Entre suspicions sécuritaires et dérives communautaristes, le scénario des événements de Conakry et de N’Djamena est plus complexe qu’on le croit. Et digne des films de Coppola.

ÉDITORIAL – Don Vito Corleone n’est pas mort à New York, foudroyé par une crise cardiaque en jouant avec son petit-fils Antonio dans une parcelle où l’on cultive des tomates. Il vit aujourd’hui à Conakry, dans un palais de la presqu’île de Kaloum transformé en bunker et sous haute protection. Mamadi Doumbouya a-t-il vu le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola réalisé il y a tout juste cinquante ans, avant de faire coudre sur sa vareuse d’officier, en lieu et place de son identité, le surnom à jamais attaché à la figure de Marlon Brando : « Le Parrain » ? Sans doute. Et sans doute n’ignore-t-il rien de la charge symbolique attachée à ce pseudonyme, celle que porte un chef de famille de la mafia new-yorkaise, « capo di tutti capi » du crime organisé.

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Le problème est qu’il est, depuis le 5 septembre 2021, le président de la République de Guinée et que ce choix à la fois puéril et sulfureux devrait interpeler ses concitoyens : que cherche à prouver, à inspirer par là ce colonel de 42 ans ? La peur ? La loyauté ? La légitimité d’un putschiste cherchant à faire oublier le hold-up qui lui a permis de faire main basse sur le pouvoir et le magot de son prédécesseur ?

Inventaire à la Prévert

Reconnaissons-lui ce mérite : à la différence de son modèle, Mamadi Doumbouya n’élimine pas ses concurrents à coups de mitraillettes dans les rues du Bronx, il les fait poursuivre en justice devant les tribunaux de Conakry. Anciens ministres, hauts fonctionnaires, administrateurs des régies financières, hommes d’affaires, mais aussi chefs de partis politiques d’opposition et militants de la société civile : au moins sept cents personnes auraient, d’une façon ou d’une autre, été ciblées par la justice depuis un an. Le Garde des Sceaux Charles Wright reçoit les ordres et le procureur spécial Aly Touré confectionne les listes.

Dernier épisode en date : l’inventaire à la Prévert de 188 noms rendus publics le 3 novembre. Peu importe que certaines des personnalités visées soient décédées depuis des années ou que d’autres soient citées à plusieurs reprises, l’objectif poursuivi en jetant en pâture des patronymes connus et en les accusant de détournements et de corruption est avant tout politique. L’ancien président Alpha Condé, déjà inculpé de « crimes de sang », l’ex-première dame Djéné Kaba, son neveu et bras droit Mohamed Lamine Condé, son ex-directeur du protocole Sinkoun Kaba (tous quatre actuellement en exil) figurent en bonne place sur cet improbable catalogue, tout comme une poignée d’anciens dignitaires du premier cercle, incarcérés depuis plusieurs mois.

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Les méga procès qui, logiquement, devraient suivre, à l’instar de celui en cours concernant le massacre du 28-Septembre 2009, ont un avantage aux yeux d’une junte dont la composition exacte est toujours aussi mystérieuse : ils occupent l’opinion. Ce pouvoir militaro-civil autoritaire, qui a interdit les manifestations, les réprimant au besoin avec brutalité (on l’a encore vu le 20 octobre) et dissous le Front national de défense de la Constitution (FNDC), dont plusieurs leaders ont été emprisonnés, est en effet confronté à plusieurs affaires de mégestion largement étalées sur les réseaux sociaux et qui font tache sur sa volonté de « refonder » l’État, ainsi qu’au réveil d’une opposition politique qui, passée la phase de sidération, est en pleine recomposition.

Ses principaux leaders, Alpha Condé en son exil turc, Cellou Dalein Diallo très actif auprès de la diaspora depuis sa base dakaroise et Sidya Touré installé à Abidjan vivent tous à l’extérieur du pays. Depuis quelques semaines, des discussions sont en cours entre leurs formations respectives, particulièrement entre le parti de l’ex-président et celui de Dalein Diallo, pour déboucher sur ce que ce dernier appelle « une alliance de fait » et de circonstance, une sorte de front commun anti-junte en vertu de l’adage bien connu qui veut que l’ennemi de mon ennemi soit mon ami, même si hier encore il était mon adversaire. « Alpha » et « Cellou » se sont d’ailleurs parlés au téléphone à au moins deux reprises récemment, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps.

Le doigt sur la gâchette

Quand on sait que Condé, Diallo, Touré, mais aussi Moussa Dadis Camara, placé en détention à sa grande surprise peu après son retour à Conakry malgré les assurances reçues de comparaître libre devant le tribunal, demeurent des leaders d’opinion dans leurs régions respectives. Quand on sait aussi que l’armée guinéenne n’est pas unanime à reconnaître la légitimité de Mamadi Doumbouya et que les Forces spéciales elles-mêmes ont fait l’objet d’un processus d’épuration après l’arrestation du commandant Alya Camara, le « héros » de la prise du palais de Sékhoutoureya le 5 septembre 2021, on comprend mieux pourquoi le « Parrain » ne sort de son antre qu’entouré d’un nombre impressionnant de militaires le doigt sur la gâchette de leur kalachnikov.

