Guerre civile algérienne, camps sahéliens, réseaux saoudiens… L’universitaire américain décrit un jihad nigérian à vocation régionale, bien avant l’émergence de l’État islamique en Afrique de l’Ouest.

Boko Haram a-t-il été un mouvement djihadiste local et nigérian ? Ou est-il, depuis son origine, tourné vers l’étranger, et notamment vers l’Afrique de l’Ouest ? L’universitaire américain Jacob Zenn, spécialiste du jihad ouest-africain à l’université de Georgetown, est remonté aux origines de la « secte », aujourd’hui affiliée à l’État islamique.

Dans un ouvrage paru le 30 avril (Unmasking Boko Haram: Exploring Global Jihad in Nigeria, Lynne Rienner Publishers Inc), le chercheur dévoile l’influence étrangère ayant contribué à forger Boko Haram, du Soudan au GIA algérien, en passant par l’Al-Qaïda d’Oussama Ben Laden. Il répond à nos questions.

Jeune Afrique : On présente souvent Boko Haram comme une création purement nigériane. Pourquoi soutenez-vous que ses racines sont également sahéliennes ?

Jacob Zenn : Les fondateurs du mouvement jihadiste nigérian ont développé leur mouvement grâce à des interactions avec les jihadistes algériens et les premiers représentants d’Al-Qaïda au Soudan, dans les années 1990. Ce sont ces influences extérieures et ces combattants qu’ils ont ensuite rapportés au Nigeria. De plus, il ne faut pas oublier que l’idéologie jihadiste est intrinsèquement transnationale. Elle cherche à éliminer les frontières dites « westphaliennes » au profit d’États islamiques en expansion et sans frontières.

Deux pays semblent avoir fortement influencé le destin de Boko Haram dans les premières années : l’Algérie et le Soudan. Comment ?

Les jihadistes algériens sont arrivés au Nigeria à partir de 1994 pour y acheter des armes. Ils ont été accueillis par des salafistes locaux et ont recruté des étudiants, qui sont devenus leurs militants. De la même façon, on sait aujourd’hui que l’un des fondateurs du groupe qui est plus tard devenu Boko Haram a rencontré des lieutenants d’Oussama Ben Laden au Soudan. Ses combattants nigérians ont ensuite reçu de l’argent des réseaux religieux et financiers saoudiens d’Al-Qaïda pour établir le mouvement jihadiste au Nigeria.

Mohamed Yusuf, qui a officiellement créé en 2002 le groupe qu’on appellera par la suite Boko Haram, était donc sous influence étrangère ?

Il a en effet été influencé par deux prédicateurs nigérians très tournés vers le Moyen-Orient : Ibrahim al-Zakzaky, un prédicateur chiite pro-iranien, et Jaafar Mahmud Adam, un partisan du salafisme saoudien. Yusuf a pioché des éléments dans ces deux visions, bien qu’il ait toujours cherché à adapter son idéologie au contexte local nigérian.

Aux côtés de Yusuf, on retrouve deux autres personnages centraux : « Oncle Hassan » et « Muhammad Ali ». Quel rôle ont-ils joué ?

Le vrai nom d’« Oncle Hassan » était Hassan Allane. Il était membre du GIA algérien et aurait combattu en Afghanistan dans les années 1980. Il s’est retiré au Niger en 1994 pour fournir le GIA en armes et a travaillé avec une organisation caritative islamique sur ordre de Ben Laden. Mais il a dû quitter le Niger pour ne pas être arrêté, et il a finalement trouvé refuge auprès des salafistes nigérians. C’est comme ça qu’il a commencé à y recruter des combattants, tout comme Muhammad Ali, lui aussi proche d’Al-Qaïda. Ce sont eux qui ont opéré le recrutement et « peuplé » le mouvement que Mohamed Yusuf dirigera et qui sera appelé plus tard Boko Haram.

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Oussama Ben Laden peut-il être considéré comme le parrain de cette première génération de combattants nigérians ?

