Trois semaines après son lancement, l’offensive du maréchal Haftar contre Tripoli piétine au Sud de la ville, sur les mêmes positions acquises au début.

Une chronique d’Ali Bensaad, Professeur Des Universités (Institut Français de Géopolitique de Paris, Université Paris 8 Vincennes Saint Denis)

L’enlisement était pourtant prévisible. Par intérêt géostratégique ou par choix idéologiques, les puissances régionales et internationales qui ont misé sur Haftar ont cru bon occulter le potentiel de rejet qu’il suscite dans une partie importante du pays. A lui seul ce rejet explique pourtant une part importante de cet enlisement. Dès qu’elle fut lancée, l’offensive de Haftar sur Tripoli a eu comme premier effet-retour d’unir contre lui les différentes factions de la Tripolitaine qui ont remisé les conflits, nombreux, qui les opposaient. Mais cette attaque a vu aussi s’unir contre lui des acteurs qui vont au-delà de ses traditionnels ennemis. Certains d’entre eux reconnaissaient même le nécessaire octroi d’une place importante au Maréchal pour aider à la stabilisation. Cela qui ne signifiait pas pour autant cautionner sa vision autoritaire et ses velléités putschistes. L’attaque de Tripoli est venue les leur rappeler. Elle est aussi venue rappeler le manque de fiabilité de Haftar dans ses engagements et doucher ceux qui pensaient pouvoir lui tendre la main. L’offensive, déclenchée à une semaine de la tenue de la conférence nationale a ainsi été perçu comme une tentative de couo d’Etat  Emiratis et Saoudiens avaient préparés le terrain en actionnant les réseaux salafistes et en s’achetant des ralliements mais autant ceux-ci que le mécontentement grandissant en Tripolitaine contre l’incurie du gouvernement, n’ont pu être convertis en allégeance à Haftar comme lui-même et ses soutiens ont pu le croire. Mais il est aussi probable que cette attaque contre Tripoli, depuis longtemps envisagée, ait souffert d’avoir été précipitée par les évènements dans l’Algérie voisine. Ceux-ci offraient l’opportunité de laisser plus de champ en Libye aux puissances régionales soutenant Haftar. En retour un positionnement fort, rapidement, en Libye était conçu par ces mêmes puissances comme une façon de peser dans la transition algérienne en se positionnant dans sa proximité géographique. L’approche autoritaire qui a présidé à l’offensive a pesé également dans la conduite des opérations avec des dépassements qui lui ont aliéné des soutiens dont certains étaient acquis. L’offensive a ainsi eu comme effet retour de coaliser un important nombre de forces disparates dont le coagulent fut l’hostilité à Haftar et qui, structurellement, ont compromis l’offensive.

