1 janvier 2019 #TCHAD #CRISIS GROUP : Désamorcer les tensions dans la bande sahélienne.
Les relations entre une frange de la jeunesse sahélienne et le gouvernement tchadien se détériorent, ce qui risque de nourrir les insurrections tchadiennes hors des frontières. Pour y remédier, les autorités devraient lutter contre l’impunité, y compris s’agissant des proches du pouvoir, et éviter les amalgames entre émigration et rébellion.
Que se passe-t-il ? Dans les régions sahéliennes du Bahr el-Ghazel et du Kanem, au Tchad, la colère de la jeunesse s’intensifie. L’impunité pour les exactions commises contre leurs ressortissants et le discours officiel assimilant tous les jeunes qui partent en Libye à de futurs rebelles creusent le fossé entre autorités et population.
En quoi est-ce significatif ? La détérioration des relations entre des pans de la jeunesse sahélienne et les autorités tchadiennes, conjuguée à la crise économique, risque de nourrir les insurrections hors des frontières du Tchad, notamment au Sud de la Libye – précisément le phénomène que le gouvernement entend combattre.
Comment agir ? Pour sortir de cette relation de défiance, les autorités doivent éviter les amalgames entre émigration et rébellion et substituer aux politiques actuelles qui restreignent la liberté de mouvement une politique d’encadrement qui n’exclut pas les contrôles. Elles devraient aussi tenir pour responsables les auteurs d’exactions, même proches du pouvoir.
Synthèse
Depuis 2016, les tensions montent entre l’Etat tchadien et la jeunesse du Bahr el-Ghazel (BEG) et du Kanem, dans le centre du pays. Elles sont alimentées par la crise économique et par des exactions commises par des individus considérés comme proches du pouvoir contre des ressortissants de ces régions. Une perception d’impunité génère un profond sentiment d’humiliation chez les jeunes. En outre, les restrictions de mouvements imposées aux habitants, dont beaucoup partent vers le nord et en Libye pour trouver du travail, exacerbent ce ressentiment. La colère gagne du terrain au sein de la jeunesse et pourrait nourrir les insurrections hors des frontières. Pour regagner la confiance des jeunes du BEG et du Kanem, les autorités devraient démontrer leur capacité à juger et à sanctionner les auteurs d’exactions, même lorsqu’ils gravitent autour du pouvoir. Elles devraient aussi se garder de cultiver l’amalgame entre migrants et futurs rebelles et assouplir les restrictions de mouvements. Elles devraient enfin, avec l’aide de leurs partenaires, tenter de redynamiser l’économie d’une région qui se vide de sa jeunesse.
Alors qu’au Tchad, l’attention internationale se concentre sur Boko Haram et sur les conflits actuels entre l’armée tchadienne et les groupes d’autodéfense toubou (teda) dans les montagnes du Tibesti, au Nord, le centre suscite peu d’intérêt. Régions semi-désertiques situées dans la bande sahélienne, le Kanem et le Bahr el-Ghazel ont pourtant eu dans l’histoire récente une trajectoire politique singulière. Si aucune rébellion n’a pu y prospérer, elles ont en revanche été de grandes pourvoyeuses de combattants pendant les guerres civiles des années 1970 et 1980. Encore aujourd’hui, des rébellions tchadiennes basées au Sud de la Libye comptent dans leurs rangs quelques milliers de ressortissants du Kanem et du BEG. Pour une partie de la jeunesse, la rébellion n’est plus forcément un moyen d’accéder au pouvoir mais davantage un vecteur d’ascension sociale dans des sociétés très inégalitaires.
Comme jadis le pouvoir colonial, les gouvernements successifs à N’Djamena ont tenté de s’appuyer sur les élites locales pour conserver le contrôle sur ces régions perçues comme indociles. Au BEG, les élites économiques et politiques kreda, communauté majoritaire dans la région, entretiennent des relations privilégiées avec l’Etat et jouent ce rôle de promoteur, voire de représentant du parti au pouvoir. Mais ces dernières années, leur message d’apaisement à destination de la jeunesse est de moins en moins audible.
La colère gagne du terrain tandis qu’une série d’incidents graves impliquant des proches des cercles au pouvoir ont récemment touché des ressortissants du BEG et du Kanem. Le viol d’une jeune fille du Kanem par des fils de dignitaires tchadiens, ou encore l’attaque armée par des Zaghawa (l’ethnie du président) d’un convoi de prisonniers majoritairement issus de ces régions, ont notamment marqué les esprits et eu un fort écho médiatique. Si des responsables ont été poursuivis, certains ne purgent pas leur peine et d’autres n’ont pas été inquiétés. Face à la multiplication de ces exactions et à l’impunité dont bénéficient certains de leurs auteurs, une partie de la jeunesse du BEG et du Kanem dit se sentir humiliée.
Sensibles politiquement, ces régions figurent aussi parmi les plus pauvres du Tchad. Les indicateurs de malnutrition ou de santé maternelle et infantile au BEG et au Kanem n’ont cessé de se dégrader depuis vingt ans et comptent parmi les plus mauvais du pays. La crise financière qui frappe le Tchad depuis 2014 affecte particulièrement les populations de ces régions. Outre la chute des cours du pétrole et une faible production agropastorale en 2017/2018, l’évolution négative du contexte sécuritaire régional entrave l’économie locale. Dans ces zones enclavées très dépendantes des échanges commerciaux avec les pays voisins, l’instabilité régionale et la fermeture des frontières du Tchad avec le Nigéria dès 2014, avec la Libye de manière intermittente et moins étanche depuis janvier 2017, et épisodiquement avec le Soudan portent un nouveau coup dur aux revenus des populations.
A l’instar d’autres régions sahéliennes du Tchad, le BEG et le Kanem font face à des problèmes structurels profonds qu’il sera difficile de régler à court terme
A l’instar d’autres régions sahéliennes du Tchad, le BEG et le Kanem font face à des problèmes structurels profonds qu’il sera difficile de régler à court terme. Mais un certain nombre de mesures pourraient être prises afin de désamorcer les tensions avant qu’elles n’atteignent un seuil critique. Les autorités tchadiennes devraient notamment :
- S’assurer que les auteurs de crimes, a fortiori ceux qui sont perçus comme proches du pouvoir, ne puissent pas utiliser la solidarité communautaire ou des soutiens politiques pour échapper à la prison, comme ce fut le cas par le passé. Cela implique de mettre en œuvre l’une des recommandations formulées par le comité créé pour proposer une série de réformes sur l’organisation de l’Etat tchadien, dans son rapport final rendu en novembre 2017 : à savoir que si la diya (prix du sang) ou les autres formes traditionnelles de règlement des différends peuvent être utilisées pour régler certains litiges, elles « ne devraient pas faire obstacle à l’action publique [car] la responsabilité pénale est individuelle et non collective ».
- Adopter un ton plus mesuré dans la communication publique en évitant les raccourcis entre migrants et futurs rebelles et substituer aux politiques actuelles qui restreignent la liberté de mouvement d’une population sahélienne traditionnellement mobile, une politique d’encadrement qui n’exclut pas pour autant des mécanismes de contrôle, notamment d’identité et des véhicules, pour vérifier par exemple l’absence d’armes à bord.
Pour répondre aux besoins d’une population affectée par la crise économique, les bailleurs de fonds du Tchad devraient :
- Rééquilibrer et étendre le portefeuille de projets afin de ne pas concentrer l’aide exclusivement sur le lac Tchad et de ne pas négliger les régions voisines comme le Kanem et le BEG.
- Doter les organisations internationales chargées du suivi des migrations, telle que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), de davantage de moyens pour mieux comprendre les dynamiques migratoires au Tchad et les besoins des populations tentées par l’émigration, dont les jeunes de la bande sahélienne, et mieux prendre en charge les personnes retournées. En effet, alors que l’attention internationale et notamment européenne se focalise sur les phénomènes de migration vers l’Europe, avec un soutien financier international important consenti au Niger et au Soudan, les migrations de Tchadiens vers les pays voisins sont peu documentées.
