Déterminés à en finir avec le président François Bozizé, les rebelles de la Séléka ont fondu sur la capitale à la vitesse de l’éclair, le contraignant à une fuite éperdue. Récit exclusif d’un nouveau coup d’État en Centrafrique. En Centrafrique, l’Histoire ne se contente pas d’être répétitive jusqu’à la lie, elle vous revient à la figure tel un boomerang. Dix ans après, c’est dans la suite 930 de l’hôtel Hilton de Yaoundé, là où les autorités camerounaises avaient hébergé Ange-Félix Patassé après sa chute, que logeait depuis le 25 mars celui qui fut son tombeur.

Joint au téléphone trois jours plus tard par Jeune Afrique, François Bozizé ne décolère pas contre le président tchadien, Idriss Déby Itno, qu’il accuse, exactement comme son prédécesseur, d’avoir instrumentalisé la rébellion qui l’a chassé du pouvoir. Et jure lui aussi qu’il ne compte pas en rester là : « La légalité constitutionnelle a été violée, on ne les laissera pas faire. » En attendant un hypothétique entretien avec Paul Biya et de se trouver un autre pays d’accueil, l’ancien maître de Bangui se veut prudent – réserve oblige – et surtout patient : l’exil, il le sait pour l’avoir déjà vécu, est une course de fond…

Le dernier acte de cette tragédie oubanguienne a eu pour décor initial la bourgade de Sibut, au nord de la capitale, le dimanche 17 mars. C’est là que depuis les accords de Libreville du 11 janvier les rebelles de la Séléka campent l’arme au pied, remâchant leur rancoeur d’avoir été stoppés dans leur élan et furieux de voir leurs cinq représentants au sein du gouvernement – dont leur chef, Michel Djotodia – jouer le rôle de figurants. Aussi, lorsque le général congolais Essongo, représentant du médiateur dans la crise centrafricaine, vient les voir ce jour-là pour tenter de les apaiser, en compagnie des cinq ministres « sélékistes » et du général Noureddine Adam, numéro deux de la Séléka, les insurgés de Sibut décident de retenir tout ce monde, à l’exception d’Essongo à qui ils donnent trois jours pour convaincre le président Bozizé d’accéder à leurs revendications. Faute de quoi ils reprendront les armes. Prise d’otages ? Mise en scène plutôt. Car Djotodia – rentré trois jours plus tôt et en pleine forme de Libreville, où il avait été hospitalisé d’urgence pour une pseudo-« maladie neurologique », à bord d’un Falcon de la présidence gabonaise – et ses amis avaient pris soin d’emporter avec eux à Sibut leurs effets personnels, preuve que le « coup » n’avait rien d’improvisé.

Trahi

 

De retour à Bangui, Noël Léonard Essongo se rend aussitôt au palais de la Renaissance en compagnie de la représentante de l’Union africaine (UA), la Djiboutienne Hawa Ahmed Youssouf. Ce qu’ils demandent au président est simple : tendre la main aux rebelles et, pour cela, prononcer quelques phrases du genre « je vous ai compris ». Mais Bozizé refuse. « Il nous a même engueulés », confie Essongo. Tout ce qu’il consent à faire, c’est de préparer un décret élevant Noureddine Adam et Mohamed Dhaffane, autre figure de proue de la Séléka, au rang de ministres d’État. S’estimant lâché et trahi par ses pairs d’Afrique centrale, le chef de l’État va plus loin : il fait remettre à la représentante de l’UA une lettre officielle à destination de la présidente de la Commission, Nkosazana Dlamini-Zuma, dans laquelle il lui demande de désigner un nouveau médiateur, récusant du même coup Essongo et son patron, Denis Sassou Nguesso. Un coup de fil de ce dernier, peu après, n’y changera rien : Bozizé n’en démord pas. Le 19 mars, à 4 heures du matin, celui qui est encore président de la Centrafrique s’envole pour Pretoria afin de s’assurer auprès de Jacob Zuma des intentions du contingent sud-africain présent en RCA et qui lui sert d’ultime rempart. Sur le chemin du retour, François Bozizé a prévu de s’arrêter à Luanda pour demander au président angolais dos Santos d’envoyer lui aussi des troupes. Mais il doit annuler l’escale. Sentant le danger, les rebelles se sont remis en marche.

