Il y a des blessures qui ne saignent plus parce qu’elles ont cicatrisé. Et puis il y a celles qui saignent encore, chaque fois qu’une semence tombe, qu’un troupeau passe, qu’un puits s’assèche ou qu’un titre ancien de propriété est rappelé comme une injure.

Au Tchad, ces blessures réapparaissent avec une régularité tragique. Elles prennent la forme d’affrontements intercommunautaires : Mandakao, Goskoro, Didebé, Sandana, Pala Koudja… Autant de toponymes qui, aujourd’hui, pèsent comme des épitaphes collectives. Autant de lieux où l’on confond la survie et la souveraineté, la peur et la revanche.

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Ce qui vient de se produire et se produit encore n’est pas une série d’accidents. Ce n’est pas non plus, seulement, la « conséquence » du manque de pluie ou de la pression démographique. C’est l’éclatement d’un système de règles sociales et politiques qui n’a plus la force d’organiser la coexistence. C’est la faillite d’un État qui, face aux cycles de violences agropastorales, répond par le seul réflexe du rappel de force : envoyer des gendarmes, fermer un puits, constater les morts et repartir. À chaque fois, la population paie. À chaque fois, la confiance recule d’un pas.

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L’ONG International Crisis Group l’écrivait déjà en 2024 : le nombre et la gravité des conflits agropastoraux ont atteint un niveau sans précédent, renforçant la perception d’un clivage nord-sud et appelant le pouvoir à faire de leur résolution une priorité.

Amnesty International, dans un rapport récent et documenté, établit un lien direct entre la crise climatique et la multiplication des affrontements, mettant en lumière l’inefficacité de la protection des victimes et l’impunité des auteurs.

OCHA, pour sa part, a comptabilisé une hausse sensible des incidents au second semestre 2024, avec le sud du pays concentrant l’essentiel des affrontements. Ces voix, internationales, ne sont pas des alarmistes de salon : elles portent la statistique et le témoignage. Elles disent la même chose que les veillées de village, les pleurs des mères et les files d’attente aux dispensaires.

Regardons les faits. À Goskoro, une dispute autour d’un puits partagé a blessé 26 personnes, le 15 novembre 2025. À Dibebé, un puits encore, une querelle ancienne, un contentieux foncier qui remonte à 1967 : le bilan officiel s’est d’abord établi à treize morts pour culminer, quelques jours plus tard, à trente-trois victimes (novembre 2025). Partout, le même script : un objet banal comme un puits, une parcelle, une mémoire collective, un tort réel ou supposé, l’intervention tardive d’une autorité parfois présente pour constater mais souvent impuissante pour prévenir.

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Parfois, l’État intervient et ordonne la fermeture du puits, comme s’il pouvait colmater une brèche en stoppant le robinet d’une ressource. Dans les heures qui suivent, la tension demeure ; dans les semaines qui suivent, les rancœurs s’enkystent.

Pourquoi ces affrontements ? Pourquoi cette violence qui disproportionne l’objet du litige ? La réponse est multiple, et douloureuse, mais on peut l’organiser en quelques lignes de force : pression climatique, compétitions économiques, affaiblissement des mécanismes de règlement traditionnels, circulation d’armes, impunité et défaillance de l’État.

Le changement climatique est, de façon mesurable, un multiplicateur de risque. L’étude d’Amnesty le précise : la hausse des températures pousse des éleveurs plus au sud, modifie les habitudes de transhumance, réduit la disponibilité des pâturages et des points d’eau. Là où jadis calendriers et accords tacites réglaient le passage des troupeaux, des saisons désynchronisées créent aujourd’hui des coïncidences fatales : la présence des troupeaux en période de récolte, le piétinement des champs, la fermeture des couloirs de transhumance par l’extension des cultures. Autrement dit, le climat bouleverse les routines et oblige des communautés à se partager un espace qui n’a plus la même capacité d’absorption. Cela suffit, parfois, pour embraser l’air.

À cela s’ajoute la compétition économique : croissance démographique, besoin de terres cultivables, extension des zones agricoles, pression sur la sédentarisation des jeunes, fragilité des revenus ruraux. Là où la misère s’installe, l’accès à la terre et à l’eau devient plus qu’un enjeu économique : il est existentiel. Une récolte détruite, un puits sali, un troupeau décimé, et c’est une année perdue pour des familles entières. Le ressentiment accumulé se politise, se militarise parfois. Et quand il y a armes et impunité, la violence prend l’air d’un choix rationnel.