La Tripolitaine : une hostilité renforcée contre Haftar

Ainsi, à l’échelle de la région tripolitaine, Haftar a perdu des alliés alors que d’autres ont été neutralisés en même temps que l’offensive a sorti des acteurs de leur réserve. Les Amazighs qui, depuis la fin de la guerre « fajr » de 2014 et le début du processus de Skhirat en 2015, avaient pris leur distance avec Tripoli puis observé une attitude de neutralité voire d’hostilité passive à l’égard de Serradj et de son gouvernement, n’ont pas hésité à mobiliser leurs groupes armés à ses côtés pour contrer Haftar. Les prétentions de ce dernier les ont contraints à lever leurs réserves à l’égard de Serradj. Leurs villes de montagne comme Nalut ont été le lieu de manifestations massives pour dénoncer cette offensive. Pour les Amazighs, aux préventions contre le risque de militarisation du pouvoir et d’établissement d’une dictature, s’ajoute celles à l’égard de l’affirmation arabiste de l’autoproclamée armée de Haftar. Les Zintanes, autre puissance politico-militaire en Tripolitaine et potentielle alliée de Haftar et qui l’a été effectivement sur le terrain lors de la guerre de fajr en 2014, s’est mobilisée également pour l’essentiel aux côtés de Serradj. Haftar qui s’est assuré l’appui de notabilités de la communauté et comptait sur leur influence, calculait également que son offensive contraindrait les milices Zintanies à se ranger une nouvelle fois à son côté. Mais Serradj avait réalisé une bonne prise de guerre, il y’a plus d’un an, avec le ralliement du chef militaire Zintani El Djouili. Celui-ci avait été ministre de la défense du premier gouvernement nommé par le CNT (Conseil National de Transition) et avait joué un rôle de conciliation lors de la guerre de Fajr notamment avec les milices rivales de Misrata. En le nommant Gouverneur militaire de la région Ouest qui s’étend de Tripoli à la frontière tunisienne avec ce que celle-ci offre comme ressource, Serradj s’est assuré, dans le sillage d’El Djouili, le ralliement de l’essentiel des forces militaires Zintani regroupées dans le dit « conseil militaire ». Celles-ci n’ont donc pas hésité à se joindre aux côtés des milices tripolitaines décevant les attentes qu’avaient nourries Haftar au travers de ses contacts avec des notables Zintanis. L’attaque de Haftar a également eu pour conséquence de reléguer les tensions qui étaient apparues entre le Zintani El Djouili et les Amazighs qui s’étaient vus dépouillés par celui-ci des ressources de la frontière. Les deux combattent aux côtés de Serradj. L’autre Zintani sur lequel comptait Haftar, Imed El Taraboulsi, a suivi le même chemin. Sa milice qui s’était installée au Sud-Ouest de Tripoli en profitant des combats qu’il y avait eu en août-septembre 2018 entre les milices de Tarhouna et celles de Tripoli, était entrée en conflit avec ces dernières alors que le ministre Misrtati de l’intérieur, Fethi Bachagha, souhaitait également la chasser lui reprochant des pratiques délinquantes. C’était un des points d’appui possible de Haftar pour sa conquête de Tripoli. Mais au final Imed El Taraboulsi a choisi le camp de Serradj pour s’inscrire dans le mouvement dominant contre Haftar et pour pouvoir conforter et faire reconnaitre sa nouvelle assise territoriale. Au final, seule une milice zintanie, celle de Mokhtar Fernane, s’est jointe à Haftar.   Le « conseil » dit « social », conseil de notables, par le truchement duquel les Emiratis et Haftar ont tenté de rallier les Zintan, s’est également manifesté explicitement en faveur de l’offensive de Haftar. Mais il finit par la condamner dès la deuxième semaine lorsque, pour tenter de forcer l’enlisement de ses troupes, Haftar a intensifié les bombardements qui ont touché des civils et sont venus rappeler sa brutalité. Ouarchefennah qui avait donné les premiers noyaux en Tripolitaine de l’autoproclamée armée de Haftar et qui constituait une enclave avancée aux portes de Tripoli et une menace, avait été neutralisée en novembre 2017 en en payant un prix fort. Elle est restée en retrait de cette offensive.

Haftar et ses soutiens régionaux avaient trop présumé sur les possibles ralliements en Tripolitaine. Ils n’auront eu comme appui dans la région que les milices de Tarhouna qui avaient déjà tenté pour leur propre compte de s’attaquer aux milices de Tripoli ainsi que deux des trois milices de Gueryane, retournées par les Emirtis et qui ont permis que Gueryane serve de base à l’attaque de Tripoli.

Tripoli : une profonde recomposition politico-militaire

A l’intérieur même de Tripoli, l’intense travail d’influence et de retournement mené par les Saoudiens et Emiratis n’a pas pu être traduit en ralliements à Haftar. L’Arabie saoudite a ainsi actionné les réseaux salafistes madkhalis qui sont influents dans des milices tripolitaines dont la plus importante, Er Rada’e de Abdreaouf Kara. Le guide Rabie El Madkhali fut mobilisé personnellement et est intervenu directement par vidéoconférence auprès de ses adeptes tripolitains. Les réseaux d’influence émiratis, souvent à coup de gros chèques, ont fait un travail efficace de retournement auprès de milices, d’hommes d’affaire et de politiques (jusqu’au sein même du conseil présidentiel) s’assurant des allégeances importantes qui auraient pu servir de relai à Haftar. Mais celles-ci n’ont pu être converties en soutien à ce dernier. Celui-ci demeure en effet un butoir et une sorte de ligne rouge qu’aucune reconversion ne saurait franchir. La milice « révolutionnaires de Tripoli » dont les dirigeants sont passés, après une lutte interne mortelle, sous influence émiratie, n’a pour autant pas basculé dans le camp de Haftar. Il en est de même pour l’autre milice importante de Tripoli, Er Rada’e de Abdreaouf Kara sous influence Madkhalie. Les deux milices, avec certes des défections qui se manifestent plutôt comme une mise en réserve, sont engagées aux côtés du gouvernement de Serradj. Au rejet de Haftar, s’ajoute l’hétérogénéité des composantes des milices qui complique l’obtention et la garantie d’allégeances mais aussi le poids du localisme qui court-circuite les alignements idéologiques comme l’illustre le cas de la milice ErRada’e où l’ancrage local à Souk El Djoumoua (banlieue de Tripoli) pèse plus que l’obédience salafiste madkhali de certains de ses chefs.