Nairobi/Bruxelles, 29 novembre 2018
Tchad : désamorcer les tensions dans la bande sahélienne
I.Introduction
Situé au cœur des anciens royaumes du Kanem et du Kanem-Bornou (du huitième au dix-neuvième siècle), le Kanem a hérité de son histoire un sultan doté d’une réelle autorité administrative et traditionnelle. Alifa Mouta Ali Zezerti, devenu en 2010 le 40ème sultan du Kanem en succédant à son père défunt, est basé à Mao, chef-lieu de la région situé à 5 kilomètres de Ndjimi, ancienne capitale du royaume du Kanem. Mais le sultanat est sans doute le dernier vestige de la grandeur passée. Alors que la situation économique est critique dans la région, de nombreux Kanémiens éprouvent un fort sentiment de relégation sociale. Pour beaucoup d’habitants, la ville de Mao est comme figée dans le temps.
En 2008, le Kanem a été amputé du Bahr el-Ghazel, devenu une région administrative à part entière dont le chef-lieu est Moussoro. Peu peuplées, le Kanem et le BEG compteraient respectivement 354 603 et 260 865 habitants, selon les recensements généraux de 2009. Ces populations sédentaires et nomades, quasi exclusivement musulmanes, vivent essentiellement d’une agriculture pratiquée dans les dunes sableuses et les zones de bas-fonds (ouaddis) et de l’élevage sédentaire et transhumant. Le Bahr el-Ghazel est ainsi l’une des principales régions de production animale du Tchad.
Les groupes ethniques les plus représentés sont les Dazagada (« ceux qui parlent la langue daza »), les Kanembou (« gens des pays du Sud ») et les Arabes. Alors qu’au Kanem, les Kanembou sont majoritaires et occupent les positions de pouvoir, au BEG, les Dazagada sont les plus nombreux.Dans ce rapport, nous mentionnons souvent la communauté kreda, un sous-groupe des Dazagada, très présente à Moussoro et dont l’influence s’est significativement accrue ces vingt dernières années au BEG et dans la capitale tchadienne, N’Djamena. L’histoire guerrière des royaumes du Kanem et du Kanem-Bornou a contribué à travers l’instauration d’une division du travail claire à créer une hiérarchisation entre les groupes sociaux, qui perdure aujourd’hui. Ainsi, les Haddad, littéralement « les forgerons », longtemps utilisés comme esclaves subissent toujours une forme de mépris.
La position géographique de cette région charnière entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, entre l’Ouest et l’Est du Sahel, fait d’elle une zone stratégique, bien que largement méconnue. Ce rapport, qui s’inscrit dans la continuité des travaux de Crisis Group sur les régions instables du Sahel, tente de fournir un éclairage sur une zone sensible politiquement et de mieux cerner les dynamiques locales. Après le rapport de Crisis Group publié en mars 2017 sur la menace Boko Haram dans la région du Lac, il formule des recommandations pour éviter que les tensions dans la bande sahélienne ne s’enveniment et ne génèrent de la violence localement ou n’alimentent les rébellions aux frontières du Tchad. Pour mener à bien cette étude, de nombreux entretiens ont été réalisés entre février et novembre 2018 avec les ressortissants de ces régions à Moussoro (BEG), à Mao (Kanem), et à N’Djamena, ainsi qu’à Paris auprès de la diaspora tchadienne.
II.Des relations ambivalentes avec N’Djamena
Les habitants du centre du Tchad entretiennent des relations ambivalentes et parfois conflictuelles avec N’Djamena. En effet, si ces régions constituent une base électorale assez solide pour le parti au pouvoir, elles sont également traversées par un fort mécontentement social qui ne s’exprime pas dans les bulletins de vote et rarement dans la rue mais qui prend de l’ampleur.
La colère gagne du terrain dans ces régions.
Les résultats de l’élection présidentielle de 2016, même s’ils ne reflètent pas exactement la réalité des votes, ont montré que le président Idriss Déby bénéficiait d’un soutien assez important dans le Kanem et le BEG. Son parti, le Mouvement populaire du salut (MPS), y est bien implanté et les seuls autres partis de poids dans ces régions – le Rassemblement pour la démocratie et le progrès (RDP) et le Mouvement pour la paix et le développement au Tchad (MPDT) –, affaiblis, ont une nouvelle fois passé des alliances avec le pouvoir pour assurer leur survie politique. Lors de la campagne électorale en 2016, de nombreuses personnes ont défilé avec le drapeau du MPS lors de grands rassemblements à Moussoro, Chadra (sud du BEG) ou encore à Salal (nord du BEG).
Pourtant, la colère gagne du terrain dans ces régions. Depuis 2016, des actes de violence commis sur des ressortissants du Kanem et du BEG par des proches du pouvoir, qui bénéficient d’une forme d’immunité, suscitent un profond sentiment d’humiliation au sein des populations locales. Celles-ci estiment aussi ne pas recevoir leur part des richesses alors que les revenus de l’élite locale ont explosé depuis le boom pétrolier. Dans ce contexte, le fossé se creuse entre les habitants et les élites économiques et politiques de ces régions, considérées comme trop proches du pouvoir.
A.Les régions du Sahel face au pouvoir central depuis les années 1990
Pour les habitants des régions de la bande sahélienne, le renversement du président Hissène Habré et la prise de pouvoir de Déby en 1990 rebat les cartes et crée un marché d’opportunités, dont certains vont bénéficier plus que d’autres. Ainsi, dans les années 1990, une élite économique kreda originaire du BEG tire profit de son positionnement hostile à l’ancien président Habré pour tisser des liens avec le nouveau pouvoir en place. A contrario, les grands commerçants kanembou du Kanem, perçus comme proches d’Habré, ont le sentiment d’avoir moins profité de cette nouvelle donne politique et entretiennent une forme de rancœur à l’égard de Déby.
1.Le Kanem
Au Kanem, les débuts de l’ère Déby sont marqués par la défiance entre Kanembou et Goranes d’une part et le nouveau pouvoir de l’autre. A la suite de l’introduction du multipartisme au Tchad, en 1990, de nombreux mouvements politiques voient le jour – près de 160 partis ont été créés et légalisés depuis. Ainsi, l’ancien président tchadien Lol Mahamat Choua (29 avril-29 août 1979) crée en 1991 le Rassemblement pour la démocratie et le progrès (RDP). Considéré par beaucoup de Tchadiens comme le parti des ressortissants du Kanem, il réussit cependant dans les années 1990 à mobiliser un grand nombre de sympathisants au-delà de sa région d’ancrage naturel.
Rapidement, le RDP devient même l’un des partis d’opposition les plus sérieux sur la scène politique tchadienne, suscitant la méfiance des autorités. Selon des membres du RDP, Idriss Déby le considère alors comme une menace électorale, mais surtout comme une formation politique capable de réunir des partisans d’Habré. Au même moment, N’Djamena suspecte l’élite commerçante du Kanem, proche du RDP, de soutenir financièrement les ennemis du parti au pouvoir. Mêlant habilement cooptation et répression selon un schéma éprouvé au Tchad, les autorités arrêtent plusieurs membres ou soutiens du parti tandis que d’autres partent en exil, créant parfois leurs propres groupes armés.
Après plusieurs décennies d’exercice du pouvoir par Déby, le contexte a radicalement changé et le RDP, comme beaucoup de partis politiques d’opposition, pratique depuis plus de dix ans une forme de nomadisme politique, entre contestation timide et soutien affirmé au pouvoir. Ainsi, après avoir critiqué la révision constitutionnelle de 2005 qui supprimait la limitation du nombre de mandats de président et refusé de participer à l’élection présidentielle de 2006, le parti négocie peu de temps après une alliance avec le MPS pour obtenir des postes au gouvernement, des sièges à l’Assemblée nationale et ainsi assurer sa survie politique. En 2011, il rejoint la coalition formée par le MPS, « l’Alliance pour la renaissance du Tchad », et s’engage au sein de la majorité pour l’élection présidentielle. En avril 2018, ses députés votent même la nouvelle Constitution qui réduit fortement le rôle et les possibilités de contrôle du parlement et des contre-pouvoirs.
Mais ce rapprochement politique de circonstance entre le parti politique historique du Kanem et le MPS cache mal le mécontentement d’une partie de la population locale. Depuis la prise de pouvoir de Déby, les Kanembou, majoritaires dans la région, considèrent qu’ils n’ont pas bénéficié autant que leurs voisins kreda des positions commerciales avantageuses. Ils ressentent une forme de relégation économique et sociale et expriment leur rancœur vis-à-vis de l’Etat tchadien. La crise économique qui frappe le Kanem de plein fouet depuis plusieurs années renforce ce sentiment de déclin d’une région autrefois située au cœur du puissant empire du Kanem-Bornou.