S’y greffe une troisième cause : l’affaiblissement des mécanismes coutumiers de résolution. La Dia, longtemps outil de désamorçage et de réparation, est aujourd’hui décriée. Elle est accusée d’être inéquitable, instrumentalisée, parfois complice d’un pouvoir local parti, lui-même, dans des arrangements peu transparents. Ce que décrivent les sources locales et ce que relève Amnesty, c’est que la Dia, conçue pour régler des conflits interpersonnels et rétablir une paix immédiate, n’est plus adaptée aux violences collectives et armées qui impliquent des dizaines, parfois des centaines de victimes.

Pire : dans certains cas, la Dia devient un marché de réparation, où le plus fort achète l’impunité. On n’invente rien : quand la justice formelle est lente ou absente, le droit coutumier se fissure.

Le quatrième facteur, et non des moindres, est l’impunité chronique. OCHA le signale : beaucoup d’incidents ne débouchent pas sur des poursuites effectives. Amnesty le confirme : sur plusieurs vagues d’affrontements documentés, seuls quelques procès ont eu lieu et peu d’auteurs ont été condamnés.

Dans ces conditions, la logique de représailles s’installe : on tue, on pille, on brûle, on attend un délai, puis on recommence. L’absence de sanction transforme les cycles de violence en une économie de l’illégalité. Les victimes se sentent abandonnées, et la colère devient héréditaire.

Enfin, il faut regarder le rôle ou l’absence de l’État. Ici, la critique n’est pas un jugement moralisateur mais une observation : l’autorité publique est trop souvent réactive. Elle intervient après la déflagration, pour sécuriser, consterner, fermer un puits, distribuer des secours. Rarement elle anticipe. Rarement elle engage des réformes structurelles : cartographie des terres, délimitation des couloirs pastoraux, renforcement durable des services de médiation, formation et équipement des forces de l’ordre pour une intervention rapide et impartiale, mise en place de systèmes d’alerte communautaire, inscription dans le droit positif de mécanismes de cogestion. Le Diagnostic du Dialogue National Inclusif et Souverain de 2022 le disait déjà dans ses recommandations : il faut créer et renforcer les mécanismes de prévention et de gestion des conflits intercommunautaires. Nous avons les diagnostics, nous attendons les gestes.

Ce que Mandakao, Goskoro et Didebé nous disent, c’est que sans prise en main politique et administrative, la colère sociale se répand comme un feu dans la brousse. Elles nous disent aussi que le Tchad, pays de grande histoire et de grande diversité, vacille parfois non à cause de la différence, mais parce que les règles qui la rendent productive et pacificatrice se sont effilochées. La nation, nécessairement composite, se tisse sur des obligations minimales : justice égale, sécurité partagée, accès équitable aux ressources. Lorsque ces obligations cessent d’être garanties, l’appartenance commune se délite.

Mais il serait injuste et inexact de dépeindre ici un destin fataliste. Car la situation n’est pas sans réponse. Les solutions existent, elles demandent de la volonté politique, des moyens et, surtout, une approche qui mêle le pragmatisme juridique à la finesse sociologique.

D’abord, il faut inscrire la gestion de la transhumance et des puits dans un cadre juridique national clair, fondé sur la consultation des communautés. Cartographier les couloirs, sécuriser les points d’eau, établir des contrats locaux de cogestion validés par l’État et opposables aux tiers : voilà des mesures déjà éprouvées ailleurs en Afrique et qui ont fait reculer les incidents violents.

Ensuite, il faut professionnaliser et financer les comités mixtes intégrant femmes, jeunes, chefs coutumiers, représentants de l’administration, leur donnant des outils de prévention, de médiation et d’arbitrage, mais aussi une transparence budgétaire.

Le désarmement, ciblé et responsable, est une autre urgence. Dans des zones où les armes circulent librement, la moindre étincelle prend l’allure d’un brasier. Déposer les armes, amnistier à bon escient et combiner ces opérations à des programmes de réinsertion économique réduisent le risque d’escalade.

À quoi bon demander aux communautés de renoncer à la violence si, en retour, l’État n’offre ni sécurité, ni justice, ni perspectives économiques ? Le désarmement doit donc être assorti d’un renforcement réel de l’État de droit : accélération des enquêtes, procès rapides et transparents, réparation effective des victimes.

Le rôle des autorités locales doit être redéfini : la neutralité des administrateurs est essentielle. Il est inacceptable que des responsables publics possèdent des troupeaux confiés à des groupes armés. La fonction publique, ici comme ailleurs, doit être tenue à une éthique stricte : pas de conflits d’intérêts, pas de complicité.

