Auteur de « L’historiographe du royaume », roman figurant sur la 1ère liste du prix Goncourt, ce Normalien de 41 ans confie à JA ce qui l’a conduit à s’intéresser au royaume et à son défunt monarque, Hassan II.

Le livre de la rentrée auquel Tahar Ben Jelloun prédisait il y a quelques semaines qu’il ferait beaucoup de bruit semble bien parti pour connaître une grande destinée : inattendu sur le fond comme sur la forme, L’historiographe du royaume (éd. Grasset) est déjà sur la 1ère liste du Goncourt.

Écrit dans un style ultra classique qui frise la préciosité, le premier roman de Maël Renouard dresse un portrait inédit de Hassan II, à travers les aventures du narrateur, Abderrahmane Eljarib, son historiographe.

À LIRE Maroc : les historiographes du royaume sont les gardiens de la mémoire royale, mais jusqu’à quand ?

Un choix original pour cet ancien enseignant de philosophie à la Sorbonne qui n’a jamais mis les pieds au Maroc et qui, selon ses propres dires, n’a aucun lien avec le royaume, « sinon le très grand intérêt pris à étudier son histoire en écrivant ce roman ».

 » LES MAROCAINS SONT CONVAINCUS QUE L’AUTEUR EST LE « NÈGRE » D’UN PROCHE DU ROI MOHAMMED VI « 

Ce qui alimente les rumeurs les plus farfelues au royaume, les Marocains étant convaincus que ce Normalien de 41 ans, qui a été plume de François Fillon quand ce dernier était Premier Ministre, est le « nègre » d’un proche de Mohammed VI. Le nom de Hassan Aourid est notamment évoqué : comme le narrateur, cet ancien camarade de classe du roi a été historiographe du royaume, avant d’être écarté de la cour.

Portrait de l'écrivain français Maël Renouard.

Une piste balayée d’un revers de la main par Maël Renouard, qui assure n’avoir jamais rencontré Aourid, ni même s’être inspiré de son histoire, son récit se déroulant entre 1940 et 1972, période où Aourid n’était peut-être même pas né…

Mais alors, qu’est-ce qui a pu pousser ce Parisien « So cinquième arrondissement », qui n’a jamais mis les pieds au Maroc, ni écrit un texte sur le royaume ou même sur le monde arabe… à consacrer un roman à Hassan II ?

D’un roi soleil à l’autre

L’écrivain parle d’une certaine attirance. Pas pour Hassan II au départ, mais pour Moulay Ismaël, sultan du grand empire chérifien (1646-1727), contemporain de Louis XIV. Au fil de ses recherches sur celui qui était l’égal du roi soleil de Versailles, il croise la figure de Hassan II, qui l’accroche, et chez qui il décèle un potentiel hautement littéraire.

Il se lance alors dans un vaste travail documentaire sur le défunt monarque, en se basant sur différents livres. Mais également sur des vidéos d’interviews de Hassan II, des archives de magazines marocains, etc.

Le résultat est un roman érudit, qui mêle savamment fiction et réalité, et où on découvre des facettes pas toujours connues de Hassan II. Un personnage mort il y a plus de 20 ans mais qui continue de fasciner. Au Maroc comme ailleurs visiblement.

Jeune Afrique : Comment vous est venue l’envie d’écrire ce roman ? 

Maël Renouard : C’est une idée ancienne. J’ai eu envie, en 2001, d’écrire un petit texte sur Moulay Ismaël, dans l’inspiration des Vies imaginaires de Marcel Schwob. J’en ai écrit à peine quelques pages, puis l’ai abandonné.

En 2012, à la fin de mes activités au cabinet du Premier ministre, j’ai eu l’idée d’inventer un personnage plus contemporain, évoluant dans l’entourage de Hassan II, et qui pourrait aussi, dans le cadre de ses missions, s’intéresser à Moulay Ismaël. À l’époque, mon idée était d’en faire l’auteur du conte sur Moulay Ismaël auquel j’avais songé auparavant – finalement, il n’en a rien été.

Quand j’ai découvert, en me documentant, que Hassan II avait réinstauré une charge d’historiographe du royaume, j’ai trouvé cela très poétique en quelque sorte (mon personnage est d’ailleurs sensible à cet aspect du titre qu’il porte) et j’ai pensé qu’il y avait un récit littéraire à inventer autour de cela.

