La main du Juge d’instruction des «chambres africaines» mises en place pour les besoins d’un jugement bouclé à priori, a été assurément lourde. Aussi pesante que les terribles accusions du Procureur Général Mbacké Fall qui, en long, en large et en travers a expliqué comment il a trouvé miraculeusement tous les indices concordants pour désigner Habré comme l’unique responsable et coupable de tous ces crimes. A force d’effectuer des allers et retours entre Paris, Bruxelles, Ndjamena et Dakar, le Procureur Général a donc découvert le «pot aux roses»: des charniers macabres, des caves remplies d’ossements des bataillons de mutilés, des amoncellements d’armes blanches encore tâchées de sang. Près de 30 ans après… ! Cette cauchemardesque comptabilité résumerait à elle seule l’amplitude des atrocités «commises» par celui qui a dirigé le Tchad d’une main de fer entre 1982 et 1990.

 

 

Devant la presse, M. Fall les a égrenées en français et dans un wolof châtié, comme pour convaincre l’opinion nationale et internationale du bien-fondé de la mise en accusation que le Juge d’instruction des «chambres africaines» préfabriquées allait de toute façon prononcer. Se payant même le luxe scabreux de corser la note, en ajoutant le génocide au chapelet des accusations. La veille, la GIGN avait fait le boulot, en allant cueillir Habré chez lui avec une minutie digne du Mossad (service secret israélien.) Quitte à fouler au pied les procédures d’interrogation d’un présumé innocent en l’absence de son avocat, craignant probablement la vindicte populaire outrée par les incessants harcèlements du cohabitant Habré. 


Epineux dossier

En rassemblant tous les morceaux de ce puzzle, en les confrontant aux différentes péripéties qui ont marqué cet épineux dossier, on comprend mieux comment le gouvernement sénégalais avait préparé sur mesure l’arrestation, l’inculpation et, probablement, dans une quinzaine de mois la condamnation de Hissène Habré. Voilà donc un procès déjà ficelé avant qu’il n’ait eu lieu. Et comme Danton, Habré pourra dire à ses futurs geôliers ou bourreaux, «vous montrerez ma tête au peuple, elle en vaut la peine». Mais, il est peu probable que le gouvernement sénégalais s’enorgueillisse de ce fait d’arme ou prise de guerre c’est selon. Son image de vitrine démocratique déjà craquelée par de nombreux errements dans la traque des biens mal acquis, les extraditions malencontreuses du défunt Kukoi Samba Sagna vers le Mali, du journaliste tchadien Makaika vers la Guinée, les violations flagrantes des droits de manifestations et de marche de l’opposition libérale, cette image vient d’essuyer un revers de taille avec l’affaire Habré et ses impensables développements.

Depuis la première visite de Macky Sall en France, le chef de l’Etat sénégalais avait fait la promesse de donner un coup d’accélérateur au jugement du septuagénaire tchadien. Alors même que notre justice, à maintes reprises, a montré son «incompétence» à organiser un tel procès. Les organisations des droits de l’homme basées en Europe dont l’indignation est assurément fort sélective n’ont eu de cesse de presser le gouvernement sénégalais de changer nos textes pour s’en donner les moyens juridiques. Quitte même à créer des chambres africaines dont les pensionnaires sont pour l’heure tous sénégalais, pour échafauder un dispositif prédestiné à juger et condamner Habré. Depuis, avec un incroyable zèle, l’Union Européenne a déployé toutes ses ailes pour accélérer le processus en libérant la première prime de 2 milliards destinée à planter le décor. Des juges sont désignés, des chambres érigées, une prison pour Habré en construction, des enquêtes entamées sans l’ombre d’une procédure, au mépris du principe de l’autorité de la chose jugée, qui avait ôté à notre pays toute compétence dans ce domaine. «L’Africanisation de la procédure» apparaît dès lors comme un vrai maquillage cosmétique d’une condamnation à priori d’un homme dont on n’a pas encore prouvé la responsabilité et la culpabilité. Déni de la présomption d’innocence, et prévalence de la présomption de culpabilité. Les pressions d’Idriss Déby et les gages exigés par l’ancien bras armé de Habré alors ministre de l’intérieur et de la sécurité, responsable direct des forces de l’ordre qui ont commis les présumés forfaits s’ajouteront aux amicales injonctions de la France et de l’UE, pour tordre le bras à Macky Sall. La Belgique, depuis une quinzaine d’années, n’a cessé de s’évertuer à vouloir le procès de Habré au nom d’une compétence internationale dont l’hémiplégique connotation n’a d’égale que le souverain mépris dont les Africains sont l’objet dans la galaxie judiciaire internationale. 


