Après avoir retiré sa candidature, l’opposant et ancien ministre s’est lancé dans une campagne pour le boycott de l’élection présidentielle. Il espère ainsi mettre la pression sur le président sortant, Idriss Déby Itno, sans grande illusion…

À quelques mètres du paisible jardin où Saleh Kebzabo reçoit, quelques coups de sifflets retentissent. Des cris jaillissent de trois ou quatre minibus pleins à craquer de jeunes partisans du Mouvement patriotique du salut (MPS, au pouvoir). Certains agitent des drapeaux aux couleurs bleu, jaune et blanc, d’autres suivent en moto, soulevant nuages de poussière et sourires des passants. Puis le petit cortège s’éloigne et l’étonnant silence de N’Djamena en campagne électorale reprend ses droits.

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Aujourd’hui, le MPS ne poussera pas la provocation jusqu’à organiser un rassemblement dans le terrain vague qui s’étend en face de la résidence de Saleh Kebzabo, dans le 6e arrondissement de la ville. Tranquille, à portée de plongeon d’une piscine vide, l’opposant de 73 ans peut siroter une boisson fraîche sans craindre le vacarme des haut-parleurs, à l’ombre et à l’abri des 38 degrés de la capitale tchadienne.

Consignes de boycott

Voici cinq jours, sa journée avait été moins paisible. Entouré de ses militants, il avait rejoint aux premières heures de la matinée la Bourse du travail de N’Djamena pour prendre la tête d’une marche appelant au boycott de l’élection présidentielle du 11 avril prochain. Sur les dents pour prévenir d’éventuels « troubles à l’ordre public », la police et ses unités anti-émeutes avaient contrecarré ses plans et, quelques heures après le début des rassemblements, procédé à plusieurs arrestations, non sans avoir tiré quelques grenades lacrymogènes.

C’est paradoxal de dire à nos électeurs de ne pas voter pour moi et de ne pas voter du tout ».

« On a respiré du gaz mais il fallait le faire. Il faut que nous mettions la pression et que nous essayions d’instaurer un rapport de force entre Idriss Déby Itno et l’opposition », affirme Saleh Kebzabo. « Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de match. Le MPS est sur un boulevard », déplore-t-il, plaidant pour « monter en intensité » avant l’échéance du 11 avril et, pourquoi pas, « forcer Déby Itno à faire marche arrière ». Ce 26 mars, l’opposant du Léré prendra ainsi la route de Bongor et de sa région, le Mayo-Kebbi Est, où plusieurs réunions sont prévues avec les militants de son parti, l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR).

Un mot d’ordre : faire passer la consigne de ne pas aller voter ou de déposer dans l’urne un bulletin nul afin de faire chuter le taux de participation à l’élection, faute de pouvoir empêcher sa tenue. En d’autres termes : ne surtout pas valider un choix en faveur de Saleh Kebzabo lui-même. S’il s’est retiré du scrutin à la dernière minute le 1er mars après l’affaire Yaya Dillo Djerou, le nom de l’opposant figure en effet toujours sur la liste officielle des candidats à la magistrature suprême.

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« C’est une situation particulière et paradoxale qui nous oblige à faire campagne pour dire à nos électeurs de ne pas voter pour moi et de ne pas voter du tout », reconnaît-il. « Cela nous coûte presque aussi cher que si nous faisions une campagne traditionnelle », sourit encore l’ancien candidat à la présidentielle (en 1996, 2001 et 2006).

« Deux samedis déterminants »

La stratégie du boycott permettra-t-elle de semer suffisamment d’embûches sur le boulevard qui s’étend devant le MPS dans les deux prochaines semaines ? L’opposition tente en tout cas de s’unir et Saleh Kebzabo multiplient les rencontres avec l’ancien ministre Mahamat Ahmat Alhabo (la dernière ayant eu lieu le 24 mars) ou Succès Masra, son cadet des Transformateurs, très actif à travers médias et réseaux sociaux.