Les mécanismes de contrôle doivent être mis en place, couplés à des sanctions efficaces. Et la justice, le vrai rempart doit retrouver sa place : enquêtes indépendantes, tribunaux de proximité fonctionnels, circuits de réparation accessibles aux victimes. Sans cela, la Dia continuera d’être une rustine fragile sur la plaie ouverte de l’impunité.

Il faut également investir massivement dans l’adaptation climatique. Forer des puits supplémentaires, aménager des points d’eau résilients, développer des petites infrastructures d’irrigation collectives, entraîner au pastoralisme durable, favoriser des cultures moins sensibles aux aléas climatiques : toutes ces mesures réduisent la concurrence sur les ressources. Elles ne coûtent pas « seulement » en travaux ; elles coûtent surtout en décision politique et en priorisation budgétaire. Elles reposent sur la conviction que la paix n’est pas une dépense, mais un investissement.

Enfin, et ce point est d’une portée humaine immense, il faut reconstruire la confiance. Cela passe par des gestes symboliques et concrets : reconnaître publiquement les torts, engager des journées de mémoire et de réconciliation, accompagner les familles endeuillées, former des médiateurs issus de la société civile, financer des projets communs qui créent des interdépendances positives, marchés, écoles, coopératives. La paix ne se décrète pas : elle se tisse, parcelle après parcelle, et elle refuse l’humiliation.

À chaque dialogue de village, l’État doit être présent non pour imposer, mais pour garantir. Les recommandations abondent. Elles ne valent que si elles sont mises en œuvre. On ne sauve pas une nation avec des rapports et des communiqués ; on la sauve avec des actes, des budgets, des procès. La politique de l’après-coup, envoyer un ministre, garantir une « présence », ordonner la fermeture d’un puits… n’est plus suffisante. Il faut une politique de l’avant-garde : anticipation, prévention, implication locale.

Si je parle avec la colère d’un témoin, c’est parce que j’ai vu trop de visages fatigués, entendu trop de veuves prononcer des noms encore chauds, écouté trop d’enfants expliquer, avec une naïveté cruelle, qu’ils ont peur. Mais je parle aussi avec l’autorité d’un journaliste qui a appris à compter : la statistique d’OCHA, l’enquête d’Amnesty, l’analyse de l’ICG et les récits locaux composent une image cohérente. Ils nous disent que la tendance est claire et que l’inaction sera lourde de conséquences.

Le Tchad a connu, dans son histoire, des formes de cohabitation parfois miraculeuses : des alliances entre royaumes, des échanges culturels, des mariages intercommunautaires. Ces filiations sont précieuses. Elles sont encore des ressources politiques substantielles. Il n’est pas trop tard pour les rappeler, pour les cultiver, pour les faire vivre dans des institutions qui protègent. Mais pour cela il faut du courage politique. Il faut que l’État ne soit pas seulement l’arbitre ponctuel des drames, mais l’artisan patient de la coexistence. La question qui se pose au pouvoir tchadien, et à la société tout entière, est simple et terrible : voulons-nous un État qui répare et prévient, ou un État qui constate et oubli ? Voulons-nous des comités mixtes dotés, ou des communiqués creux ? Voulons-nous la justice et la transparence, ou l’impunité couverte d’un vernis traditionnel ? La réponse est une responsabilité collective.

Les puits de Goskoro, Dibebé et Mandakao n’ont pas vocation à être des lignes de front. Ils devraient être des points de vie, des lieux d’échange, des espaces de coexistence. La terre, qui nourrit, n’a pas à être un instrument de destruction.

Mais pour que cela advienne, il faudra des lois justes, une présence étatique honnête, une justice réparatrice, des solutions climatiques et, par-dessus tout, une volonté politique de traiter la question comme ce qu’elle est : un enjeu existentiel pour des millions de Tchadiens.

La route est longue. Elle commence par la reconnaissance des faits et la fin de la complaisance. Il faudra des années. Il faudra des budgets. Il faudra des jugements. Il faudra surtout que le pays entende la supplique silencieuse de ses campagnes : ne nous laissez pas seuls. Car un État qui abandonne ses champs et ses puits aura tôt fait d’abandonner ses citoyens. Et une nation qui perd sa capacité à assurer la sécurité et la justice pour tous, perd plus que des vies ; elle perd l’idée même qui la fonde.

Tchadanthropus-tribune avec Tchadinfos

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