Aujourd’hui, les projets pétroliers de Sédigui et gaziers de Rig-Rig au Nord du Kanem suscitent de nouvelles attentes et un peu d’espoir au sein de la population. Les représentants des associations de jeunes et de femmes disent être consultés lors des comités régionaux d’action présidés par le gouverneur et les entreprises concernées annoncent une vague de recrutements au niveau local pour la fin 2018. Mais si les travaux ont commencé, de très fortes incertitudes de calendrier et de faisabilité persistent sur l’exploitation en raison notamment des risques sécuritaires dans la zone.
2.Le Bahr el-Ghazel (BEG)
Dès 1990, les relations entre une partie des élites kreda, communauté majoritaire au BEG, et le président Déby se sont bâties sur un socle d’intérêts communs. La présence de nombreux Kreda aux côtés de l’ancien président tchadien Goukouni Weddeye (1979-1982) dans la rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et leur hostilité affichée à Habré à la fin de son règne les ont naturellement conduits à entretenir de bons rapports avec celui qui l’a renversé, Idriss Déby.Rapidement, cette nouvelle donne politique offre aux Kreda des perspectives économiques et au pouvoir un moyen de conserver une forme de contrôle sur une région réputée sensible politiquement, et ce depuis la colonisation.
Une partie de la jeunesse du BEG vivant à Moussoro, Salal et dans les villages avoisinants est en colère contre ses dirigeants et est tentée par diverses formes de résistance.
Certains Kreda ont bénéficié de positions commerciales intéressantes à N’Djamena et ont vu leurs activités prospérer à partir des années 1990. Profitant de crédits sans intérêts et de complicités politiques, les grands commerçants vont faire main basse sur une grande partie du commerce de quincailleries. Dès 2007, de grands opérateurs économiques de la région, spécialisés dans les secteurs du bâtiment, de la distribution de carburant et des services, vont aussi bénéficier des retombées du boom pétrolier et du lancement d’une politique de grands travaux. Ils obtiennent de nombreux marchés publics et des licences d’importation.
Cette proximité est aussi politique. Presque tous les députés du Bahr el-Ghazel sont étiquetés MPS. Quant aux élites du BEG qui résident à N’Djamena, elles se chargent d’assurer la promotion du MPS dans leur région d’origine, comme lors de la dernière élection présidentielle. « A Moussoro, comme ailleurs, on se bat pour être chef de file du MPS », confie un jeune. Le MPS compte en effet plus de clients que de militants et être choisi pour représenter le parti localement permet souvent d’embrasser une carrière politique.
Quant au Mouvement pour la paix et le développement au Tchad (MPDT), créé en 1993 par Mahamat Abdulaye Mahamat et soutenu par la bourgeoisie commerçante kreda du BEG, il pèse peu politiquement et a rapidement fait le pari de l’alliance avec le pouvoir. En 2005, il était ainsi l’un des seuls partis à ne pas s’opposer à la révision constitutionnelle portée par le MPS. Arrêté en 2009 à la suite de conversations téléphoniques avec des rebelles tchadiens en Libye et parti en exil au Sénégal, Mahamat Abdulaye Mahamat est rentré en 2016 et se présente de nouveau comme un allié du pouvoir.
Les bonnes relations qu’entretient Déby avec les élites kreda ne se sont pourtant jamais départies d’une volonté de contrôle des populations du BEG, considérées comme « insoumises » depuis la colonisation. La base militaire de Moussoro est une des plus grandes du Tchad et fait de cette cité une ville-garnison où les contrôles sont très fréquents. Pour contenir l’insécurité dans la région et gérer les vives tensions entre la Garde nationale et nomade du Tchad (GNNT) et le reste de la population, le président y a plusieurs fois envoyé son oncle, le général Mahamat Saleh Brahim, à la tête de la GNNT jusqu’en 2009 et surnommé pro-consul à Moussoro. Par ailleurs, comme nous le développons ci-après, les rapports privilégiés entre l’élite du BEG et le pouvoir en place s’apparentent à un trompe-l’œil : une partie de la jeunesse du BEG vivant à Moussoro, Salal et dans les villages avoisinants est en colère contre ses dirigeants et est tentée par diverses formes de résistance.
B.La cooptation : une stratégie qui présente des limites
Si au Tchad, le pouvoir est essentiellement concentré entre les mains des Zaghawa, l’ethnie du président, N’Djamena a su agréger des soutiens en cooptant des élites d’origines ethniques et régionales variées. Dans les régions de la bande sahélienne, les Kreda ont tiré leur épingle du jeu. Le cas le plus emblématique est sans doute celui d’Abakar Tahïr Moussa, président-directeur général (PDG) d’Almanna, un groupe actif dans la construction, les services pétroliers et le commerce. Revenu d’Arabie saoudite en 1996, cet homme d’affaires kreda est aujourd’hui l’un des acteurs économiques les plus importants du Tchad. Adhérent de la première heure au MPS, il en a été le trésorier et aurait dépensé de l’argent personnel pour soutenir la campagne présidentielle d’Idriss Déby dans sa région en 2016.
Les Kreda du BEG ont aussi conquis un espace politique et sont bien représentés dans des ministères importants et les institutions clés de la République. Ainsi, Cherif Mahamat Zene, ministre des Affaires étrangères reconduit dans le premier gouvernement de la quatrième République (créée en mai 2018), Mahamat Ahmat Choukou, ancien président du Conseil constitutionnel ou encore Ali Kouloutou Chaini, président du groupe parlementaire du MPS sont tous les trois Kreda originaires du BEG.
L’influence des Kreda se manifeste surtout dans le domaine de la sécurité.
Mais l’influence des Kreda se manifeste surtout dans le domaine de la sécurité. Ali Souleymane Bachar et Kedallah Younouss Hamidi ont plusieurs fois été ministres de l’Administration du territoire entre 2010 et 2017 et le premier a été directeur général de la police en 2010. Ces dernières années, l’évolution de la situation en Libye est devenue une priorité pour N’Djamena et Déby a cherché à s’entourer d’hommes qui connaissent ce pays et les rebelles qui y évoluent. Jiddi Saleh, exilé aux côtés de l’ancien président tchadien Goukouni Weddeye en Libye et en Algérie dans les années 1980, a ainsi dirigé l’Agence nationale de sécurité (ANS) entre 2012 et 2016. Parfois surnommé le « sécurocrate » de Déby, il occupe aujourd’hui le poste stratégique de conseiller du président de la République, chargé de la sécurité nationale. Quant à Issa Ali Taher, également originaire du BEG, il a été directeur du cabinet civil du président, avant d’être démis de ses fonctions en mai 2018. Ses relations au sein des rébellions du Sud de la Libye et sa très bonne connaissance de ce pays, où il a vécu, en ont fait un atout pour l’Etat tchadien.
L’exécutif tchadien s’appuie sur ces diverses élites pour exercer un contrôle à distance sur les populations de ces régions. Si l’administration locale est rachitique au BEG comme dans beaucoup d’autres périphéries tchadiennes, l’Etat se déploie aussi à travers ceux qui se réclament du pouvoir. Dans le cas de Moussoro, il s’agit notamment des acteurs économiques. Ils interviennent régulièrement dans la résolution des conflits locaux, parfois même à la demande des autorités locales, dont la légitimité est très souvent contestée. Ils sont également en mesure d’exiger le départ de gouverneurs ou de préfets lorsque ceux-ci sont critiqués par la population.
Au Tchad, les remaniements ministériels sont fréquents et les postes de gouverneurs sont des « contrats courts ». Cette instabilité est utilisée à dessein politiquement pour ne pas perdre le contrôle mais elle est aussi le produit des divergences entre autorités locales et populations. Le Bahr-el Ghazel fait sans doute office de champion en la matière. Depuis la création de la région en 2008, treize gouverneurs se sont succédé, souvent à la suite de plaintes des populations et de pressions des élites de ces régions. Un ancien gouverneur déclare en privé : « nous sommes censés être les dépositaires de l’autorité mais en réalité, ça n’est pas le cas. Les gens appellent leurs parents [dans les administrations] à N’Djamena pour nous mettre la pression ».
