Avec la mort d’Evgueni Prigojine, confirmée par le Kremlin, le groupe qu’il a contribué à créer pourrait être radicalement transformé, voire disparaître. Jeune Afrique fait le point sur le champ des possibles.

Les mois ont passé et les questions sont demeurées les mêmes, avec aussi peu de certitudes. En juin dernier, alors qu’Evgueni Prigojine venait de lancer ses hommes dans une rébellion sur la route de Moscou avant de faire demi-tour, chacun se posait la question : si l’ancien restaurateur était éliminé par Vladimir Poutine, qu’adviendrait-il de son œuvre, le groupe de mercenaires Wagner, implanté en Afrique, particulièrement en Libye, en Centrafrique et au Mali ?

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Ce 24 août, au lendemain du crash de l’avion dans lequel les autorités russes assurent qu’il se trouvait, la même interrogation se pose, y compris à Bamako et à Bangui, où les présidents Assimi Goïta et Faustin-Archange Touadéra pourraient avoir perdu leur meilleur allié. Le 19 août, il avait ainsi atterri en Centrafrique, où il s’était entretenu avec le chef de l’État et lui avait présenté ses nouvelles ambitions pour le continent, proposant de renforcer son contingent sur place.

Propagande éternelle

Il s’était ensuite envolé pour le Mali, où il avait tenu vraisemblablement le même discours, avant d’aller visiter la base de Sévaré. Il avait alors posté une vidéo destinée à donner un nouveau coup de pied dans la fourmilière sahélienne, disant travailler à « rendre la Russie encore plus grande sur tous les continents, et l’Afrique encore plus libre ». Il ne pourra donc plus assouvir lui-même cette ambition. Mais cela signifie-t-il que Wagner ne peut pas continuer sans lui ?

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Si Wagner est surtout connu pour ses mercenaires, le groupe possède une autre spécialité : la propagande et l’influence médiatique, qui a une nouvelle fois joué à plein lors du récent coup d’État au Niger. Grâce à de nombreux sites et à des équipes contrôlant des comptes sur les réseaux sociaux, le groupe propose un ensemble de services, de l’ingérence dans les élections à la déstabilisation d’opposants, en passant par l’entretien du sentiment anti-français en Afrique.

Cette machine de propagande est-elle menacée ? Elle pourrait être découpée en plusieurs structures, vendues ou offertes à des oligarques plus proches du Kremlin, comme Iouri Kovaltchouk. Wagner – ou ses successeurs sous d’autres noms – continuerait alors de sévir. Ses propagandistes anti-français ont développé une expertise qu’il sera difficile de remplacer, et dont Moscou continuera d’avoir besoin dans les mois et les années à venir.

Assurance-vie africaine

L’avenir des combattants de Wagner pose plus de questions. Après la rébellion de juin dernier, le Kremlin avait semblé souhaiter leur faire signer un contrat avec le ministère de la Défense russe, ce à quoi Evgueni Prigojine s’était opposé. Mais l’initiative a visiblement tourné court. Les anciens hommes de Prigojine seront-ils démobilisés ? Conservés à l’intérieur d’une Wagner dont la direction serait confié à une autre personnalité ? Intégrés à une autre société privée ?

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Il y a quelques semaines, Evgueni Prigojine affirmait encore à qui voulait l’entendre que ses hommes lui étaient fidèles et refusaient de passer sous la coupe du ministère russe de la Défense. L’ancien cuisinier disparu, la donne aura-t-elle changé ? Ce 24 août, plusieurs messages de mercenaires de Wagner ont été publiés sur les réseaux sociaux du groupe, appelant à venger la mort de leur chef. Cependant, les besoins de Moscou en matière de déploiements de supplétifs à l’étranger – et notamment en Afrique – restent inchangés. Wagner – ou une entreprise similaire à même de contenter les alliés maliens et centrafricains – devrait donc survivre à Prigojine.

