Kaka » a dirigé à partir de 2014 -, mais aussi des casernes à Kalaït. Des stades (dont celui de Doba, financé par les revenus tirés du pipeline Tchad-Cameroun), des hôpitaux, des bâtiments aéroportuaires, ou encore des sièges de sociétés publiques, complètent ce vaste carnet de commandes.

Mais les Tchadiens connaissent surtout la Sogect pour le très polémique contrat de fabrication des passeports, cartes d’identité et permis de séjour biométrique qui avait été attribué au groupe en 2011. Lorsque l’État avait dénoncé ce contrat de concession trois ans plus tard, « Bedey » avait adressé un courrier au ministre de l’administration territoriale et de la sécurité du territoire – avec copie au président – pour réclamer près de 34 milliards de francs CFA (51 millions d’euros) de dédommagement. La société civile s’était emparée de cette « affaire Sogect », y voyant une manœuvre pour enrichir le clan Déby aux dépens du trésor public.

« Bedey » s’intéresse aussi au potentiel aurifère du nord du Tchad. Il passe ainsi pour être l’un des actionnaires cachés de la Sogem (Société des recherches géologiques et minières), attributaire de trois permis de recherche d’or dans les zones de Tchaga et de Miski, et d’un permis d’exploitation au Tibesti. De ce fait, la Sogem est très courtisée par les investisseurs étrangers attirés par le métal jaune. Le groupe turco-qatari Barer Holding s’était ainsi rapproché de Sogem en 2019, en vue d’une alliance capitalistique. L’affaire en est restée au stade des intentions, et Sogem est désormais allié à GMIA Minerals, dirigé par le Sud-africain Albert Matthews. En février 2020, ces deux entreprises avaient signé, en présence d’Idriss Déby, un mémorandum d’entente avec la Société nationale des mines et de la géologie (Sonamig) pour l’exploration de la zone de Batha.

Des technicals pour le Darfour 

Bedey s’affaire aussi au-delà du Tchad. La Sogect et son PDG ont ainsi été cités dans les rapports 2008 et 2009 du panel d’experts des Nations unies sur le Soudan, à propos de leur rôle présumé dans l’importation à N’Djamena et Khartoum de 4×4 Toyota à partir de Fujaïrah (Émirats arabes unis). Ces véhicules auraient été destinés in fine au Justice and Equity Movement (JEM), groupe armé darfouriens alors soutenu par Idriss Déby, pour être transformés en technicals, ces pick-up armés très utilisés dans toutes les guerres sahéliennes. L’affaire n’a pas eu de suite, mais l’Agence nationale de sécurité (ANS) tchadienne avait tenté d’arrêter l’un des membres du panel qui enquêtait sur ce dossier.

Tchadanthropus-tribune avec la lettre du Continent

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