Ainsi, les élites du BEG et du Kanem entretiennent avec le pouvoir une proximité qui leur vaut de peser dans le débat local. Mais elle leur est aussi reprochée par les populations. Elles sont accusées de cautionner les agissements des Zaghawa contre les ressortissants de la région et d’avoir abandonné leur honneur pour « s’enrichir personnellement ».Aujourd’hui, le message des élites du BEG, qui consiste à dire aux jeunes Kreda « nous avons les bonnes grâces du régime, ne gâchons pas cette opportunité », ne passe plus, et leur positionnement vis-à-vis du pouvoir central créé des tensions palpables.
III.Une région en proie à la montée des tensions
A.Des exactions contre les ressortissants du BEG et du Kanem
Depuis 2016, les tensions entre l’Etat et les populations du Kanem et du BEG vont croissantes, alimentées par une série d’exactions commises par des individus perçus comme proches des cercles au pouvoir contre des ressortissants de ces régions.
L’affaire Zouhoura, du nom d’une jeune fille de seize ans originaire du Kanem, violée par des fils de dignitaires du régime en février 2016 à N’Djamena, a provoqué une profonde émotion et une très vive colère dans le pays. La jeune fille a demandé publiquement à ce que les auteurs de l’agression soient punis. Des milliers de personnes ont réclamé « justice pour Zouhoura » lors de manifestations organisées dans plusieurs villes, dont N’Djamena et Mao, et l’affaire a pris une tournure politique en pleine période électorale. Face à cette contestation populaire à quelques semaines du scrutin présidentiel, le président a dû prendre la parole pour condamner cet acte et assurer « aux filles et aux mères du pays que justice sera rendue ». Le 30 juin 2016, la cour criminelle du Tchad a condamné plusieurs auteurs présumés du viol à dix ans de prison.
Pour les populations du Kanem et du BEG, il ne s’agissait pas d’un incident isolé. En novembre 2016, après une bagarre entre deux adolescents à la fin d’un match de football, des affrontements intercommunautaires opposant des Zaghawa, l’ethnie du président, à des Kreda ont éclaté à Ngueli, dans le neuvième arrondissement de N’Djamena, faisant plusieurs morts. Deux jours plus tard, des hommes armés, supposément zaghawa, ont tiré sur la foule venue se recueillir lors de la cérémonie funéraire, tuant cinq personnes.
En avril 2017, un nouvel incident est venu allonger la liste des griefs des Kreda à l’égard des Zaghawa. Des assaillants armés ont attaqué un convoi de prisonniers à Massaguet en route vers Koro Toro, tuant une dizaine de détenus, en majorité kreda. Leur cible était un colonel kreda et ses gardes du corps accusés d’avoir tué le général zaghawa Adam Touba, leur chef hiérarchique au sein de la force mixte Tchad-Soudan. Cette embuscade a suscité l’ire des jeunes Kreda, dont beaucoup disent ressentir un sentiment d’humiliation très fort. Les auteurs de la fusillade auraient été condamnés fin juin 2018 à perpétuité mais les commanditaires restent libres.
Face à ces exactions, l’élite kreda tente d’apaiser la jeunesse du BEG mais est de moins en moins audible. Ainsi, après les affrontements de Ngueli, les jeunes Kreda, contre l’avis de leurs aînés, ont demandé aux familles des victimes de refuser la diya (un mode de règlement des conflits pourtant courant au Sahel), proposée par les familles zaghawa concernées. Ils ont préféré se cotiser pour soutenir les familles endeuillées. Le refus de la diya est assez rare, notamment chez les Kreda. Après l’attaque du convoi, les jeunes Kreda ont aussi dissuadé les familles des victimes d’organiser une cérémonie de recueillement, leur suggérant de refuser les condoléances des représentants de l’Etat.
Les auteurs de certaines attaques se sentent protégés du fait de leurs liens avec les dirigeants.
Par le passé, la violence au Tchad a très souvent été alimentée par des évènements localisés et ponctuels. Apparemment sans liens directs avec le débat politique qui se joue à N’Djamena, ces événements reflètent pourtant la réalité des rapports de force et de pouvoir au sein de la société tchadienne. Les auteurs de certaines attaques se sentent protégés du fait de leurs liens avec les dirigeants. Dans ce contexte, des attaques ciblées contre des ressortissants du BEG et du Kanem par des individus perçus comme proches du pouvoir cristallisent les ressentiments et nourrissent un discours populaire simpliste anti-Zaghawa. A la suite de ces attaques, des messages appelant les jeunes Kreda à rejoindre la rébellion en Libye ont largement circulé sur les réseaux sociaux. Selon plusieurs cadres de l’administration originaires du BEG et du Kanem, ces différents incidents et l’impunité dont bénéficient certains de leurs auteurs ou commanditaires ont contribué au ralliement de ressortissants de ces régions aux groupes rebelles du Sud de la Libye. C’est le cas de l’oncle de Zouhoura, parti en Libye « pour venger sa nièce ».
B.Une économie régionale dans le rouge
Les régions du BEG et du Kanem cumulent les difficultés d’un environnement sahélien très contraignant, d’inégalités de genre très marquées, d’un sous-investissement de l’Etat dans les services de base et d’une faible présence des acteurs humanitaires ou du développement dans la zone. Bien que proches de N’Djamena, ces régions sont enclavées. L’absence d’infrastructures et les distances importantes qui séparent les villages des centres administratifs rendent les déplacements difficiles. A Mao, le chef-lieu du Kanem, les pesanteurs traditionnelles liées à la place du sultan dans le processus de décision contribuent aussi à freiner les investissements.
Les régions de la bande sahélienne, qui comptent parmi les plus pauvres du pays, enregistrent chaque année des indicateurs de malnutrition ou de santé maternelle et infantile alarmants. Cette situation décourage les bailleurs de fonds internationaux, qui selon des acteurs humanitaires, ne veulent plus donner beaucoup d’argent aux ONG pour des régions comme le Kanem et le BEG « car ces indicateurs ne s’améliorent pas depuis quinze ans et on fait face à une crise de malnutrition chronique ».
Au-delà de ces handicaps structurels profonds, les difficultés actuelles des populations du BEG et du Kanem résultent aussi de causes conjoncturelles : la crise financière qui touche le Tchad depuis 2014, liée notamment à la chute des cours du pétrole ; une faible production agropastorale en 2017/2018 ; une baisse de la production céréalière (moins 27 pour cent pour le Kanem, 20 pour cent pour le BEG) sur cette même période ; et surtout l’évolution négative du contexte sécuritaire régional. La fermeture des frontières du Tchad avec le Nigéria, la République centrafricaine et épisodiquement avec la Libye et le Soudan entrave l’économie de ces régions enclavées, très dépendantes des échanges commerciaux avec les pays voisins.
Dans le rapport intitulé Boko Haram : au-delà de la réponse sécuritaire, Crisis Group a décrit les conséquences pour les populations du lac et les éleveurs sahéliens des activités du groupe jihadiste, de la fermeture de la frontière entre le Tchad et le Nigéria en 2014 et de l’instauration d’un état d’urgence qui, bien que non renouvelé, perdure dans les faits. Dans un pays où traditionnellement 80 pour cent du bétail exporté est vendu au Nigéria, les restrictions de mouvements sur le lac et la rupture des échanges transfrontaliers vers le Bornou voisin affectent considérablement les flux traditionnels de commerce d’animaux sur pied et entrainent une crise pastorale majeure. Les éleveurs empruntent des routes plus longues pour se rendre dans les pays voisins ou sont contraints de vendre leurs animaux au Tchad à très bas prix (parfois jusqu’à 50 pour cent de baisse pour les bovins).
Le bétail devient un capital en danger et les revenus des éleveurs ont drastiquement chuté. Face à cette situation, plusieurs bailleurs humanitaires, dont le service de la Commission européenne chargé de la protection civile et des opérations d’aide humanitaire européennes (ECHO) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ont financé des projets de déstockage d’animaux en achetant des bêtes au prix du marché habituel, pour ensuite vendre la viande séchée. Si ces projets sont très utiles, leur envergure est limitée puisqu’ils ne concernent que quelques milliers de têtes de bétail.