Une nouvelle manifestation est prévue le samedi 27 mars à N’Djamena, avant une seconde dans la même ville une semaine plus tard, tandis que divers meetings de moindre envergure devraient se tenir entre les deux événements. « Les deux prochains samedis vont être déterminants », espère l’opposant. Mais le défi reste de taille et, il le sait, les troupes de l’opposition avancent en ordre dispersé, en particulier depuis la disparition de l’Alliance pour la victoire, éphémère coalition ayant un temps fait espérer une candidature unique face à Idriss Déby Itno.

Idriss Déby Itno ne bougera pas d’un iota si on ne lui impose pas un rapport de force ». 

« Cette alliance était une idée portée par Mahamat Ahmat Alhabo, à qui j’avais promis mon soutien comme candidat unique car je pensais qu’il était mieux placé que moi pour l’élection, rappelle Saleh Kebzabo. Mais cela ne s’est pas passé comme prévu. Alhabo a finalement renoncé à y aller et plusieurs partis se sont entendus pour choisir comme candidat Théophile Bebzoune Bongoro. Or, ce dernier, sans le juger trop sévèrement, ne fait à mon sens pas le poids, notamment en matière d’expérience. C’est la raison pour laquelle je me suis désengagé de l’alliance pour porter seul ma candidature, avant de me retirer totalement du scrutin le 1er mars ».

« Je crois que l’opposition était prête à rassembler ses forces derrière Alhabo et moi. C’est une occasion perdue », déplore-t-il encore.

Un président « intouchable »

Croit-il, comme l’a affirmé Succès Masra à la sortie d’une rencontre avec le président le 16 mars, qu’Idriss Déby Itno pourrait lâcher du lest et organiser un dialogue politique national ? « Je connais le président par cœur et je le pratique depuis trente ans. Il ne lâchera rien. C’est illusoire de penser qu’il va bouger d’un iota sans qu’on lui impose un rapport de force, lequel n’existe pas vraiment aujourd’hui. »

On va avoir une élection « Covid », à huis clos et à l’abri des regards »

« Je l’ai moi-même encore rencontré en 2018, officiellement, alors que j’étais chef de file de l’opposition [un poste occupé aujourd’hui par Félix Romadoumngar Nialbé, candidat à la présidentielle]. J’avais une feuille de route claire et une liste de questions que nous avons abordées. Mais, finalement, il n’y a pas eu grand-chose à en tirer. Idriss Déby Itno ne veut rien concéder, même sur les dossiers les moins sensibles, comme l’accès de l’opposition aux médias publics », raconte l’ancien journaliste (notamment passé par Jeune Afrique).

Alors que l’après-midi avance, Saleh Kebzabo nous signale qu’il va devoir nous quitter. Après la prière de l’après-midi qu’il s’apprête à honorer, une réunion l’attend à dix minutes de son domicile, au siège de son parti, où ses lieutenants doivent faire le point sur les prochaines échéances pro-boycott. L’ancien ministre des Affaires étrangères prend toutefois quelques minutes pour déplorer le manque d’implication de la communauté internationale à l’approche d’une élection qu’il qualifie de « mascarade » favorisée par une « militarisation » de la vie politique.

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Que faut-il attendre sur le plan diplomatique d’ici le 11 avril ? « Rien, rien et rien », tranche-t-il. « Tant que la situation au Sahel est ce qu’elle est, Déby Itno semble intouchable. Ces temps-ci, l’ambassadeur de France ne nous rencontre pas lui-même mais dépêche un conseiller, l’ONU et son représentant pour l’Afrique centrale sont absents du pays et l’Union européenne n’est pas beaucoup plus impliquée. Il n’y a que l’Union africaine qui effectuera une mission d’observation lors du scrutin, ce qui est sans intérêt », explicite-t-il, avant de conclure, dans un sourire : « On va avoir une élection « Covid », à huis clos et à l’abri des regards ».

Tchadanthropus-tribune avec Jeune Afrique

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