Plusieurs sociétés seraient sur le rang, notamment Convoy, créée par un ancien lieutenant de Prigojine, Konstantin Pikalov, qui aurait exprimé des ambitions africaines ces dernières semaines. Sans doute avec l’accord de Vladimir Poutine, qui jouait peut-être un macabre double-jeu, Prigojine s’était consacré récemment à la mise au point de ses ambitions africaines au Sahel, du Mali à la Libye, et en Centrafrique. Ses derniers séjours à Bangui et à Bamako l’attestent : il voyait l’Afrique comme une assurance-vie et jouait pleinement cette carte. Cela n’aura pas suffi à le mettre à l’abri mais le raisonnement tient toujours et l’Afrique pourra être un atout de poids dans la manche de qui voudra lui succéder.

Inquiétudes à Bamako et Bangui

À Bamako et à Bangui, la disparition de Prigojine – comme sa rébellion de juin – est suivie de très près. Elle suscite de toute évidence une certaine inquiétude autour du colonel Assimi Goïta et du président Faustin-Archange Touadéra. Dès le 26 juin, soit deux jours après la fin de l’offensive des hommes de Prigojine en Russie, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, avait rassuré ses partenaires maliens et centrafricains, déclarant que le « travail » de Wagner dans les deux pays allait « bien sûr continuer ».

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Il y a fort à parier que la diplomatie russe ne restera pas silencieuse longtemps auprès de Bamako et de Bangui, qui auront besoin d’être rassurées. Moscou n’a aucun intérêt à ne pas poursuivre et capitaliser sur le travail de Wagner sur le continent. Selon nos informations, Evgueni Prigojine s’apprêtait à augmenter le nombre de ses mercenaires au Mali et en Centrafrique. Il semblait également faire de la Libye du maréchal Khalifa Haftar une priorité.

Ces plans disparaissent-ils avec lui ? Il y a deux mois, une source française haut placée affirmait à Jeune Afrique : « L’engagement russe en Afrique est hautement stratégique. Il ne s’agit pas d’un investissement périphérique. Il faudrait vraiment que la situation devienne critique en Russie, ce dont nous sommes loin, pour que l’avenir de Wagner soit remis en question sur le continent. » Là encore, la donne n’a pas réellement changé et les ajustements sur le terrain pourraient n’être que « cosmétiques ».

Les millions du pillage

« L’hypothèse la plus probable est un ravalement de façade de Wagner. On peut changer le nom et les hommes qui le dirigent. Mais les ambitions qu’il sert restent », résume un spécialiste du groupe. Les premiers indices devraient apparaître rapidement autour d’Ivan Maslov au Mali, et de Vitali Perfilev en Centrafrique. Les bras droits de Prigojine seront-ils conservés dans une nouvelle organisation ? Ou écartés car trop estampillés « Prigojine » ? Leur expérience et leurs connexions avec les pouvoirs en place plaident pour eux.

Ils ont en effet l’avantage – en particulier en ce qui concerne Perfilev – de connaître parfaitement les rouages de la politique et de l’économie locale. En Centrafrique bien plus qu’au Mali, Wagner a ainsi développé une kyrielle de sociétés qui s’activent dans le diamant, l’or, le bois, le café ou l’alcool. Les hommes de Wagner tiraient de ces ressources d’importants profits qui se chiffraient au bas mot en dizaines de millions de dollars chaque année.

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Cette manne représente sans doute peu pour le Kremlin, qui avait assuré avoir financé Wagner entre mai 2022 et mai 2023 à hauteur de 86 milliards de roubles (environ 922 millions d’euros) – sans compter les contrats d’État accordés à Prigojine en échange des services rendus. Mais il est difficile d’imaginer que l’édifice économique de Wagner – bien imbriqué dans les économies locales, en particulier à Bangui – soit laissé à l’abandon. Il devrait donc être cédé – en totalité ou en morceaux – aux repreneurs de Wagner et aux successeurs de celui dont l’ombre continuera de planer encore longtemps.

Jeune Afrique

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