La fermeture, plus ou moins étanche et par intermittence, de la frontière tchado-libyenne et l’instauration d’une zone d’opérations militaires au Nord du Tchad depuis janvier 2017 entravent également le commerce et renchérissent les importations de produits alimentaires et manufacturés au BEG et au Kanem. En effet, ces régions, bien que plus proches de N’Djamena, sont traditionnellement tournées vers la Libye pour leur approvisionnement et le commerce. A Moussoro et à Mao, les marchés importants sont nommés « marchés libyens » et ces villes forment un trait d’union commercial entre le Sud de la Libye et la capitale tchadienne.Ainsi, de nombreux commerçants de N’Djamena viennent depuis longtemps à Mao et à Moussoro pour y acheter des produits importés de Libye. La baisse du commerce avec ce pays affecte donc les ressources des habitants de ces villes-relais.
C.Des clivages intrareligieux
Contrairement aux pays voisins comme le Nigéria, la République centrafricaine (RCA) ou encore le Soudan, le Tchad, où les musulmans représentent environ 55 pour cent de la population et les chrétiens près de 40 pour cent, n’est pas frappé par des violences interconfessionnelles. En revanche, c’est une terre de prosélytisme, comme le montrent la montée des églises évangélistes au Sud du pays et le développement dans la bande sahélienne de courants dits wahhabites, une appellation galvaudée pour désigner les branches plus rigoristes de l’islam au Tchad.
La forte présence de ces derniers au BEG génère parfois des tensions locales de faible intensité et s’inscrit surtout dans une lutte d’influence plus large entre les communautés musulmanes du pays. Depuis les années 1990, les autorités nationales et le Conseil supérieur des affaires islamiques (CSAI), l’instance officielle représentative de l’islam au Tchad, traditionnellement dirigée par un soufi, n’ont pas caché leurs craintes face à l’essor dans ces régions des courants wahhabites de l’organisation islamique Ansar al-Suna. Ils se développent notamment au sein des populations kreda, qui commercent depuis longtemps avec l’Arabie saoudite et sont bien représentées dans la diaspora tchadienne à Riyad, la capitale.
Après les attentats perpétrés à N’Djamena en 2015, les autorités tchadiennes ont renforcé leur contrôle sur l’espace religieux.
A cet égard, le président Déby, en voyage à Moussoro il y a plusieurs années, aurait exhorté des membres d’Ansar al-Suna à « ne pas quémander l’argent des arabes [des Saoudiens] pour déstabiliser le Tchad ». Entretenant des relations acrimonieuses avec ceux qui se prétendent wahhabites, le cheick Hissen Hassan Abakar, ancien président du CSAI décédé en janvier 2018, aurait quant à lui alerté l’ambassade américaine au Tchad dès 2007 sur l’activisme religieux supposé des représentants d’Ansar al-Sunna dans les pays du Golfe et les messages de propagande diffusés sur leur radio Al-Bayane. De leur côté, les « wahhabites » ont longtemps critiqué les instances officielles de l’islam au Tchad, percevant le CSAI comme une organisation soufie cherchant à endiguer leur développement.
Après les attentats perpétrés à N’Djamena en 2015, les autorités tchadiennes ont renforcé leur contrôle sur l’espace religieux en interdisant la burqa et le turban, en surveillant davantage certaines mosquées de quartier, des prêches du vendredi, des enseignements coraniques et des émissions de radio. Des associations dirigées par des ressortissants de Moussoro, dont Ansar al-Sunna al-Mohamadiya, ont été dissoutes ou suspendues pour « risque de trouble à l’ordre public ».Plusieurs mosquées ont également été fermées dans le BEG et des agents publics auraient été nommés dans la radio communautaire de Moussoro pour éviter les dérives confessionnelles. Ce canevas de mesures s’est accompagné d’un « discours de promotion d’un islam tchadien », sous-entendu le soufisme dans ses diverses composantes. Beaucoup de Kreda proches d’Ansar al-Sunna considèrent que ce discours et les mesures prises à l’époque stigmatisent leur communauté.
A Moussoro comme à Salal ou encore dans le quartier Diguel de N’Djamena où les Kreda sont très présents, une forme de résistance passive s’est développée sous plusieurs formes : des mosquées se construisent sans l’aval du CSAI, donc illégalement ; de très nombreuses femmes bravent l’interdiction du voile intégral ; et les associations dissoutes se reforment sous des noms différents afin de continuer leurs activités. Toutefois, les déclarations d’apaisement d’Idriss Déby en 2017 et sa demande au CSAI de renouer le dialogue avec tous les courants musulmans ont apaisé la situation. Le nouveau bureau du CSAI, nommé en avril 2018 après la mort du cheick Hissen Hassan Abakar, a ouvert ses portes aux proches d’Ansar al-Sunna.
Au Tchad, l’influence croissante de ce courant a été relativement indolore politiquement, contrairement au Soudan, où des représentants d’Ansar al-Suna sont présents au gouvernement et contribuent à définir l’agenda politique. En revanche, la progression des mouvements plus rigoristes a des conséquences sociales. Des étudiants soufis à N’Djamena confient à Crisis Group : « les gens se parlent moins, se saluent moins » ; « ils nous prennent pour de mauvais musulmans ». Des querelles entre soufis et wahhabites ont engendré quelques tensions à Moussoro. Les courants plus rigoristes rejettent ainsi les prières organisées à la demande des soufis pour la venue de la pluie ou encore la célébration de l’anniversaire du prophète. Mais localement, ces divergences ne mènent pas à des situations de conflits.
Sur le plan sécuritaire, les tensions intrareligieuses ne sont pas le moteur de l’opposition armée tchadienne basée dans les pays voisins, même si certains rebelles utilisent des références religieuses pour renforcer leur message critique vis-à-vis des autorités. Avant son arrestation en 2017 au Niger, l’ancien chef du Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR) originaire du BEG, Mahamat Hassan Boulmaye, qualifiait Déby et les cadres du BEG gravitant autour du pouvoir de mauvais musulmans en s’appuyant sur des sourates du Coran et des hadiths. Des proches de Boulmaye reconnaissent en privé qu’il n’a jamais été un pratiquant assidu et que son utilisation de références religieuses était une stratégie pour mobiliser.
Par ailleurs, des jeunes hommes et des intellectuels proches d’Ansar al-Suna, parfois issus du BEG, sont présents dans les rangs des rebelles.Ainsi, Abderaman Issa, ancien député kreda du Mouvement pour la paix et le développement au Tchad (MPDT) et enseignant-chercheur en histoire contemporaine à l’université de N’Djamena et à celle du roi Fayçal aurait rejoint la rébellion avant d’être arrêté avec Boulmaye en 2017.
La forte présence des courants dits wahhabites au BEG est sans aucun doute une source d’inquiétude pour les responsables religieux soufis au Tchad mais aussi pour les autorités locales et nationales, ce qui conduit à des frictions avec les mouvements proches d’Ansar al-Suna. Pourtant, localement, les tensions entre soufis et wahhabites demeurent de faible intensité et une large majorité des personnes rencontrées à Moussoro ou à N’Djamena disent ne pas voir à ce stade un risque de conflit religieux dans la bande sahélienne.
IV.Une jeunesse de la bande sahélienne sur la route
Bien davantage que les tensions intrareligieuses, la crise économique conjuguée aux crispations politiques et sécuritaires à l’œuvre dans les régions du Kanem et du BEG favorisent une augmentation des départs de jeunes hommes vers le Nord et les pays voisins, en particulier la Libye. Contrairement aux Tchadiens, peu nombreux, originaires du Sud, de l’Est et de N’Djamena qui cherchent parfois à rejoindre l’Europe, la majorité des jeunes du Kanem et du BEG qui émigrent en Libye s’y installent.
L’Etat tchadien perçoit globalement ces migrations du Kanem et du BEG vers la Libye comme des mouvements d’adhésion aux rébellions. Les mesures prises par les autorités locales et nationales pour réguler les départs ont donc surtout pour objectif de limiter les ralliements de jeunes aux groupes armés tchadiens au Sud de la Libye. Pourtant, cette perception de l’Etat tchadien est exagérée et la réalité est plus contrastée. Beaucoup de Tchadiens partent traditionnellement en Libye pour travailler et transfèrent une partie de l’argent ainsi collecté à leurs familles restées au Tchad. Dans les régions de la bande sahélienne, ces transferts constituent les principales sources de revenus de nombreux ménages. Une majorité de jeunes rencontrés par Crisis Group à Moussoro et à Mao disent vouloir partir en Libye pour trouver du travail, souvent avec le soutien de membres de leurs familles déjà sur place. La migration a donc une vocation redistributive.
