Les armées nationales sont déjà régulièrement critiquées pour les exactions qu’elles commettent dans le cadre de la lutte antiterroriste. L’arrivée des militaires à la tête du Burkina Faso, du Mali ou du Tchad pourrait aggraver la situation.

 

À la suite de la publication de témoignages recueillis par l’agence Reuters, les Nations unies ont récemment demandé au gouvernement nigérian d’enquêter sur les crimes de guerre que l’armée a perpétrés dans le cadre de sa lutte contre Boko Haram. Des soldats sont accusés d’avoir exécuté sommairement des centaines, voire des milliers d’enfants, parfois des bébés tués en présence de leur mère. Les militaires nigérians ont par ailleurs appliqué un programme d’avortements forcés, qui a touché plus d’une dizaine de milliers de femmes et de jeunes filles « libérées » des griffes des jihadistes.

 

L’inquiétant putsch d’Ibrahim Traoré

Bizarrement, ces exactions n’ont guère retenu l’attention des médias francophones. À leur manière, elles confirment pourtant que les armées nationales font partie du problème de la lutte contre le terrorisme au Sahel. Ainsi, l’arrivée ou le maintien au pouvoir de militaires au Mali, au Burkina Faso et au Tchad n’a nullement permis aux forces gouvernementales d’améliorer leurs résultats sur le terrain. Les exactions que commettent les armées nationales ont, au contraire, légitimé les révoltes jihadistes et poussé des civils dans les rangs des insurgés pour échapper aux massacres, aux arrestations arbitraires et à la torture en prison. De plus, les putschs militaires à répétition ont considérablement affaibli les États de la zone

 

Le Burkina Faso semble particulièrement vulnérable à cet égard. En effet, le dernier coup d’État a été mené par de simples commandants, qui ont fragilisé l’appareil militaire en mettant à bas toute sa hiérarchie. Le putsch du capitaine Ibrahim Traoré est d’autant plus inquiétant qu’en Afrique les expériences de ce genre ont souvent abouti à des bains de sang, à la différence des révolutions de palais lors desquelles un général en renversait un autre. Il suffit de se souvenir du coup d’État du sergent Samuel Doe, qui entraîna une guerre civile au Liberia, ou de celui du lieutenant Chukwuma Nzeogwu, qui, au Nigeria, déboucha sur des pogroms, suivis d’une tentative de sécession.

 

Au Burkina Faso, le putsch de 2022 s’est ainsi déroulé dans un contexte très différent de celui de la révolution sankariste, qui, en 1983, avait vu un jeune capitaine s’emparer du pouvoir. À l’époque, le pays n’avait pas à mener une guerre contre des groupes jihadistes. Or, aujourd’hui, en plus de lutter contre ces insurgés, il doit tout à la fois combattre d’éventuelles mutineries et contenir les débordements de ses milices communautaires.

 

L’impuissance de la junte d’Assimi Goïta

Au Mali voisin, ce sont des colonels qui, en 2021, ont renversé des généraux. Bien qu’elle n’ait pas touché aux échelons inférieurs de l’armée, la junte d’Assimi Goïta s’est donc privée de précieuses ressources humaines en écartant les officiers supérieurs qui occupaient des postes à responsabilité. En outre, le nouveau régime s’est montré incapable de redresser le pays. Les militaires n’ont pas réussi à fournir des cadres susceptibles de continuer à faire tourner la machine étatique au plus haut niveau, à Bamako.

 

Pour l’heure, la junte parvient encore à payer les salaires des fonctionnaires, et donc à éviter l’explosion sociale. En revanche, elle n’a quasiment plus de budget pour assurer le fonctionnement des services publics de base. Sur le plan financier, le pays est à genoux, malgré les ressources de son économie informelle et les transferts de fonds de ses migrants. Cela tient non seulement aux sanctions internationales et au désengagement des pourvoyeurs d’aide, mais aussi à l’effondrement des investissements, à l’évasion fiscale et à la fuite des capitaux des entrepreneurs maliens.

 

Les hommes d’Assimi Goïta n’en ont pas moins l’intention de rester au pouvoir. Revenant sur les dispositions de la charte de la transition adoptée en septembre 2020, la loi électorale de juin 2022 les autorise ainsi à se présenter au prochain scrutin, prévu en mars 2024, à condition qu’ils quittent l’armée six mois avant la fin du mandat en cours du président de la République.

 

Au Tchad, des lignes de fracture

Par contraste, la situation peut sembler un peu meilleure au Tchad, où, en 2021, le coup d’État constitutionnel du fils du maréchal Idriss Déby Itno a permis d’assurer une certaine continuité et n’a pas remis en question les fondements d’un régime de nature militaire. Pour autant, il ne faut pas s’illusionner sur la stabilité d’un pays qui, malgré le soutien de la France, est en proie à de nombreuses insurrections armées. L’armée tchadienne est elle-même traversée par des lignes de fracture que l’on retrouve, à des degrés divers, dans les autres pays de la région et qui se manifestent notamment par de fortes oppositions générationnelles entre les généraux des états-majors, dans les capitales, et les commandants déployés sur le front, dans les zones rurales.

 

En pratique, au Sahel, les militaires sont aussi divisés que les franchises d’Al-Qaïda ou de l’État islamique qu’ils disent combattre. Faut-il, par exemple, négocier avec les groupes jihadistes ? Maintenir des alliances avec les puissances occidentales ? Les « loyalistes » s’opposent quant à eux aux « putschistes », et peuvent très bien continuer à noyauter l’institution militaire, à l’instar des réseaux restés fidèles au président déchu Blaise Compaoré, au Burkina Faso. Dans de tels contextes, l’éventualité d’une prise du pouvoir par des groupes jihadistes est moins à craindre que le scénario d’une désagrégation de l’État à l’intérieur même des capitales sahéliennes, avec des combats de rue entre différentes factions de l’armée, comme ce fut le cas à Bamako en 2012 ou à N’Djamena en 1979, puis en 1982.

 

Le Tchadanthropus-tribune avec Jeune Afrique

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