À quelle nécessité personnelle ce livre répond-il ?  

Il répond à la nécessité d’écrire qu’éprouve un auteur quand il a le sentiment de tenir un sujet d’une grande richesse littéraire, du point de vue du récit et de l’atmosphère.

Le livre est très documenté, vous y faites montre d’une connaissance fine de la monarchie marocaine et des arcanes du pouvoir. Sur quels éléments vous êtes-vous appuyé ?

Le livres sur Hassan II ne sont pas rares. La biographie écrite par Ignace Dalle, par exemple, est l’un de ceux qui m’ont été le plus utiles. Il faut aussi mentionner les livres de Hassan II lui-même : Le Défi, La Mémoire d’un roi. Il y parle de sa formation, du Collège royal, du coup d’État des aviateurs… Sur le putsch de Skhirat, le livre de Benoist-Méchin, Deux Etés africains, et celui de François Pédron, Échec au roi, sont extrêmement précis.

 » L’HISTORIOGRAPHE DU ROYAUME EST ESSENTIELLEMENT GUIDÉ PAR UNE LOGIQUE ROMANESQUE. ON N’Y TROUVE PAS DE « RÉVÉLATIONS « 

Mais il y a beaucoup de choses, dans mon livre, qui s’écartent légèrement de la réalité ou sont inventées. Quelqu’un qui aurait vraiment vécu dans l’entourage de Hassan II y remarquerait des inexactitudes ou des invraisemblances.

L’Historiographe du royaume est essentiellement guidé par une logique romanesque, qui vise à la satisfaction littéraire du lecteur. On n’y trouve pas de « révélations » qui ne seraient pas déjà présentes dans des livres d’histoire ou des essais. Si c’est cela qu’on cherche, on risque d’être déçu.

 Hassan Aourid, Abdelhaq Lamrini… comptent parmi les historiographes du royaume les plus connus de l’histoire récente. Dans votre travail de documentation, avez-vous pris contact avec eux ? 

Non, je n’ai pas pris contact avec eux. La période du roman n’est pas la même, et j’ai le sentiment (je me trompe peut-être) que la fonction d’historiographe du royaume évolue, se réinvente avec chaque titulaire, comme c’était aussi le cas, je crois, sous l’ancienne monarchie française – il y a un chapitre du roman qui parle de cela.

Et celui auquel mon personnage d’Abderrahmane Eljarib ressemble peut-être le plus, c’est Paul Pellisson, qui fut historiographe de Louis XIV : dans le roman, Eljarib découvre d’ailleurs son existence et s’aperçoit qu’il est en quelque sorte son double.

Il faut aussi préciser que mon personnage n’a rien à voir avec Abdelouahab Benmansour, qui fut l’unique historiographe du royaume à l’époque de Hassan II. C’est d’ailleurs l’un de ces écarts avec la réalité que je mentionnais tout à l’heure : Hassan II n’a jamais changé d’historiographe, comme il le fait dans le roman.

Hassan II (alors prince héritier), agenouillé devant son père, le roi Mohammed V, en 1957.Quel(s) lien(s) avez-vous avec le royaume ?

Je n’ai pas de lien personnel avec le royaume, sinon le très grand intérêt que j’ai pris à étudier son histoire en écrivant ce roman.

Lorsque vous étiez « plume » de François Fillon, vous avez côtoyé les cercles de pouvoir. Dans quelle mesure cela a-t-il pu nourrir votre roman?

Cela m’a inspiré à l’origine du projet, comme lorsque j’ai écrit La Réforme de l’opéra de Pékin, publié en 2013, qui raconte l’histoire d’un jeune lettré chinois qui côtoie des dirigeants du Parti communiste et se trouve engagé dans la « révolution culturelle ».

Cette expérience a pu m’aider à décrire ce que peut éprouver un personnage franchissant le seuil du bureau d’un homme de pouvoir. Elle m’a aussi familiarisé avec certaines tournures de style administratives, mi précieuses, mi archaïques, qui apparaissent de temps à autre sous la plume du narrateur.