Vendredi 22 mars, deux colonnes de la Séléka, fortes chacune d’environ deux mille hommes, fondent sur Bangui. La première, qui part de Sibut et atteint rapidement Damara, est dirigée par Aubin Issa Issaka, 42 ans, chef d’état-major de la rébellion, originaire de la Vakaga. La seconde, avec à sa tête Arda Akoma, 32 ans, « Nordiste » lui aussi et chef des opérations, progresse sur l’axe Bossangoa-Bossembélé-Boali. L’objectif est clair : prendre la capitale en tenaille. Si la « colonne Akoma » rencontre peu de résistance, y compris à Bossembélé où les détenus de la maison d’arrêt et de la poudrière se joignent à elle, il n’en va pas de même pour la « colonne Issaka ».

François Bozizé, qui a revêtu son treillis de général, fait décoller l’un de ses deux hélicoptères russes de combat Mi-24 (le second est en panne) piloté par un équipage ukrainien et l’envoie mitrailler Damara, où un détachement des Faca (troupes loyalistes) s’accroche de façon inespérée au terrain, sous l’oeil impassible des militaires tchadiens et camerounais de la Force multinationale de l’Afrique centrale (Fomac), lesquels se contentent d’observer la scène. Le samedi 23 à l’aube, lorsque Bozizé survole lui-même le front à bord du Mi-24, les rebelles, qui ont subi de lourdes pertes, ne bougent plus. Rien n’est encore perdu, pense-t-il.

 

L’ex-président Ange-Félix Patassé.

© Vincent Fournier/J.A.


Mais tout bascule dans l’après-midi du 23. Issa Issaka, qui a reçu du renfort tant en hommes qu’en matériel – une vingtaine de pick-up équipés de redoutables mitrailleuses de 14,5 mm et dont la provenance exacte mériterait d’être identifiée -, reprend l’offensive en profitant de l’obscurité, qui rend impossible les attaques aériennes. Il balaie les Faca de Damara et progresse vers Bangui avant de se heurter, au niveau du PK 19, aux deux cent cinquante Sud-Africains basés à l’école de police. Bien armés, équipés d’appareils de vision nocturne, les « Sudafs », Noirs et Blancs confondus, se battront pendant près de neuf heures à un contre dix avant d’être submergés et de demander un cessez-le-feu. Bilan : 13 morts, 27 blessés et une quarantaine de prisonniers – qui seront rapidement rendus par la Séléka. Les rebelles ont perdu beaucoup plus d’hommes, mais le dernier obstacle qui les séparait de Bangui est désormais levé.

Baroud

 

Lorsque l’aube se lève sur la capitale, dimanche 24 mars, l’électricité est coupée et la population retient son souffle. Les éléments précurseurs de la « colonne Akoma », qui a avancé pratiquement sans encombre, sont en vue du palais de la Renaissance aux environs de 7 heures. Le bâtiment blanc érigé sous Bokassa, à l’intérieur duquel se trouve encore François Bozizé, est défendu par ce qui reste de la garde présidentielle, soit deux cents hommes environ sous les ordres du commandant Mbetibangui. Dans la hâte, alors que claquent les premiers coups de feu, le président fait traverser l’essentiel de sa famille (vingt-huit personnes au total, dont ses enfants Jean Francis, Djodjo, Socrate et Papy, ainsi que sa compagne, Marie-Madeleine Bafatoro) vers Zongo, de l’autre côté du fleuve Oubangui, en République démocratique du Congo. Épuisés, hagards, démunis, les membres du clan finiront par arriver deux jours plus tard à Kinshasa, où les autorités congolaises les logeront dans deux villas du quartier Ma Campagne. Il est 8 heures quand François Bozizé se résout enfin à fuir. Il était temps : trente minutes plus tard, sa garde déposait les armes après un sanglant baroud d’honneur. Direction le camp de Roux tout proche, où est stationné son hélicoptère de commandement Dauphin acheté d’occasion trois ans plus tôt en Italie (le palais de la Renaissance ne dispose pas d’aire de décollage).