Même Wade n’oserait pas…

On regrettera toujours les turpitudes du régime wadiste, certes. Mais on appréciera aussi l’esprit d’indépendance et l’indécence de son chef à refuser de plier l’échine devant de fortes pressions internationales. Parce que Abdoulaye Wade connaît le droit et les innombrables complexités de ses arcanes, il abhorrait de se laisser imposer et dicter des préceptes. Parce que le président Macky Sall est plus réceptif aux diktats et autres injonctions plus ou moins amicales, il est plus prompt à leur céder que son prédécesseur. Sans doute la personnalité de son ministre de la justice garde des sceaux, Mme Touré, connue pour son intransigeance et ses téméraires chevauchées, conduisent souvent le gouvernement à de surprenantes décisions dont la particularité jusqu’ici est de se démarquer de notre culture démocratique, diplomatique, sur bien des aspects. Si tout simplement, elle ne foule pas au pied nos traditions de téranga et d’hospitalité. Cette valeur d’éthique qui est la pierre angulaire de notre image démocratique s’écroule et se délite dangereusement au nom d’un realpolitik aux contours flous. Elle révèle non seulement un manque total du sens de l’historicité, mais d’un vrai courage qui devrait nous conduire à rechercher la vérité et à la dire. Sans crainte des pressions et des conséquences qui en découleraient. Comment comprendre que, sur la base de faits relatés avec une maladresse inouïe par un procureur général envoyé comme un petit télégraphiste au Tchad aller collecter des preuves à charges contre Habré, on puisse éluder complètement les responsabilités de Idriss Déby dans les massacres organisés au Tchad entre 1982 et 1990 ? Et … qui se poursuivent jusqu’à nos jours.


Réquisitoire non crédible

Comment accorder du crédit aux visites guidées préparées, montées, documentées et scénarisées par quelqu’un que seul son statut de chef d’Etat protège, pour le dédouaner de tous ces maux et accabler un ancien chef d’Etat ? Même si Habré était le donneur d’ordres, comment exonérer de toute responsabilité l’exécutant Deby parce que tout simplement, son pays fort de son pétrole, de ses richesses minières de sa valeureuse armée anti-terroriste, est devenu une puissance régionale relais des puissances occidentales. Pourquoi, les Occidentaux en maîtres autoproclamés du monde devraient-ils accorder plus de tolérance pour Deby, qu’à Oumar El Bachir du Soudan sous le coup d’un mandat d’arrêt international, ou le jeune Uhuru Kenyatta fraichement élu à la tête de son pays et encore traqué par le TPI? 

Pourquoi le Sénégal, en livrant Habré, donne-t-il sa caution à cet inacceptable accès de mépris contre d’anciens chefs d’Etat africains ou du tiers monde (Charles Taylor, Gbagbo, Noriega) traqués et traqués comme des rats, jugés comme de vulgaires malfrats, s’ils ne sont pas tués en plein exercice comme Saddam Hussein ou Kadhafi et, sans doute bientôt, le Syrien Assad. En quoi sont-ils plus coupables que Georges Walter Bush, Reagan, et toute la cohorte des dirigeants israéliens, qui de Golda Meir à Beghin ont massacré à tours de bras des peuples arabo-musulmans? Et malgré le pardon de Mandela et des Noirs sud-africains, quel jugement l’histoire ne devrait-elle pas faire contre les ignominieux crimes de l’apartheid dont sont coupables les De Klerk et autres Botha? Pourquoi la furie punitive occidentale ne frappe-t-elle que les chefs d’Etat africains, notamment ceux qui s’opposent à la volonté, osons-le dire, néo-colonialiste de l’Occident?