 » CHEZ UN HOMME COMME HASSAN II, LA FRONTIÈRE ENTRE L’HUMOUR ET LA CRUAUTÉ EST TRÈS FACILEMENT FRANCHIE « 

En filigrane du récit des aventures de l’historiographe, on trouve un portrait inédit du roi Hassan II dans ce qu’il a de plus humain. Intelligent, lettré, intransigeant… Pourquoi avoir choisi de mettre en avant ces traits de caractère ?

En effet, ce n’est pas un portrait à charge, mais un portrait ambigu, inspiré par les biographies qui lui ont été consacrées, par ce qu’il écrit ou dit lui-même sur sa vie, sa formation, dans Le Défi et dans La Mémoire d’un roi, que j’ai mentionnés, et aussi par les nombreuses interviews télévisées que l’on peut trouver, de nos jours, sur YouTube, où il déploie une grande séduction rhétorique.

Mais les attitudes de crainte, de soumission, qu’il a pu inspirer chez ses courtisans, et bien au-delà, sont très présentes, tout autant, à travers le destin de mon personnage.

J’ajouterai que j’attribue à Hassan II, dans le roman, un certain humour, dont il ne semble pas avoir été dépourvu dans la réalité. Mais chez un homme doté d’un pouvoir si absolu, la frontière entre l’humour et la cruauté est très facilement franchie.

Vous dites avoir fait des recherches pendant plusieurs années sur Hassan II et cette époque très particulière racontée par le livre. Si vous aviez à le présenter, que diriez-vous de lui ? 

Rien n’est plus difficile que de cerner et de présenter un chef d’État devenu un grand personnage de l’histoire. De telles personnalités deviennent les réceptacles de projections, de rumeurs venues de toutes parts, des partisans comme des opposants, du peuple comme des « barons » qui leur sont proches…

Dans le roman, d’ailleurs, je ne cherche pas à tracer toute la biographie de Hassan II, loin de là, ni à rentrer dans sa psychologie : le roi n’apparaît que dans le regard du narrateur, dans les moments où il le rencontre, qui à certaines périodes sont très rares. Et pour lui, le roi reste souvent impénétrable.

 » IL MÉPRISE CEUX QUI LE FLATTENT, IL DÉTESTE CEUX QUI LUI RÉSISTENT. AUCUN RAPPORT AVEC LUI N’EST POSSIBLE « 

C’est un autre personnage du roman, la jeune Morgiane, qui dit à l’historiographe des choses sur le roi qu’il n’ose ou ne sait peut-être pas formuler lui-même. Elle lui dit notamment : « Il méprise ceux qui le flattent, il déteste ceux qui lui résistent, me dit-elle un jour. Aucun rapport avec lui n’est possible. Qu’il ait affaire à un courtisan de basse espèce, et il est impatient de trouver quelqu’un avec qui exercer son intelligence d’égal à égal ; mais qu’il soit en compagnie d’un homme qui ne lui cède en rien par l’esprit, et il est impatient de l’anéantir, car personne ne doit risquer de lui faire de l’ombre. »

En était-il vraiment ainsi ? En tout cas, j’ai eu l’intuition de cette solitude à travers les portraits historiques que j’ai pu lire de lui – solitude accrue après 1972, après que le roi a été trahi par deux de ses proches parmi les proches : le général Medbouh puis le général Oufkir.

 En quoi se distingue-t-il, selon vous, des autres dirigeants du monde arabe de la même époque ?

Je ne suis pas assez spécialiste de l’histoire de l’ensemble du monde arabe pour le spécifier précisément. Ce qui me frappe, c’est qu’il a pu s’appuyer sur la très grande longévité de sa dynastie, et c’est aussi son ancrage dans le monde « atlantiste », à une époque où beaucoup de pays du Maghreb étaient tournés vers l’URSS.

Plus de 20 ans après sa mort, Hassan II continue de fasciner, au Maroc comme à l’international. Pourtant, c’est un roi qui a aussi ses parts d’ombres… Comment expliquez-vous cela ?

Je ne crois pas que ce soit propre à Hassan II. C’est sans un doute un phénomène universel, une sorte de maléfice de l’histoire. Les dirigeants ayant ces « parts d’ombre » laissent souvent des traces profondes dans la mémoire collective.