Accompagné de ses fils Giscard et Franklin, ainsi que de son aide de camp, le lieutenant Vincent Ouaffounaba, celui qui n’est plus le président que pour une poignée d’heures donne l’ordre au pilote de se diriger vers Zongo tout proche avant de se raviser : il n’est pas sûr qu’il y soit le bienvenu. Cap à l’ouest, donc : un arrêt à Berengo, un second à Bayanga, où il dispose d’une résidence – le temps d’y réunir quelques moyens -, puis direction le Cameroun. À 18 h 30, l’hélicoptère se pose à Batouri, province de l’Est, où le sous-préfet a reçu pour consigne d’accueillir le fugitif avec tout le protocole nécessaire. Puis Bertoua et enfin Yaoundé par la route. Absent du pays pour cause de visite officielle en Turquie, Paul Biya a confié cet hôte quelque peu encombrant à la vigilance de son directeur de la sécurité présidentielle, le général Ivo Desancio Yenwo. En attendant son retour.

"Doctrine Hollande"

 

Pendant toute la durée de la crise, le contingent français basé à Bangui – 250 hommes, portés à 600 dès le lundi 25 mars – ne bougera pas, se contentant de sécuriser l’aéroport de M’Poko et les sites de regroupement des ressortissants européens, notamment celui des 17 Villas. François Bozizé, qui n’ignore pas que, en vertu de la « doctrine Hollande », l’ex-puissance coloniale n’interviendra pas en sa faveur, n’a d’ailleurs eu aucun échange, fût-ce téléphonique, avec l’ambassadeur Serge Mucetti – lequel s’est entretenu à deux reprises avec son aide de camp dans la journée du samedi 23 mars sans que ce dernier ne formule de demande précise : les temps ont décidément bien changé…* Il est vrai qu’en ce dimanche matin l’ambassadeur a d’autres préoccupations, plus urgentes. Avec l’effondrement du régime, le grand pillage de Bangui commence – et les expatriés ne sont pas épargnés. Un pillage d’anthologie de près de quatre jours, sans commune mesure avec celui qui, en mars 2003, avait suivi la prise du pouvoir par le général Bozizé, lequel y avait mis un terme par des exécutions publiques. La mise à sac du centre de la capitale, ainsi que des quartiers résidentiels de Petevo, La Kouanga, 14 Villas, Sika 1, 2 et 3 et de tout ce qu’il est possible de piller, se déroule en deux vagues successives. La première, la plus féroce, est l’oeuvre des rebelles de la Séléka eux-mêmes. Sans commettre de violences physiques ni de destructions, mais sous la menace des armes, ces hommes – centrafricains, mais aussi militaires et supplétifs tchadiens ou soudanais – à qui l’on a donné carte blanche pour se payer sur la bête s’emparent des véhicules, de l’électroménager, du matériel hi-fi et exigent de fortes sommes d’argent. Les villas, les commerces et les hôtels appartenant aux dignitaires du régime déchu et à la famille présidentielle, préalablement désignés aux pillards par des petits « fixeurs » recrutés dans les quartiers, sont littéralement déménagés à bord de 4×4 et de camions volés qui prennent aussitôt la direction du nord. Mais pas seulement. Les résidences du général Essongo et de Pierre Moussa, le président de la Commission de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), et celles des représentantes de l’UA et de l’ONU, les sièges d’ONG humanitaires, les opérateurs de téléphonie mobile, la succursale de la CFAO, le ministère des Affaires étrangères, l’École de la magistrature, les hôpitaux et les dispensaires sont scrupuleusement braqués. Le point d’orgue de cette folie est atteint lorsqu’une bande de rebelles pénètre dans la cathédrale en pleine célébration des Rameaux, interrompt la messe, rackette les fidèles, s’empare des véhicules stationnés au-dehors et lâche une rafale sur le presbytère.
 