A.Des migrations qui prennent de l’ampleur
Historiquement, le Kanem et le Bahr el-Ghazel sont des terres d’émigration et comptent parmi les régions aux taux d’émigration les plus importants du Tchad. D’abord politiques et sécuritaires, ces migrations sont devenues principalement climatiques et économiques depuis les années 1970. Lors des grandes sécheresses de 1973 et 1984, de nombreuses familles sont parties vers les grandes villes comme N’Djamena ou vers le sud du Tchad, ou ont émigré notamment en Arabie saoudite via le Soudan, au Nigéria et en Libye. Aujourd’hui, les Kreda et les Kanembou sont sans doute les Tchadiens les plus nombreux à Riyad. Ils vivraient dans leur majorité de petits boulots. Plus de 80 000 Tchadiens, en grande majorité des hommes, seraient par ailleurs installés en Libye, pratiquant le plus souvent l’agriculture et le commerce.
1.Plusieurs coups d’accélérateurs au cours de la dernière décennie
La découverte de gisements d’or dès 2012 au Tibesti (région située au Nord du Tchad), au Niger, au Nord Darfour (Soudan), au Sud de l’Algérie, au Sud de la Libye, et en 2015 dans la région du Batha (centre du Tchad), a abouti à une ruée vers l’or et donné une nouvelle impulsion à ces déplacements. En Algérie, où l’orpaillage artisanal est interdit, plusieurs orpailleurs tchadiens, dont certains venaient du BEG et du Kanem, ont même été arrêtés il y a quelques années. A l’époque, le ministre de la Justice tchadien était intervenu en personne pour demander leur libération, mais certains étaient déjà morts en prison.
Malgré son interdiction, l’orpaillage dans la région du Tibesti continue à attirer de nombreux Tchadiens mais aussi des étrangers.
Malgré son interdiction, l’orpaillage dans la région du Tibesti continue à attirer de nombreux Tchadiens mais aussi des étrangers, dont certains passent par des réseaux organisés qui pratiquent une forme de traite humaine.La réorientation de certaines routes migratoires vers les mines d’or du Tibesti témoigne de l’importance de ces nouveaux points de passages dans le parcours des migrants vers le Fezzan en Libye. Cependant, les très fortes tensions qui secouent le Tibesti depuis le mois d’octobre 2018 et les affrontements qui opposent l’armée, massivement déployée au Nord du pays, aux groupes d’autodéfense teda près des zones aurifères, pourraient avoir un impact sur ces migrations.
Les évolutions sécuritaires régionales ont également eu une forte influence sur ces dynamiques. Dans un premier temps, le conflit en Libye à partir de 2011 a provoqué une vague de retours de Tchadiens installés dans ce pays depuis plusieurs dizaines d’années et qui, pour beaucoup, ont tout perdu. Selon les acteurs humanitaires qui ont travaillé à leur réinsertion, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont fui les violences et se sont réinstallées au Kanem et au BEG en 2011. Alors que ces retournés envoyaient auparavant beaucoup d’argent à leurs familles, ils sont devenus une charge pour ces dernières. Confrontés à la chute drastique de leur niveau de vie et vivant mal le passage d’une vie urbaine et moderne à un environnement rural aride, beaucoup sont repartis en Libye en dépit de l’insécurité persistante.
Par ailleurs, dans un contexte de crise économique, la migration devient la stratégie d’adaptation la plus efficace pour améliorer son niveau de vie.A travers ces périples, la majorité des jeunes du BEG et du Kanem sans activité tentent d’accéder à une forme d’autonomie économique, condition souvent nécessaire au mariage et à la reconnaissance sociale. Or, les migrations hors des frontières sont considérées comme plus lucratives que les migrations internes. Pour d’autres jeunes qui font du commerce entre les régions sahéliennes et la Libye, les évènements qui ont suivi la chute du guide libyen Mouammar Kadhafi ont même ouvert de nouvelles perspectives. « Je fais le commerce de voitures entre Sebha et Moussoro. Après 2011, il y a eu plus de voitures en vente sur le marché. Je peux trouver un véhicule Hilux pour 3 ou 4 millions de francs CFA (5 260 à 7 014 dollars) au Sud de la Libye», confie un jeune commerçant de Moussoro, ajoutant « pour me protéger, j’achète une arme dès que je passe la frontière libyenne car il n’y a pas de contrôles là-bas ».
2.Une tendance à la hausse en 2017 et 2018
Les dynamiques migratoires depuis le Kanem, le BEG et le Batha limitrophe se sont intensifiées depuis 2017-2018. Cette réalité est confirmée par les ONG humanitaires, qui disent observer de plus en plus de ménages scindés dans cette zone : « quand on demande aux femmes si on peut leur administrer un médicament, la plupart nous disent qu’elles doivent d’abord joindre leurs maris qui se trouvent à l’étranger ».
D’après les observations très prudentes de l’OIM, qui a installé deux points de suivi des flux à Zouarké et Faya-Largeau, dans le Nord du Tchad, plus de 2 000 personnes ont passé la frontière libyenne via Zouarké rien qu’au mois de mars 2018. Des Tchadiens en Libye font également le chemin inverse et rentrent au Tchad en raison de l’insécurité sur place. Les affrontements opposant Toubou et Awlad Suleiman pour le contrôle de la ville de Sebha, au Sud de la Libye en 2018, ont sans doute précipité certains retours.
Cette accélération des migrations ne se limite pas aux Tchadiens. Bien que le Tchad ne soit pas situé sur une des principales routes migratoires vers l’Europe et que les flux y soient limités, les contrôles renforcés ces dernières années au Niger (notamment à Agadez) et au Soudan – deux itinéraires traditionnels – ont amené certains migrants originaires d’Afrique de l’Ouest et de l’Est à tenter leur chance via le Tchad. Ainsi, des Sénégalais, des Libériens, des Somaliens, des Erythréens ou encore des Maliens et des Soudanais en route vers la Libye dévient leurs itinéraires et passent par le Tchad. Contrairement à une majorité des jeunes Tchadiens de la bande sahélienne qui ne cherchent pas à rejoindre l’Europe, ces étrangers ainsi que des Tchadiens venus du Sud, de N’Djamena et de l’Est souhaitent souvent traverser la Méditerranée.
Mao est d’ailleurs reconnu comme un point de transit des Tchadiens méridionaux qui cherchent à rejoindre la côte méditerranéenne :Des passeurs prennent contact avec des Tchadiens qui veulent aller en Europe. Une fois ces personnes arrivées à Mao, on leur dit de quitter la ville par leurs propres moyens pour éviter les contrôles et des lieux de regroupement sont définis à quelques kilomètres de la ville. Là-bas, les gens sont amassés dans des voitures qui prennent la direction du Nord.
Les routes reliant Mao à Zouarké dans le Nord sont dangereuses et l’absence de points d’eau rend ces trajets très éprouvants.
B.La tentation de la rébellion
Dans une minorité de cas, les trajectoires des jeunes hommes de la bande sahélienne qui partent en Libye mêlent économie de survie, mercenariat et passages plus ou moins longs dans les rébellions, notamment pour amasser un capital. La chute de Kadhafi en 2011 a en effet créé un nouveau système régional de conflits et contribué à l’apparition d’un marché de combattants ayant aspiré certains jeunes de ces régions qui ont rejoint des groupes armés ou sont devenus mercenaires. Pour des pans de la jeunesse sahélienne au Tchad, la rébellion n’est plus forcément un moyen d’accéder au pouvoir mais davantage un vecteur d’ascension sociale dans des sociétés très inégalitaires. On compterait aujourd’hui entre 2 000 et 4 000 combattants tchadiens au Sud de la Libye.
La rébellion n’est plus forcément un moyen d’accéder au pouvoir mais davantage un vecteur d’ascension sociale dans des sociétés très inégalitaires.