Dans l’histoire de France, je suis troublé par le fait qu’on ne parle jamais de Louis XII, que personne ne connaisse rien de lui, par contraste avec Louis XI, Louis XIII, Louis XIV, alors que les vieux livres d’histoire le présentent souvent comme le meilleur des rois.

Dans votre livre, l’historiographe est chargé d’organiser les festivités du tricentenaire de Moulay Ismaël. Quel lien faites-vous entre Hassan II et Moulay Ismaël, le « roi soleil » du Maroc, contemporain de Louis XIV ? Et entre Hassan II et Louis XIV ?

Moulay Ismaël succède à son frère Moulay Rachid, premier sultan de la dynastie chérifienne, mais qui n’a régné qu’un peu moins de 5 ans, et il règne 55 ans. Hassan II succède à son père, Mohammed V, premier roi de l’ère de l’indépendance, mais qui n’a régné que 5 ans, et il règne, lui, 39 ans. Ce sont deux rois qui marquent la mémoire collective, par la longueur de leur règne, par leur caractère fondateur et stabilisateur, et aussi par leurs cruautés.

L’historiographe de mon roman trace tout un parallèle entre les deux, lorsqu’en effet il réfléchit à organiser des cérémonies pour le tricentenaire du règne de Moulay Ismaël. Dans la réalité, je n’ai pas trouvé de trace d’un tel projet. Quant à Louis XIV, comme le dit mon personnage, « dans la géométrie, deux lignes droites parallèles à une troisième ligne sont parallèles entre elles »…

Du parallélisme avec Moulay Ismaël peut découler pour Hassan II un parallélisme avec Louis XIV, qui est sans doute, comme me le disait un de mes amis en riant, le « roi des rois », le roi que tous les rois sont amenés à regarder, de quelque pays qu’ils soient.

Diriez-vous que la langue et le style d’écriture très particuliers de ce livre, précieux, enlevé, entrent en résonnance avec l’univers raffiné et complexe qu’il décrit ?

C’est ce que j’ai supposé. Cependant, ce raffinement littéraire est peut-être plus spécifique au personnage que j’ai inventé qu’à l’univers de la cour dans sa globalité. Louis XIV et Louis XV ont employé comme historiographes de véritables écrivains, certains extrêmement connus. J’ai transposé cela dans mon roman en imaginant un personnage d’historiographe qui a lui-même des ambitions littéraires.

Il faut aussi remarquer que le récit d’Abderrahmane Eljarib s’arrête en 1972. L’une des raisons de cette interruption est que, me semble-t-il, le règne de Hassan II connaît alors un tournant, avec une conjonction d’événements comme l’emprisonnement de la famille Oufkir, la mise en place du bagne de Tazmamart, l’interdiction de la revue Souffles…, qui marquent l’entrée dans ce qu’on appelle les années de plomb. Le récit s’arrête là comme si, désormais, ce raffinement littéraire devenait en quelque sorte impossible.

Conçu pour que le prince héritier puisse côtoyer l’ensemble des couches de la société, le Collège royal est une pépinière pour les futurs dirigeants du royaume. Ainsi, les anciens camarades de classe de Mohammed VI ont occupé des postes de grande responsabilité et continuent pour certains de conseiller le roi… Que pensez-vous de ce mode de sélection des élites ?

On peut avoir le sentiment que cette proximité entretenue tout au long d’une vie, dès l’enfance ou l’adolescence, est peut-être le fruit d’une recherche des moyens de se prémunir contre la trahison, qui a profondément marqué Hassan II, comme on l’a dit tout à l’heure. En ce sens, il y a là une élite dans l’élite qui est spécifiquement marocaine.

Mais on peut aussi voir des points communs – et le roman joue là-dessus à plusieurs reprises – avec les établissements d’élite de France, d’Angleterre, ou des États-Unis, etc., où l’on peut se dire que, dans la salle de classe où l’on se trouve, est peut-être assis le futur Premier ministre ou le futur président.

Au Collège royal, cependant, on sait d’avance qui régnera ; et dans le roman, quelquefois, fugitivement, mon personnage, qui n’est pas dépourvu du sentiment de son mérite, a l’audace de songer à un autre monde possible, où les destins sont ouverts, où les cartes sont rebattues…

Jeune Afrique

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