 

Rebelles de la Séléka tenant en respect des hommes soupçonnés de pillage, le 26 mars.

© Sia Kambou/AFP


Le nouvel homme fort, Michel Djotodia, qui a quelque mal à se faire entendre, siffle alors la fin de la récréation. Place à la seconde vague de pillages, celle des jeunes « godobés » désoeuvrés venus des quartiers miséreux de Bangui, des voyous libérés de prison, des chômeurs et des ventres vides. Ceux-là prennent les restes, tous les restes : meubles, rideaux, vêtements, conserves, boissons, ventilateurs, chaussures, carrelage, jouets… Miraculeusement, l’hôtel Ledger Plaza, oasis de luxe, d’eau courante et d’électricité dans cet océan de misère qu’est Bangui, est épargné. Son directeur belge a eu la présence d’esprit de l’offrir en quelque sorte aux chefs de la Séléka, Michel Djotodia en tête, qui y ont établi leurs quartiers. Nul ne sait encore s’ils honoreront leurs factures, mais l’essentiel est sauf.

Exfiltration

En cette fin de la dernière semaine de mars 2013, la capitale centrafricaine, où quelques centaines d’ex-rebelles se sont déjà reconvertis en gardiens rémunérés des villas qu’ils ont préalablement pillées (certains domiciles ont été dévalisés et saccagés jusqu’à sept fois en quarante-huit heures !), est calme mais exsangue. Au camp M’Poko, non loin de l’aéroport, sous la protection des blindés de la Fomac, les dignitaires de la « Bozizie » qui n’ont pas pu fuir à Zongo ou au Congo s’entassent avec leur famille dans l’attente d’une exfiltration, d’une normalisation ou tout simplement du moment opportun pour pouvoir retourner leur veste, puisque plus personne déjà, dans cette cour des miracles, ne croit en un retour de l’ancien chef de l’État. Il y a là les généraux Ouandié et Lapo, ex-chefs d’état-major des Faca, le président de l’Assemblée nationale, l’ex-Premier ministre Touadéra, une soeur et une nièce du président déchu, mais aussi Jean-Jacques Demafouth, qui n’était pourtant pas un proche de ce dernier. Ils ont pris la place du Premier ministre Nicolas Tiangaye, que la Fomac avait mis brièvement à l’abri pendant la « bataille de Bangui » et qui vient de reprendre du service au nom de la continuité des accords de Libreville. En homme lucide, celui-ci sait fort bien qu’il ne détient pour l’instant que la parcelle politiquement présentable d’un pouvoir en quête de légitimité. Le patron s’appelle désormais Michel Djotodia, et derrière lui se profile la volonté existentielle des populations musulmanes du Nord, ces Roungas, Goulas et Haoussas oubliés et marginalisés dont l’alliance (séléka, en sango) aura été mortelle pour François Bozizé. « On a le diamant et le pétrole chez nous et on nous traite comme des étrangers dans ce pays ! » nous confiait il y a peu l’un de leurs leaders, le Borno Mohamed Dhaffane, natif de Birao. Ils ont désormais le pouvoir.

Quant à François Bozizé, qu’aucun de ses pairs de la région n’a voulu prendre au téléphone depuis sa chute, il devait, au moment où ces lignes sont écrites, trouver refuge au Bénin. « Je l’y attends la Bible à la main », avait confié le président Boni Yayi à J.A. il y a deux mois. Le rendez-vous entre ces deux fervents chrétiens célestes était pris pour 2016, à l’issue de leurs mandats respectifs. Les voies de Dieu empruntent parfois des raccourcis…

* Cependant, selon une source très proche de l’intéressé, une demande d’asile (ou de protection) émanant du président Bozizé aurait été déposée par écrit auprès de l’ambassade de France le 24 à l’aube via l’un de ses gardes du corps. Trop tard, manifestement.

 Jeuneafrique.com 

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