Il a en tout cas contribué à les inspirer et à les financer, au point qu’il arrive qu’on les surnomme les « talibans nigérians ». Surtout, il a conseillé leurs premiers dirigeants, comme Muhammad Ali. Mais cela ne veut pas dire que les « fantassins » avaient connaissance de l’étendue des liens d’Ali ou d’Oncle Hassan avec Ben Laden et les Saoudiens.

LE NIGERIA ET LE SAHEL ONT LONGTEMPS ÉTÉ CONSIDÉRÉS COMME DES BASES ARRIÈRE DU JIHAD EN ALGÉRIE

Vous expliquez que beaucoup de combattants nigérians ont reçu une formation dans des camps au Sahel et au Soudan. Avons-nous des détails ?

Nous savons par exemple, en ce qui concerne les formations dispensées par Aqmi en 2009, qu’elles étaient supervisées par Yahya Djouadi et que l’entraînement quotidien était sans doute assuré par Abou Zeïd. Nous savons également que Khalid al-Barnawi, le futur commandant d’Ansaru, a participé à la formation des Nigérians dans des bases au Sahel au milieu des années 2000. Dix ans plus tôt, Barnawi était passé lui-même par le Soudan, où plusieurs camps paramilitaires contribuaient notamment à la formation des combattants nigérians.

Le Nigeria et le Sahel ont longtemps été considérés comme des bases arrière du jihad en Algérie. Ce n’est qu’après le 11 septembre 2001 que les jihadistes nigérians ont eu pour but de faire de leur pays un champ de bataille à part entière, et ils n’y parviendront en réalité qu’après 2010.

À la mort de Yusuf, en 2009, les dirigeants d’Al-Qaïda ont notamment permis à nombre de ses partisans de fuir le Nigeria et de se réfugier au Sahel. 

Oui. Abubakar Shekau, le successeur de Yusuf, a d’ailleurs envoyé des « vagues » de djihadistes nigérians au Sahel pour qu’ils puissent s’entraîner avec Aqmi en 2009 et se réfugier quelques temps hors du Nigeria. Ce sont en partie ces combattants qui sont revenus et ont contribué au lancement du jihad, qui se poursuit jusqu’à présent.

Shekau a pourtant fini par « quitter » les réseaux d’Al-Qaïda pour rejoindre ceux de l’État islamique…

La relation entre Shekau et Aqmi s’est effectivement compliquée. Le Nigérian a progressivement adopté certaines doctrines de l’État islamique. Il a été séduit par la notion de conquête d’un califat que véhiculait l’EI, et il a fini par prêter allégeance à l’ISWAP, l’État islamique en Afrique de l’Ouest, en 2015.

Bien sûr, aujourd’hui, des divergences subsistent. Shekau, même affilié à l’État islamique, a tendance à opérer un recrutement plus local, chez les Kanuris et les chez Bornoans, tandis que l’ISWAP met en avant une portée plus large, plus panafricaine, avec des combattants venant des États de Sokoto, de Kogi ou de Lagos, mais aussi des pays voisins du Tchad et du Niger. Mais les idéologies ouest-africaines des deux groupes sont en réalité très similaires.

Peut-on dire que l’ISWAP a hérité ses ambitions ouest-africaines des précurseurs de Boko Haram, eux-mêmes très influencés par Al-Qaïda dans les années 1990 ?

Oui, même si les fondateurs de Boko Haram n’imaginaient sans doute pas que, deux décennies plus tard, un groupe comme l’ISWAP aurait pu unir des combattants du Nigeria, du Mali et du Burkina Faso et causer autant de problèmes aux gouvernements de la région. Oussama Ben Laden lui-même ne voyait en l’Afrique de l’Ouest qu’une base arrière pour le grand théâtre du jihad en Afrique : l’Algérie.

Mais, depuis, on voit bien que les ambitions des anciens de Boko Haram et d’Al-Qaïda rejoignent celles de l’État islamique, à qui beaucoup ont prêté allégeance. Si Ben Laden était encore en vie et observait l’ISWAP, il serait sans doute satisfait de voir que l’Afrique de l’Ouest est devenu un champ de bataille jihadiste majeur.

Tchadanthropus-tribune avec Jeune Afrique

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