Un déploiement d’hommes et de véhicules blindés qui l’accompagne partout, y compris lors de sa toute récente visite, fin octobre, en Sierra Leone. Et un climat de suspicion sécuritaire, propice à tous les règlements de compte : nombre d’observateurs à Conakry ont ainsi vu derrière l’incarcération inattendue de Dadis un « renvoi d’ascenseur » de la part du très influent secrétaire général de la présidence, le colonel Amara Camara. En 2009, ce dernier et son père, le général Diarra Camara, avaient été jetés en prison pour un présumé trafic de cocaïne sur ordre de l’ex-président. Quand on subit pareille mésaventure, on n’en oublie pas l’auteur…

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Vingt-quatre mois. C’est le délai que s’est fixé Mamadi Doumbouya pour que s’achève la transition. Un décompte qui commencera au 1er janvier 2023 pour s’achever au 1er janvier 2025. Au grand dam de l’opposition, qui estime que l’horloge tourne depuis le 5 septembre 2021 et s’arrêtera donc logiquement le 5 septembre 2023, dans moins d’un an.

Entre ces deux notions du temps, la Cedeao n’a pas encore tranché, mais il faut reconnaître au colonel une certaine habileté à jouer avec les aiguilles du cadran. Il n’ignore évidemment pas que les poids lourds de la région, mais aussi la France, qui souhaitent avant tout éviter que la Guinée ne bascule dans le camp des radicaux à la malienne, hésitent à l’acculer. Mamadi Doumbouya joue donc les équilibristes : fin septembre, il s’est rendu à Bamako pour assurer au colonel Goïta que son pays – en particulier le port de Conakry – demeure ouvert au trafic commercial avec le Mali en dépit des sanctions de la Cedeao, tout en s’efforçant (sans succès) d’obtenir la libération des 46 soldats ivoiriens détenus par la junte malienne.

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Confronté à l’hostilité déclarée des présidents nigérien, ghanéen et bissau-guinéen, il fait les yeux doux à Macky Sall et envoie son ministre de la Défense à Paris discuter de coopération sécuritaire avec les militaires français. Manifestement, l’ancien caporal de la Légion sait jouer sur plusieurs tableaux, et son projet d’organiser une transition à sa main tout en disqualifiant un à un les leaders politiques susceptibles de peser sur l’élection présidentielle n’est pas aussi illusoire qu’il y paraît. Sauf si l’opposition parvient, sur le terrain, à inverser les rapports de force ou si survient un coup d’État dans le coup d’État comme au Burkina, celui qui annonçait vouloir « faire l’amour » à la Guinée peut encore rêver de faire durer le plaisir.

Apocalypse Now ?

Réalisateur génial, Francis Ford Coppola est l’auteur, outre du Parrain, d’un autre chef-d’œuvre hollywoodien du XXe siècle : Apocalypse Now, dont les Tchadiens ont vécu un mauvais remake le 20 octobre dernier. Tout n’a pas été dit sur ce jeudi noir dont les victimes – 50, 100, 150 morts ? – n’ont toujours pas été dénombrées avec précision, la plupart tuées par des policiers et gendarmes inaptes à ce qu’il est convenu d’appeler « le maintien démocratique de l’ordre », notion d’application très aléatoire par ailleurs, comme l’a démontré la répression, en France, du mouvement des « Gilets jaunes ». Tout et en particulier l’indicible, parce que politiquement incorrect, mais que le leader de la révolte, Succès Masra, s’est chargé de dévoiler lui-même en assurant à nos confrères du Monde que 90 % des victimes étaient de l’ethnie Sara – ce qui signifie en creux qu’une proportion plus ou moins équivalente des manifestants appartenaient à cette communauté, la sienne.

Le chef des Transformateurs, aujourd’hui en exil au Cameroun, a eu raison de lever ce tabou, mais il n’est pas allé jusqu’au bout. Les affrontements du 20 octobre, particulièrement à N’Djamena et à Moundou, n’ont pas opposé uniquement les forces de l’ordre aux émeutiers, Kalachnikov contre armes blanches et frondes à billes. Ils ont revêtu aussi une fâcheuse coloration Sud-Sud, les manifestants s’en prenant aux biens et aux domiciles des ressortissants de l’ethnie Moundang, le tort de ces derniers étant d’appartenir à la communauté du Premier ministre, Saleh Kebzabo, et de son prédécesseur, Albert Pahimi Padacké, dont les sièges ont été pillés puis incendiés. « Nous avons été ciblés physiquement, politiquement et économiquement », s’indigne le « comité de crise de la communauté Moundang », alors qu’à Moundou, dans le Sud profond, une douzaine de boutiques appartenant à des commerçants originaires du Nord ont été vandalisées et leurs propriétaires agressés à coups de machettes.

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Certes, cette face cachée des tragiques événements du 20 octobre n’atténue en rien la responsabilité des autorités tchadiennes de transition dans la répression de ce que le président Mahamat Idriss Déby Itno appelle une tentative de coup d’État, mais qui était beaucoup plus vraisemblablement une insurrection dont les instigateurs savaient pertinemment qu’elle susciterait en retour une réaction violente, l’objectif étant de décrédibiliser définitivement les conclusions du Dialogue national inclusif.

L’échec du président de la Commission de l’Union africaine (UA), Moussa Faki Mahamat, à obtenir que des sanctions soient appliquées à l’encontre du régime tchadien et la signature le 11 novembre d’un accord entre N’Djamena et ses créanciers sur le traitement de sa dette extérieure démontrent que la communauté internationale ne suit pas les opposants dans leur logique. De ces morts pour rien du 20 octobre 2022 seront comptables ceux qui les ont abattus, mais aussi ceux qui les ont envoyés à l’abattoir.

 

Par François Soudan

Jeune Afrique

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