Revenu de son expérience politique sous le règne d’Idriss Déby Itno, le réalisateur présente aujourd’hui son film « Lingui, les liens sacrés », en compétition officielle pour la Palme d’or à Cannes. Rencontre.

Pour le réalisateur tchadien Mahamat-Saleh Haroun, porté disparu depuis quelques années dans le paysage du cinéma africain dont il est avec Abderrahman Sissako l’une des deux grandes figures, c’est le grand retour.

Déjà habitué de la Croisette, l’ancien ministre de la Culture du Tchad est une nouvelle fois – la troisième – en compétition pour la Palme d’or avec son nouveau film Lingui, les liens sacrés. Le dernier long métrage de fiction qu’il avait présenté dans le plus grand festival de cinéma du monde, Grigris, date de 2013. Et la dernière récompense obtenue : le prix du Jury 2010 pour Un homme qui crie, quatre ans après avoir été couronné de la même façon à Venise pour le superbe Daratt, saison sèche. S’il était revenu de façon un peu plus discrète, hors compétition, en 2016 sur la Côte d’Azur, c’était pour la projection d’un documentaire, Hissein Habré, une tragédie tchadienne, qui racontait le combat courageux et déterminé d’une association de victimes de la dictature pour obtenir réparation après les sévices endurés dans les années 1980.

Haroun avait été happé par la politique, nommé ministre de la Culture, du Tourisme et de l’Artisanat par Idriss Déby Itno, au début de l’année 2017, alors qu’il finalisait un long métrage « français », Une saison en France, avec, dans les rôles principaux (une fois n’est pas coutume) des comédiens professionnels reconnus, Sandrine Bonnaire et Eriq Ebouaney. Cette parenthèse politique, conclue par une démission quelque peu forcée, n’a duré qu’une année. C’est alors qu’il avait décidé d’écrire le scénario de Lingui et de revenir tourner au Tchad avec un casting recruté sur place.

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Sous-titré Les liens sacrés, ce film raconte comment la vie d’Amina est sur le point de s’effondrer quand elle découvre que sa fille Maria, une collégienne de 15 ans, est enceinte. Laquelle, victime d’un viol dont elle ne veut pas parler, entend à tout prix avorter malgré les réticences d’Amina, elle-même rejetée depuis toujours par sa famille en tant que mère célibataire, qui lui rappelle l’interdit religieux et celui de la loi. Malgré aussi le manque de moyens pour mener à bien une intervention non seulement risquée mais également très coûteuse. Les deux femmes qui habitent seules dans un faubourg de N’Djamena, capitale du Tchad, vont entamer un rude combat les conduisant à tester les limites mais aussi parfois les vertus de la solidarité au pays du « Lingui ».

Fortement applaudi lors de sa présentation officielle dans l’immense Palais des festivals, d’une très grande beauté en dépit d’un sujet austère traité de façon sobre et frontale, très simple, ce film, le seul issu d’Afrique subsaharienne en compétition, pourrait-il mettre fin à plus d’un demi-siècle de disette pour l’Afrique à Cannes ? La dernière – et l’unique – Palme d’or récompensant le Continent date en effet de 1967, quand l’Algérien Mohammed Lakhdar-Hamina avait obtenu cette consécration pour Chronique des années de braise. Une sorte de plafond de verre que seuls Haroun et le Marocain Nabil Ayouch, également en compétition cette année, sont en mesure aujourd’hui de briser.

Jeune Afrique : Aujourd’hui, après une période intense marquée par l’acceptation d’une fonction politique à la tête d’un ministère au Tchad et la réalisation d’un film français, vous voilà à la fois de retour à Cannes et, vu le sujet du film en compétition sur la Croisette, de retour cinématographiquement en Afrique. Des retours heureux ?

Mahamat-Saleh Haroun : Je le vis plutôt bien. Mais pas dans la continuité. Chaque fois que je reviens à Cannes, je ressens une émotion toute nouvelle, ce n’est jamais pareil. Une expérience unique à faire et à refaire.

Pourquoi y a-t-il eu une année d’attente alors que le film était prêt en 2020 et que le festival a annoncé cette année-là une sélection ? Et pourquoi ne pas avoir été montrer le film, une fois Cannes annulé, à la Mostra de Venise, cet autre grand festival qui a accueilli et récompensé un de vos longs métrages, le tout premier, Bye Bye Africa, en 1999 ?

En réalité le festival m’a demandé de choisir l’an dernier si je préférais sortir le film avec le label Cannes 2020 ou attendre un an. Or pour un film comme le mien, obtenir la visibilité la plus grande, celle que confère sa projection à Cannes, est essentielle. J’ai donc attendu. Pour Venise, je n’avais tout simplement pas envie d’y aller. Les temps ont changé. L’Italie, depuis pas mal d’années, est devenue un pays fermé au cinéma venu d’ailleurs comme le mien. Seuls les films américains sont les bienvenus. Les Italiens n’achètent pas nos films, cela ne les intéresse pas. Montrer le film dans un territoire qui ne le distribuera jamais, c’est subir une violence qu’à mon âge je trouve inacceptable.

