Déjà très investie en Libye et en Centrafrique, la Russie pourrait être tentée de s’immiscer dans le jeu tchadien à la faveur de la transition. Une perspective qui inquiète Paris, après la multiplication de messages « anti-français » en marge des manifestations à N’Djamena de ces derniers jours.
Si l’ambassadeur russe à N’Djamena, Aleksandr Chvykov, se fait discret depuis le décès d’Idriss Déby, la diplomatie russe n’en suit pas moins de près la situation dans la capitale tchadienne. Déjà implantée en Libye au nord, en Centrafrique au sud et à l’Est au Soudan, Moscou observe avec intérêt les premiers jours du Conseil militaire de transition (CMT), bien qu’aucune visite d’officiels russes à N’Djamena ne soit prévue pour l’instant. A Moscou, le dossier est supervisé par le vice-ministre russe des affaires étrangères en charge de l’Afrique, Mikhail Bogdanov, et le directeur Afrique du ministère, Vsevolod Tkatchenko.
Bien qu’Idriss Déby ait fait le déplacement à Sotchi pour participer au sommet Russie-Afrique de 2019, Moscou reste à ce jour très peu implantée au Tchad. En dépit de quelques contacts informels initiés en 2018, le Kremlin ne possède qu’un entregent limité auprès du Palais rose. L’URSS avait néanmoins tissé une relation étroite avec le pays sous la présidence de François Tombalbaye (1960-1975). Un lien « historique » sur lequel pourrait tenter de s’appuyer Moscou pour reconquérir N’Djamena, alors que les relations entre les deux capitales se sont tendues depuis cet hiver. Principale raison de ce coup de froid : la Centrafrique.
Crispations sur la RCA
L’origine du différend remonte à l’offensive rebelle de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) à Bangui en décembre. Au plus fort de la crise, plusieurs proches du président centrafricain Faustin Archange Touadéra – activement soutenu par la Russie – avaient dénoncé la présence de « combattants tchadiens » dans les rangs des rebelles du CPC, suscitant une pluie de démentis à N’Djamena. L’ambassadeur russe à Bangui, Vladimir Titorenko, n’avait quant à lui pas hésité à multiplier les sorties pour dénoncer le rôle du Tchad auprès des rebelles centrafricains. Fin mars, le diplomate avait ainsi regretté que « les forces de la CPC utilisent le Tchad comme base arrière ». Une déclaration qui avait suscité l’ire des autorités tchadiennes. Dans ce contexte pour le moins délicat, la marge de manœuvre de la diplomatie russe pour avancer ses pions au Tchad apparaît donc limitée. Le rappel prévu de Vladimir Titorenko pourrait néanmoins déjà constituer un premier signe d’apaisement envoyé par Moscou à N’Djamena.
Tensions sur la Libye
Depuis le décès d’Idriss Déby le 20 avril, un autre dossier vient également envenimer la relation entre N’Djamena et Moscou : la Libye. Plusieurs gradés tchadiens aujourd’hui en poste au sein du CMT ne décolèrent pas contre le général Khalifa Haftar, largement appuyé par la Russie. Initialement opposés à l’Armée nationale libyenne (ANL), les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) s’y étaient alliés en 2018 et avaient mené plusieurs offensives à ses côtés.
L’incapacité de l’homme fort de l’Est à empêcher le raid du FACT en territoire tchadien mi-avril a été particulièrement mal perçue à N’Djamena, et ce, bien qu’Haftar n’ait toujours exercé qu’une autorité très relative dans le Fezzan : le FACT n’a ainsi ni consulté ni même informé l’ANL de ses projets d’offensives. Pour autant, les services tchadiens restent persuadés que Khalifa Haftar ne pouvait ignorer un tel dessein et était au courant des préparatifs du groupe rebelle depuis plusieurs semaines.
Idriss Déby avait un temps trouvé en Haftar un allié de circonstance pour contenir l’activisme de certains groupes rebelles tchadiens actifs dans le Sud libyen. En retour, N’Djamena avait notamment fermé les yeux sur les légions de combattants soudanais qui gagnaient la Libye en traversant le nord du Tchad pour grossir les rangs de l’ANL. L’ancien président tchadien s’était néanmoins très tôt inquiété des débâcles successives d’Haftar après son offensive sur Tripoli de 2019. En juin 2020, le Palais rose avait ainsi déjà fait part de sa crainte à plusieurs de ses partenaires de voir un retour par centaines de combattants tchadiens présents sur le théâtre libyen (AI du 25/06/20).