Par ailleurs, l’arrivée de milices de toute la Tripolitaine (l’Ouest libyen) en renfort à Tripoli, a modifié radicalement le rapport de forces au sein de la ville et pourrait résoudre une des contradictions de celui-ci. Jusqu’à la veille de l’attaque de Haftar, la ville était sous la domination exclusive de 4 formations miliciennes, toutes exclusivement de Tripoli. Cette domination locale sur une ville-capitale a créé un déséquilibre et une tension avec les autres régions et leurs formations miliciennes auxquelles était fermé l’accès à la capitale avec ses ressources politiques et économiques. Ce fut une des causes de l’affrontement entre ces milices et celles de Tarhouna qui avaient attaqué la ville en août-septembre. En plus de neutraliser les possibles velléités de rapprochement avec Haftar au sein de ces milices de Tripoli, l’arrivée de milices en dehors de la ville casse leur monopole et ouvre plus le champ politique. Elle contraint Serradj à sortir du microcosme de pouvoir local dans lequel il s’est enfermé avec les milices de la ville. Les milices de Misrata, retrouvent une part, même limitée, de leur influence sur un pouvoir qu’ils ont fortement contribué à stabiliser et où ils ont été marginalisés. C’est ainsi un Misrati qui a été nommé à la coordination des opérations de défense de Tripoli quoiqu’il s’agisse d’une coordination souple. Même si elles sont rentrées dans la bataille, les forces misraties ont d’abord négocié la place qu’elles estiment légitime s’agissant de la plus grande force politique et militaire de l’Ouest libyen. Leur apport a été essentiel pour repousser l’attaque de Haftar. Cependant, elles n’ont envoyé en renfort qu’une partie de leurs forces. Ce qui marque une prudence nourrie par l’expérience de la bataille de Syrte en 2016 où les Misratis ont jeté toutes leurs forces dans la bataille de Syrte contre Daech, la payant de 700 morts et 3000 blessés , pour, au final, se retrouver relativement marginalisés.  Mais cet engagement partiel indique aussi qu’il reste une marge de forces mobilisables contre Haftar en cas d’aggravation du conflit.

L’attaque de Haftar et l’alliance sacrée qui s’est faite contre lui a également permis et légitimé le retour d’une partie des islamistes radicaux chassés de Tripoli en 2017 comme Salah Badi de Misrata. Il semblerait que les éléments radicaux les plus compromis comme les BDB (Brigades de Défense de Benghazi) aient été mis à l’écart. Venus plus tardivement à la bataille, ces islamistes radicaux n’occuperaient pas de positions importantes qui leur auraient permis de se refaire militairement. Leur retour signe toutefois l’interdépendance du binôme Islamistes radicaux/ Pouvoirs autoritaires et la possible reprise d’influence des premiers en cas de radicalisation du conflit.

Mais le fait marquant de cette recomposition du champ politique induite par l’attaque de Haftar, c’est l’émergence du ministre de l’intérieur misrati, Fethi Bachagha qui s’est taillé une stature rivalisant voire éclipsant quelque peu Serradj et les membres du conseil présidentiel et qui lui ouvre les perspectives d’un destin national. Il apparait comme l’homme qui, après avoir tenu un discours de conciliation et tendu la main à Haftar, est aujourd’hui l’homme déterminé de l’organisation de la résistance à celui-ci tout en cherchant à tisser des alliances à l’Est qui contournent Haftar. Il a également été, depuis sa nomination comme ministre de l’intérieur en septembre 2018, celui qui a tenté de diminuer du pouvoir des milices de Tripoli et les a affrontées et qui, aujourd’hui collabore avec elle dans une position de force. Il a surtout renforcé sa position en parvenant à être le médiateur entre les différentes factions de la ville de Misrata qui était gagnée par la division et le doute

Vers une radicalisation et une régionalisation du conflit

Cet enlisement est l’augure d’une intensification et d’une aggravation des combats mais surtout de leur régionalisation. Haftar et les puissances régionales qui ont soutenu voire impulsé son offensive n’ont plus que le choix du volontarisme guerrier, ne pouvant se résoudre à revenir à un processus politique que l’offensive avait justement pour objectif prioritaire de saborder et qui signifierait une défaite qui scellerait la prétention de Haftar à un destin national.

Tchadanthropus-tribune avec Mondafrique

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