Les témoignages sont formels : les Africains fuyant l’Ukraine se font débarquer des trains ou des bus, ou refouler aux frontières de l’Union européenne. Sans que cela émeuve des commentateurs occidentaux totalement décomplexés.

Est-ce l’effet Macky Sall ? Pour une fois, l’Union africaine (UA) a réagi vite et fort. En qualifiant de « choquant et raciste » l’éventualité d’appliquer un « traitement différent inacceptable » aux réfugiés africains fuyant la guerre en Ukraine par rapport aux centaines de milliers de nationaux contraints à l’exil par l’agression russe, le communiqué de l’organisation panafricaine en date du 28 février a mis le doigt sur une évidence : les discriminations à l’encontre des originaires du continent africain et du monde arabo-musulman sont à l’épreuve des balles.

À LIRE Ukraine-Russie : l’UA dénonce le racisme anti-africain dans les opérations de rapatriement de ses ressortissants

Il ne s’agit plus en effet de savoir si les vidéos choquantes qui circulent sur la toile depuis quelques jours, où l’on voit des étudiants ou résidents africains en Ukraine se faire débarquer des trains et des bus ou refouler aux frontières de l’Union européenne (UE) sont authentiques ou non. Elles le sont, corroborées par de multiples témoignages reçus par plusieurs rédactions, dont celle de Jeune Afrique. Et elles n’ont, dans le fond, rien d’étonnant quand on connaît le florilège d’insultes et de comportements racistes dont font l’objet en temps ordinaire les dizaines de milliers de ressortissants nigérians, sud-africains, congolais, camerounais, marocains, algériens, irakiens vivant en Ukraine, en Russie et dans les pays de l’Est européen.

Une forme d’apartheid

Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de mettre en joue ces étrangers d’outre-Europe, les gardes-frontières parlent tous le même langage : celui des cris de singe que profèrent les supporteurs ultras du Dynamo Kiev, du Shaktar Donetsk, de Budapest Honvéd ou du Zénith Saint-Pétersbourg.

Le communiqué de l’UA aura aussi permis de souligner combien certains pays de l’UE – rejoints en cela par une cohorte soudainement décomplexée de commentateurs de plateaux télévisés – ont leurs bons et leurs mauvais réfugiés, comme s’il était possible d’établir une discrimination dans les souffrances.

Blancs, de culture chrétienne orthodoxe, les ukrainiens contraints à l’exil ne risquent pas de « faire basculer notre identité culturelle » (cnews)

 

Le chancelier autrichien Karl Nehammer et le Premier ministre bulgare Kiril Petkov ont eu à cet égard le mérite d’être clairs : les réfugiés ukrainiens, a dit le premier, « font partie de la famille européenne », alors que le second précisait que, contrairement aux demandeurs d’asile « au passé inconnu », ceux-là ne faisaient « peur à aucun pays européen ». Blancs, de culture chrétienne orthodoxe, les Ukrainiens contraints à l’exil ne risquent pas de « faire basculer notre identité culturelle », conclut sur le plateau de CNews la très identitaire et très catholique Charlotte d’Ornellas, au terme d’une analyse (jugée « très intéressante » par l’animatrice Christine Kelly) au cours de laquelle la journaliste de l’hebdo d’extrême droite Valeurs actuelles, interrogée sur le tri ethnique pratiqué aux frontières, répond que les autorités des pays concernés sont « obligées de savoir qui elles font entrer, pourquoi elles le font et comment ».

À LIRE Ukraine : les Sénégalais font-ils l’objet de discriminations à la frontière polonaise ?

CNews, la chaîne de Vincent Bolloré, n’est pas la seule à trouver des justifications à ce qui ressemble fort à une empathie à géométrie variable, voire à une forme littérale d’apartheid (terme afrikaans signifiant séparation).

On ne parle pas ici de syriens qui fuient les bombardements, on parle d’européens ! » (bfm tv)

D’autres le font en creux, comme l’épingle une vidéo de morceaux choisis largement partagée sur la toile, dans laquelle une brochette d’éditorialistes exprime sa sidération de voir l’Europe réduite au niveau du Moyen-Orient. « On ne parle pas ici de Syriens qui fuient les bombardements, on parle d’Européens ! » (BFM TV). « Nous ne sommes pas dans des pays comme l’Irak ou l’Afghanistan. Mais dans un pays relativement civilisé, relativement européen ! » (CBS). « On est au XXIe siècle, on est dans une ville européenne et on a droit à des tirs de missiles de croisière comme si on était en Irak ou en Afghanistan, vous imaginez ! » (BFM TV). « On voit bien ce qu’ils [les Ukrainiens, ndlr] fuient. Il n’est pas question de leur dire : “Est-ce que vous êtes vraiment des réfugiés ?” Nous ne sommes pas face à des migrants qui vont passer dans une logique d’immigration ! » (LCI). « C’est une immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit ; ce sont des intellectuels », s’est même réjoui au micro d’Europe 1 le président de la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale française, Jean-Louis Bourlanges.

Distingo subtil

C’est désormais acquis. Les Ukrainiens ont droit, dans leur malheur, à un distinguo subtil. Ce ne sont pas des réfugiés, mais des « déplacés de guerre » (CNews). Ils peuvent donc entrer sans visa dans l’espace européen, y voyager en train gratuitement et y bénéficier d’appartements réservés par les municipalités puisqu’ils n’ont pas, nous assure-t-on, « vocation à s’installer » et que, contrairement aux autres, ils ne constituent pas une menace civilisationnelle. Quant aux autres, justement, en particulier les Africains que l’on parque au faciès dans des files d’attente séparées aux frontières polonaise, slovaque, hongroise ou roumaine, il s’en faut d’une saillie de plateau pour que l’un de nos chroniqueurs les qualifie de « profiteurs de guerre ».

Jeune Afrique

5213 Vues

Vous devez vous connectez pour pouvoir ajouter un commentaire