Il serait pourtant erroné de décrire ces ralliements comme un simple passage obligé ou comme un phénomène strictement économique, sans prendre en compte les problèmes de gouvernance à l’œuvre. La présence importante de Dazagada du Kanem et du BEG (notamment des Kreda et des Kercheda) dans les groupes armés en Libye témoigne, en plus de l’attraction économique évidente qu’exerce la rébellion, des frustrations des jeunes générations des régions sahéliennes. Ainsi, à Moussoro comme à Mao, de nombreux jeunes disent éprouver un sentiment d’humiliation et vouloir prendre leur revanche, et affirment que certains de leurs frères et amis sont partis rejoindre les rébellions en quête de vengeance après l’affaire Zouhoura, les évènements de Massaguet et de Ngueli.
Certains chefs rebelles tchadiens au Sud de la Libye sont originaires de ces régions et n’ont pas de mal à recruter. Ainsi, Ali Mahadi Mahamat, un Gorane (Daza Kecherda) de Salal dirige actuellement le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), une des scissions de l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) de Mahamat Nouri. Sans doute l’un des groupes d’opposition armée tchadienne les plus riches en combattants au Sud de la Libye, il est notamment actif dans la région de Joufra. Selon plusieurs jeunes hommes rencontrés à Moussoro et Mao, les réseaux sociaux servent de caisses de résonance et jouent un rôle majeur dans ces mobilisations. Les chefs des rébellions en ont d’ailleurs conscience : « le monde a changé. Les jeunes d’aujourd’hui ultraconnectés n’attendent pas les ordres passivement », déclare Ali Mahadi Mahamat.
Plusieurs centaines de combattants, essentiellement kreda, ont également formé leur propre faction armée en 2016, le Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR). Ils se sont séparés du FACT après des tensions de commandement et des affrontements internes, illustrant les divisions incessantes des rébellions tchadiennes. L’ancien secrétaire exécutif du CCMSR, Mahamat Hassan Boulmaye, un Kreda de Moussoro, a souvent fait référence dans ses écrits aux grandes figures du Bahr el-Ghazel pour mobiliser et justifier la rébellion. Il n’hésitait pas à s’en prendre directement aux ressortissants de sa région proches du pouvoir de Déby, les présentant comme des traîtres « à la cause du BEG ». A Moussoro et à Mao, ce genre de messages trouve un écho favorable auprès de nombreux jeunes.
En août 2018, lors d’une attaque en territoire tchadien, dans la région du Tibesti près de la Libye, le CCMSR a tué plusieurs dizaines de soldats tchadiens et enlevé d’autres militaires, démontrant une nouvelle fois sa capacité de nuisance. Par ailleurs, alors que la tension monte au Tibesti entre la population teda et l’armée, le porte-parole du CCMSR, Kingabé Ogouzemi de Tapol, a cherché à capitaliser sur la colère des Teda pour tisser des alliances opportunistes avec les mécontents du Tibesti. Cette stratégie a largement échoué et le coordinateur des groupes d’autodéfense de Miski, Molly Sougui, a très vite condamné les tentatives de récupération du conflit au Tibesti par le CCMSR.
Comme par le passé au BEG et au Kanem, la résistance ne s’organise pas sur place mais se délocalise. Ainsi, contrairement au Nord du Tchad, les régions de la bande sahélienne ne sont pas des zones incubatrices de rébellions mais davantage des réservoirs de combattants pour les groupes armés. Par ailleurs, les commerçants et les familles tchadiennes en Libye sont très souvent approchés par les recruteurs des groupes présents sur place. « Ils passent voir mes parents tous les mois pour les saluer et prendre de mes nouvelles », raconte un jeune commerçant de Moussoro dont la famille se trouve en Libye, ajoutant : « ils disent que si je le souhaite, je peux les rejoindre ; beaucoup de mes amis l’ont fait ». Les autorités tchadiennes assurent également, sans que cela ait pu être vérifié, que des recruteurs se trouvent au Kanem, au BEG et au Batha.
V.Les réponses de l’Etat
Dans un contexte de développement des rébellions au Sud de la Libye, l’Etat tchadien perçoit, de façon exagérée, la recrudescence de départs des jeunes de la bande sahélienne vers la Libye comme un mouvement massif d’adhésion à ces rébellions. « La ruée vers l’or dans le Tibesti cache d’autres réalités. Tout le monde le sait. Ces jeunes partent dans la rébellion », confie un haut responsable de l’administration territoriale en poste à Mao. A Moussoro, les autorités ajoutent : « il n’y a plus de taxis motos, ils partent vers le nord pour joindre la rébellion ». Quant au ministre de la Sécurité publique Ahmat Mahamat Bachir, il déclarait en août 2018 que les orpailleurs étaient de mèche avec la rébellion.
En prenant des mesures pour juguler l’émigration, l’Etat tchadien cherche avant tout à empêcher les jeunes de rejoindre les bandes armées présentes en Libye. Ainsi, les autorités ont durci et multiplié les contrôles à l’extrême Nord du pays mais aussi dans les régions de la bande sahélienne et mènent des actions de sensibilisation pour dissuader les candidats au départ.
A.Des contrôles renforcés
Dès 2016, Ahmat Mahamat Bachir rappelait que « l’émigration clandestine des Tchadiens vers la Libye était interdite ». Il demandait aux gouverneurs et forces de sécurité dans ces régions de « traquer les personnes défiant cette interdiction », ajoutant que des individus originaires de plusieurs régions, dont le BEG et le Kanem, utilisaient des passeurs pour se rendre en Libye. Depuis, les gouverneurs ont pris plusieurs arrêtés pour empêcher les départs vers le nord du pays en direction de la Libye. A Moussoro, le gouverneur a créé une commission mixte de sécurité entre forces de gendarmerie et garde nationale et nomade pour sillonner les zones-tampon lors de patrouilles communes, notamment entre Faya-Largeau et Moussoro. Avant de quitter Moussoro en direction du nord, tout véhicule doit se présenter aux agents de la surveillance du territoire et de l’Agence nationale de sécurité (ANS) pour indiquer sa destination et le but du voyage et décliner l’identité des voyageurs. De nombreuses barrières ont aussi été érigées et jalonnent les principaux axes qui mènent à la Libye.
Ces mesures ont conduit à l’arrestation de plusieurs centaines de personnes originaires des régions de la bande sahélienne. A la frontière entre le BEG et la région du Borkou, « on a arrêté des amis à moi lorsqu’ils regonflaient leurs pneus », confie un jeune chauffeur de la ville.D’après les autorités, lorsque des véhicules sont arrêtés, ils sont saisis et leurs passagers sont soit emprisonnés, soit fichés. En avril 2018, 372 personnes étaient bloquées à Faya-Largeau. Des habitants de Mao et Moussoro rencontrés par Crisis Group disent avoir été victimes de rackets de la part des forces de sécurité à l’occasion de ces contrôles. La suspicion généralisée qui touche les jeunes candidats à l’émigration des régions sahéliennes envenime encore davantage leurs relations avec les autorités.
Enfin, les dispositifs de sécurité et de contrôle mis en place présentent de sérieuses limites et sont parfois inefficaces. Beaucoup de jeunes contournent ces règles en partant de nuit ou en empruntant d’autres routes. A Zouarké, dans le Nord du Tchad, des témoins affirment avoir vu des convois de dizaines de véhicules passer non loin des barrières sans que les militaires ne puissent les arrêter. Les militaires avoueraient eux-mêmes ne pas avoir les moyens de poursuivre les véhicules qui contournent les contrôles. Par le passé, ce manque de résultats aurait contribué au remplacement de certains gouverneurs (comme à Faya-Largeau).
B.Des actions de sensibilisation bienvenues mais sans grands effets
Des actions de sensibilisation sont également menées pour décourager les jeunes tentés par le départ. Ainsi, les autorités ont demandé aux imams, lors de leurs prêches du vendredi, d’alerter sur les risques liés aux activités d’orpaillage et de tenter de dissuader les fidèles de rejoindre les rebelles. Lors des cérémonies officielles, les autorités passent aussi des messages rappelant les sanctions qu’encourent les candidats au départ. Des membres de la société civile, comme les associations de jeunes ou des professeurs sont mis à contribution pour dissuader les indécis de prendre la route du nord, notamment sur les radios communautaires (Ndjimi à Mao, FM Wadi Bissam à Mondo et Al Bissary à Nokou).