Votre cinéma tournait depuis le début autour de thèmes comme les pères défaillants, l’exil, la guerre. Changement complet avec Lingui, un film avec des femmes, une mère et sa fille sont au centre de l’histoire. L’influence des temps actuels, de #MeToo ?

Je suis passé en effet à autre chose, aux femmes. Aux mères responsables et conscientes, surtout. Mais mon scénario date d’avant #MeToo. D’ailleurs les questions que soulève ce mouvement renvoient à des situations que vivent les Tchadiennes depuis de nombreuses années. Depuis qu’un État existe au Tchad. Notamment pour l’avortement. Avant cela, les femmes avaient toujours pu se débrouiller pour interrompre les grossesses non désirées. Mais quand elles se sont retrouvées confrontées à un État, un État néocolonial puisqu’il faut l’appeler par son nom, elles ont du faire face à un pouvoir politique qui interdisait l’avortement par des lois sévères et faire face aussi à des gens et une société qui voulaient priver les femmes de leur liberté de choisir.

Je suis passé en effet à autre chose, aux femmes. Aux mères responsables et conscientes, surtout.

 Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Avez-vous eu à connaître une histoire semblable à celle que vivent les personnages du film ?

Non, ce n’est pas lié à un cas particulier. C’est un sujet d’intérêt permanent au Tchad, où il y a beaucoup d’histoires rappelant celle que raconte Lingui. Cela a même désormais pignon sur rue car la presse en parle. On retrouve des fœtus dont on s’est débarrassé, il y a des nouveaux nés qu’on abandonne. Il faut savoir qu’au Tchad, les jeunes filles ne reçoivent aucune éducation sexuelle. Et quand elles tombent enceintes, elles sont considérées comme fautives, comme déshonorant leur famille. Il faut donc qu’elles éliminent le problème d’une manière ou d’une autre. Pour celles qui choisissent l’avortement, clandestin évidemment, cela se termine souvent par une tragédie. Voilà simplement pourquoi j’ai voulu traiter ce sujet.

La justice tchadienne est-elle vraiment implacable, même en cas de viol ?

Elle est dure mais elle essaie d’être compréhensive. Elle slalome comme elle peut car ce n’est pas elle qui légifère. Et le législateur a tout quadrillé. En cas de viol, on peut demander l’autorisation de procéder à un avortement à un juge, mais celui-ci ne peut statuer sans une ordonnance dépendant en fin de compte de l’Assemblée nationale. Tout cela prend tellement de temps que finalement l’intervention ne peut plus être réalisée quand tout est en ordre.

Le titre du film, Lingui, évoque le lien, la solidarité. Une vertu africaine qui prend une forme particulière au Tchad ?

Cela a une importance toute particulière au Tchad. Car la solidarité, le « Lingui », a été pensé. C’est le précepte sur lequel on s’appuie pour faire communauté. Ce n’est pas comme ailleurs une solidarité de circonstance, parce qu’on n’a pas, par exemple, de quoi manger. Dans ce concept-là de partage, d’entraide, il y a surtout une notion de loyauté. « Je ne te ferai pas de mal parce que je suis loyal et parce qu’il y a des liens sacrés qui nous unissent. » Et si je romps le Lingui, je sais qu’il y a un grand risque de conflit. Donc c’est le Lingui qui maintient la cohésion sociale.

Et dans le film, comme la mère finira par le savoir, le lien a été rompu par le voisin, ce qui va la rendre violente. Une réaction acceptable sinon normale ?

Il s’agit d’une certaine façon, avec le Lingui, d’une éthique du voisin et du voisinage. Et là, dans le film, le voisin, c’est le violeur. Donc le problème auquel font face la mère et la fille est corrélé à l’acte d’un homme qui ne l’a pas respecté. Amina ne cherche pas à le tuer, mais à lui donner une belle leçon à coup de gourdin. Comme il est lui-même sorti du cadre, elle ne le respecte pas non plus. Et elle ne fait que ce que lui dicte son cœur, ce qui lui semble juste, sans référence au Lingui.

Le « Lingui » est un concept de partage, d’entraide et surtout de loyauté.

 Dans le film, les personnages font face à deux grands opposants à la solution de l’avortement : le pouvoir politique et, surtout, le pouvoir religieux. Le second, alors même que le Tchad semble être un pays d’islam modéré, est-il effectivement le plus difficile à affronter ?