Loin de nous, l’idée de disculper, à priori, Hissène Habré qui ne s’est pas comporté comme un enfant de chœur dans son pays durant cette décennie trouble et violente qui a marqué son règne. Mais bien au contraire, le devoir de vérité s’imposé à Habré. Tout comme, aussi, il devrait l’être pour tous ceux qui ont participé de près aux règnes tumultueux des dirigeants François Tombalbaye, Félix Maloum, Goukouni Weddeye, Hissène Habré, Idriss Deby. A ceux-là, il faut ajouter aussi tous les chefs de guerre, tous les animateurs des rebellions successives qui ont contribué à saccager un pays dans un cycle infernal de crimes, de règlements de comptes, d’alliances, de mésalliances avec le voisin libyen, la France, les Etats-Unis, le Soudan. Leur responsabilité devant l’histoire de leur pays est si énorme qu’il serait injuste d’extraire Hissène Habré de cette historique spirale de violence pour le juger et condamner, comme s’il devait fatalement porter à lui-seul le lourd fardeau d’un pays victime d’une terrible malédiction.

Qu’adviendrait-il à Afrique du Sud si, justement, on cherchait à juger les Blancs sud-africains et leurs acolytes noirs des Bantoustans du Transkei dont l’animateur Buthelezi est aujourd’hui ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Zuma? Qu’adviendrait en Angola, si on devait juger les opposants engagés contre Néto et son successeur Dos Santos dans la reconstruction du pays, un des plus prospères d’Afrique? Et au Mozambique, comment accepterions-nous que les ex rebelles de la Renamo courent les rues en toute impunité et comme de simples opposants, en menaçant de reprendre la guérilla?


Priorité à la réconciliation

En vérité, sur le dossier tchadien l’Afrique a failli à son devoir. Elle devrait amener une forme de justice-vérité-réconciliation, pour gommer les aspérités du passé et travailler à la reconstruction du pays. Habré a encore trop de partisans dans l’armée, dans son ethnie et dans sa formation politique, pour qu’on puisse penser que le procès à lui-seul effacera d’un coup de main toute la violence générée par les antagonismes de toutes sortes. L’histoire du Tchad n’est pas peinte en noir et blanc, avec d’un côté des bons et de l’autre des méchants. Il y en a dans tous les camps. Les crimes, les atrocités dont on parle actuellement et qui valent à Habré cette condamnation à venir, sont la résultante d’une nation éclatée, plongée dans la violence aveugle comme dans un cycle infernal. Aujourd’hui, le monde ferme les jeux sur les atrocités et les dénis de libertés du gouvernement de Deby. 

Les Tchadiens sont de plus en plus excédés par ce traumatisme que leur fait subir un président qui dirige leur pays avec une main de fer. Il n’est pas comme ses prédécesseurs à l’abri d’un coup d’Etat qui, à l’instar de François Bozizé en RCA, le jetterait dans la rue comme un malpropre, avec en sus la traque des tribunaux internationaux aux mains des Européens. Cet Occident, parangon de la vertu et donneur de leçons de vertu qui oublie que la décolonisation en Algérie, en Angola en ex-Rhodésie et plus récemment en Guinée Bissau s’est soldée par des massacres indescriptibles.

Le Sénégal du président Macky Sall devrait jouer ce rôle historique de réconciliation de l’Afrique elle-même, qui s’imposera demain en Côte d’Ivoire, en République Démocratique du Congo, au Mali. Le sens de l’histoire va plus dans cette direction que celle d’écouter les sirènes occidentales qui n’ont pas d’intérêt à voir l’Afrique autrement par le prisme déformant d’un continent miné par la violence et dont la judiciarisation reste le seul moyen d’établir un ordre selon les normes des anciens colons que la crise économique et les belles perspectives de croissance de l’Afrique rendent nostalgiques d’un passé révolu. Et en attendant, ils nous ferment leurs frontières et tentent de corrompre nos mentalités par des artifices sociaux que notre morale insupporte.
 


«Le Témoin» N° 1129 –Hebdomadaire Sénégalais (juillet 2013)
 

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