Une série d’exactions commises par des individus proches du pouvoir sur des ressortissants du Kanem et du BEG creusent le fossé entre les populations et l’Etat.
Mais ces campagnes de communication et de sensibilisation se heurtent à plusieurs difficultés majeures : l’accès aux villageois vivant loin des centres administratifs est difficile et les stations de radio ont une couverture limitée. Surtout, ces efforts ne font pas le poids face à l’effet d’entrainement que crée le retour de certains jeunes avec de l’argent, de belles voitures ou d’autres signes extérieurs de richesse.
VI.Désamorcer les tensions et rétablir la confiance
Le mécontentement et les crispations observées au Kanem et à plus forte raison au Bahr el-Ghazel s’accroissent depuis 2016. D’une part, les régions sahéliennes qui font déjà face à des handicaps structurels très prégnants sont frappés par une crise économique majeure, qui rend la vie de ses habitants très difficile. Par ailleurs, une série d’exactions commises par des individus proches du pouvoir sur des ressortissants du Kanem et du BEG creusent le fossé entre les populations et l’Etat. Ces tensions économiques, politiques et identitaires demeurent jusqu’ici larvées mais se traduisent entre autres par une augmentation des départs des jeunes hommes, le plus souvent vers le Nord du Tchad et la Libye.
Si une amélioration très sensible des conditions de vie de ces populations à court ou moyen terme semble illusoire, l’Etat peut toutefois réaliser certains progrès, même limités, pour regagner leur confiance, par exemple en mettant en œuvre une politique de lutte contre l’impunité et en évitant d’amalgamer systématiquement émigration des jeunes et adhésion aux groupes armés. Enfin, les bailleurs internationaux devraient renforcer leur stratégie d’aide dans cette zone réputée « invivable » et qui enregistre depuis longtemps les indicateurs de développement parmi les plus bas du continent.
A.Mettre fin à l’impunité
A la veille du scrutin présidentiel de 2016, le gouvernement avait dû faire face à une forte contestation, notamment dans la capitale N’Djamena. L’impunité dont bénéficient des individus perçus comme proches du pouvoir était l’un des thèmes les plus mobilisateurs. Plus localement, la majorité des personnes interrogées par Crisis Group au Kanem et au Bar el-Ghazel confient se sentir humiliées par le viol de Zouhoura et les meurtres de ressortissants du BEG et du Kanem. L’impunité accordée à certains auteurs de ces exactions favorise le recours aux armes, que des jeunes décrivent « comme le seul moyen de défendre leurs droits et leur honneur ».
En outre, le refus de la diya par les jeunes Kreda après les évènements de Ngueli démontre avec force leur rejet des modes de règlement traditionnels des conflits, qui selon eux avantagent les clans au pouvoir. Le rapport final du Comité d’appui aux réformes institutionnelles, rendu en novembre 2017 en amont du forum national sur la réforme des institutions, qui s’est ouvert le 19 mars dernier, décrit l’application de la diya, devenue un sujet de débat politique, comme une pratique à plusieurs vitesses « de nature à promouvoir la discrimination entre les justiciables qui nourrit le sentiment d’injustice ». Il souligne que la diya ne doit pas faire obstacle à l’action publique et que « la responsabilité pénale doit être individuelle et non collective ».
Pour tenter de mettre fin aux relations de défiance entre les populations du BEG et du Kanem et l’Etat, ce dernier devrait finalement mettre en œuvre cette recommandation qui n’a pas été retenue lors du forum sur la réforme des institutions ni dans la nouvelle Constitution, particulièrement en cas de meurtre. En effet, si les modes traditionnels de règlement des différends ont leur utilité, notamment pour éviter des cycles de violences communautaires, ils ne devraient pas permettre aux auteurs de crimes d’utiliser la solidarité communautaire ou des soutiens politiques pour échapper à la prison. En faisant de la lutte contre l’impunité une priorité, a fortiori pour les individus proches du pouvoir, l’exécutif tchadien pourrait poser les jalons d’une relation plus saine avec les populations du BEG et du Kanem.
B.Eviter la confusion entre migrants et combattants armés
Les autorités tentent de freiner l’émigration vers la Libye de jeunes Tchadiens originaires notamment des régions de la bande sahélienne, qu’elles perçoivent comme un mouvement de ralliement aux rébellions. Le pouvoir tchadien est légitimement préoccupé par l’anarchie libyenne, qu’il perçoit comme une menace sécuritaire majeure, craignant notamment ses conséquences sur le contrôle des routes du Sahara et la prolifération d’armes sur son territoire, et le Sud de la Libye est en effet une terre d’accueil pour quelques milliers de rebelles tchadiens. Mais contrairement au discours des autorités locales dans la bande sahélienne, l’enrôlement dans les groupes armés concerne une minorité des jeunes qui partent en Libye. Ces migrations vers la Libye ne sont pas nouvelles et constituent, pour les populations du BEG et du Kanem, la stratégie la plus efficace pour améliorer leur niveau de vie. En cultivant l’amalgame entre candidats à l’émigration et candidats à la rébellion, les autorités risquent de détériorer plus encore leurs relations avec la jeunesse de ces régions.
Pour éviter que le fossé ne se creuse davantage entre les représentants de l’Etat et les jeunes sahéliens, les autorités devraient adopter une communication publique plus mesurée qui évite les raccourcis entre migrants et futurs rebelles. Par ailleurs, la multiplication des arrestations et la saisie des véhicules confortent une partie de la jeunesse dans l’idée que l’Etat leur est hostile. Il est donc important de substituer aux politiques actuelles qui restreignent la liberté de mouvement d’une population traditionnellement mobile, une politique d’encadrement qui n’exclut pas des mécanismes de contrôle, notamment d’identité et des véhicules, pour vérifier l’absence d’armements.
C.Investir dans le développement au BEG et au Kanem
Les acteurs internationaux sont peu présents dans les régions du BEG et du Kanem. Plusieurs acteurs du développement, en premier chef l’Union européenne dans le cadre de son fonds fiduciaire pour le Sahel et du Fonds européen de développement, la Banque Mondiale et la Coopération suisse financent des projets utiles à Mao ou à Moussoro, mais leur envergure est limitée. Seule une poignée d’ONG (deux ONG internationales, l’une à Moussoro et l’autre à Mao) y sont actives. L’absence d’amélioration tangible des indicateurs humanitaires depuis plusieurs décennies décourage d’autres bailleurs. Au Kanem, au BEG et plus généralement dans la bande sahélienne, les taux de malnutrition sont parmi les plus élevés du continent. Alors que l’attention se focalise sur la région du Lac Tchad en raison des conséquences humanitaires de l’activité de Boko Haram, le risque de polarisation financière sur le lac au détriment d’autres régions est réel. Il convient donc de rééquilibrer et d’étendre le portefeuille de projets afin de ne pas délaisser des régions négligées et qui pourraient créer un terrain fertile pour divers acteurs violents.
Par ailleurs, alors que les phénomènes migratoires demeurent très méconnus au Tchad, il est important de doter les organisations internationales en charge du suivi des migrations, telle que l’OIM, de davantage de moyens pour mieux comprendre ces dynamiques. Une connaissance plus fine des phénomènes migratoires au Tchad permettrait de mieux cerner les besoins des populations tentées par l’émigration, dont les jeunes de la bande sahélienne, mais aussi d’organiser une meilleure prise en charge des personnes retournées.
VII.Conclusion
Si l’hypothèse d’une déstabilisation du Kanem et du BEG est à écarter à très court terme, la colère de la jeunesse est perceptible et gagne en intensité. Dans cette zone stratégique qui forme un trait d’union entre le Soudan et le Niger et entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, il est impératif de veiller à ce que ne se développent pas des foyers d’instabilité.
Afin d’éviter que ces régions deviennent à leur tour des espaces conflictuels « chauds », les autorités tchadiennes doivent démontrer aux habitants, dont beaucoup ont le sentiment qu’il existe des inégalités de traitement entre les membres du clan au pouvoir et le reste de la population, qu’elles peuvent changer de mode de gouvernance.
Nairobi/Bruxelles, 29 novembre 2018