Oui, c’est bien le pouvoir religieux auquel il est le plus difficile de faire face. Il repose sur un dogme, alors que le politique repose sur une idéologie. Or une idéologie, on peut en débattre, une discussion est possible. En islam, les textes sacrés, eux, sont immuables et on ne peut y toucher. Personne n’ose envisager de les réviser et on doit appliquer ce qui date du VIou du VIIsiècle. Au Tchad, il ne faut pas s’y tromper. L’islam est sunnite, et il est en réalité lié au wahhabisme. Il peut être soft, mais il régit toute la vie des gens. Même sans être extrémiste, il a une main mise sur les individus. Cela se voit aujourd’hui à travers les accoutrements, les looks, c’est ainsi qu’on vous terrorise quant à votre manière d’être.

Pour beaucoup, cela peut sembler un détail, mais Amina et Maria possèdent des animaux de compagnie, un chien et un chat, qui sont de véritables personnages, des membres de la famille dirait-on. Ce n’est pas courant dans les films africains…

J’ai effectivement voulu en faire des personnages, et cela d’autant plus qu’on n’en voit pas souvent dans les films africains. Quand j’étais petit, je me souviens que j’avais un chien qui s’appelait Patience, comme celui du film. Et il y avait un chat qui s’appelait Galaxie. Un jour, quand je suis rentré au Tchad, le première chose que m’a annoncée ma mère, qui m’accueillait, c’était que Galaxie était mort. Les animaux participent à la construction d’un équilibre, à la construction d’une sorte de mémoire dans un lieu.

Le film est très beau, son esthétique est très soignée, la lumière très présente, ce qui fait contraste avec le sujet, plutôt sombre. Un contraste recherché pour susciter l’émotion ?

Je crois que dans ce film, c’est le sujet, le fond qui fait la forme. Ce contraste, je l’ai donc recherché. Je voulais donner à voir la figure héroïque de ces femmes, et des femmes en général. Il y a pour moi quelque chose dans cette histoire qui doit apparaître comme un cheminement vers la lumière. Ce sont les personnages qui rendent les choses lumineuses et qui deviennent ainsi lumineux eux-mêmes. C’est cela qu’on a essayé de traduire par la mise en scène et la photo.

Je pense être plus utile quand je fais des films plutôt que quand j’essaie de gesticuler dans l’univers politique.

Est-ce le court passage par la politique, par un poste de ministre, qui a changé le cinéaste que vous étiez ?

Oui, cela m’a changé. J’ai appris des choses. En particulier les limites qui caractérisent ces États africains fabriqués de toutes pièces. À un moment donné, fatalement, on se confronte au règne de l’irresponsabilité, au sens premier du terme. L’incapacité à apporter des réponses aux problèmes qui se posent. Cela, c’est tragique. Je pense être certainement plus utile quand je fais des films plutôt que quand j’essaie de gesticuler dans l’univers politique.

Une amère expérience qui met définitivement fin à toute envie de jouer un rôle politique ?

Oui, une amère expérience. La politique, c’est définitivement fini. Même si je suis avec intérêt le sort des projets que j’ai initié, notamment celui d’une école de cinéma.

Que vous inspire l’État du Tchad aujourd’hui ?

Je ne veux pas parler de politique ici, brouiller mon message qui ne doit porter que sur mon film. Mais, évidemment, la poursuite de l’instabilité au Tchad m’inquiète. Pour l’avenir de ses millions d’habitants, c’est préoccupant.

Les débats en France, où vous vivez l’essentiel du temps, autour de la question « décoloniale », du mouvement des indigènes de la République… vous concernent-ils ? Vous font-ils réagir ?

De fait, je me sens un peu étranger à cela. J’ai fait le choix de vivre dans ce pays, la France, donc de faire communauté avec d’autres personnes, de partager des valeurs. Et pas de revendiquer ma singularité. Je trouve que le Lingui est rompu si on insiste sur sa spécificité pour pouvoir exister au sein d’une communauté. Cela peut être dangereux de brandir cela et, à cet effet, de convoquer les récits d’autres pays, notamment les États-Unis, alors qu’on n’a pas la même histoire, le même vécu. Il s’agit pourtant de signifier un mal-être et il se peut que ce soit une étape obligatoire par laquelle l’histoire de France doit passer. Et quand ceux qui ont ce problème identitaire auront retrouvé un équilibre, peut-être n’y aurait-il plus de difficultés pour cheminer tous ensemble.

Seul Africain subsaharien en compétition à Cannes, et bien souvent le seul du Continent dans nombre de festivals internationaux, est-ce une situation difficile à vivre ? Est-ce désespérant pour le cinéma africain ?

Oui, c’est désespérant. J’aimerais que le fait d’être ici me permette d’être un exemple, de susciter des désirs de cinéma, et qu’en fin de compte cette présence devienne quelque chose de banal. J’avoue que quelquefois, c’est un peu lourd de se dire : « Allez, il faut reprendre les armes, car si je ne fais pas un film, il n’y en aura pas d’autre. » Oui, je me sens un peu seul. Avec, à l’occasion, cette impression, cinématographiquement parlant, de porter un peu le Continent sur mes épaules.

Jeune Afrique

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