Équipements russes sur financements émiratis
La descente du FACT a été d’autant plus mal vécue à N’Djamena que les rebelles qui faisaient route vers la capitale tchadienne étaient équipés avec de l’armement pris sur les arsenaux de l’ANL.
Sur ce point, un détail a particulièrement alerté les gradés du CMT : parmi le matériel saisi par le FACT en Libye figurait un lot de missiles anti-char Kornet acheté pour Haftar en Russie par les Émirats arabes unis en janvier 2021. Un équipement flambant neuf qui demande une certaine maîtrise. Si le FACT était arrivé jusqu’à N’Djamena, ces missiles lui auraient donné un avantage décisif contre la division de chars lourds dont la mission est de protéger la capitale et les principaux centres de pouvoir. Objet d’interminables spéculations, un éventuel soutien du groupe paramilitaire russe Wagner au FACT n’est en revanche étayé par aucun élément factuel à ce jour.
Présence russe dans le Sud Libyen
La société russe est néanmoins bien présente dans le Sud libyen, comme l’avait détaillé Africa Intelligence dans une enquête publiée en août 2020. Une trentaine d’hommes de Wagner avait notamment pris cet été ses quartiers sur les hauteurs d’Oubari, à quelques encablures du mont Tendi. Deux autres détachements du groupe privé russe s’étaient pour leur part installés à proximité des champs pétroliers de Sharara et Al Fil, tenus depuis février 2019 par des milices ayant fait allégeance à Khalifa Haftar. Dans cette zone particulièrement instable où les alliances avec les milices locales sont très fluctuantes, les hommes de Wagner ont été en contact étroit avec le commandant affilié à l’ANL Saad Buewena. Issu de la puissante tribu des Ould Souleyman, il est appuyé dans la région par l’imposante katiba 116 ainsi que les katiba 128, 205 et liwa 12. Celles-ci ont elles-mêmes un temps collaboré avec certains éléments du FACT.
Ce dernier avait notamment une base arrière à Jufra, dans le Fezzan, où une partie de ses combattants défaits a trouvé refuge ces derniers jours. Après avoir été aperçu depuis le 4 mai à Sebha et Oum Al Aranib, le chef du FACT Mahamat Mahdi Ali serait de nouveau de retour à Jufra. Il pourrait tenter dans les prochains jours de regagner Benghazi.
Avancée masquée ?
Dans ce contexte délicat pour la diplomatie russe et face à la méfiance des nouveaux maîtres de N’Djamena, Moscou pourrait donc dans un premier temps tenter d’avancer masquer, selon une méthode déjà utilisée en Centrafrique voisine, laboratoire de la nouvelle stratégie africaine de Moscou. A Bangui, la Russie s’était notamment rapprochée à moindre coût de plusieurs ONG et organisations locales pour mener la bataille médiatique en surfant sur le ressentiment contre l’action de la France dans le pays.
Les services occidentaux scrutent ainsi de près l’activisme d’organisations « panafricaines » proches de Moscou, à l’instar d’Aimons notre Afrique (ANA), ONG très active en RCA. Plusieurs d’entre elles pourraient ainsi profiter des mouvements de protestation en cours au Tchad pour tenter de prendre pied dans le pays. Alors que les manifestations contre le CMT se sont multipliées avec leur lot de messages hostiles à la France, le scénario d’un rapprochement de la Russie avec des figures à la tête de la contestation inquiète plusieurs chancelleries. Parmi les mouvements les plus actifs figure notamment Wakit-Tama, une initiative citoyenne qui prend de plus en plus d’ampleur. Plusieurs figures de l’opposition vivement opposées au gouvernement de transition se montrent également de plus en plus critiques vis-à-vis de Paris, comme le leader des Transformateurs, Succès Masra.
Ces derniers jours, les principaux relais médiatiques de Moscou en Afrique francophone n’ont pas manqué d’épingler le rôle de la France au Tchad, dénonçant « le soutien de la France à un coup d’État militaire ». C’est notamment le cas de Sputnik, qui a consacré l’épisode du 6 mai de son émission « Le Désordre mondial » à la situation dans le pays.

Tchadanthropus-tribune avec la Lettre du Continent

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