Premier exportateur de bétail d’Afrique centrale, à travers laquelle ses bêtes sont acheminées sur pied, le Tchad entend changer de braquet en pariant sur la viande. Une stratégie difficile à mettre en œuvre, malgré le plan engagé par le groupe Arise.
Concrétiser une vieille ambition en exportant de la viande fraîche. C’est ce que veut faire N’Djamena avec son élevage.
Disposant de l’un des cheptels les plus importants du continent – estimé à 110 millions de têtes –, premier exportateur de bétail de la sous-région, le Tchad a fait de ce secteur un fleuron et un pilier de son économie.
Deuxième source de revenus du pays après le pétrole, il contribue à hauteur de 30 % au PIB, fait vivre près de 40 % de la population, et alimente toute la sous-région : le pays exporte en effet plus de 1 million de bovins et autant de petits ruminants par an, selon un rapport publié en février 2022 par la Banque mondiale. Mais les bêtes sont expédiées sur pied et non préparées, malgré la réputation de qualité de la viande liée à la pratique du pastoralisme (élevage extensif sur des pâturages). Une situation que le Tchad entend changer.
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Un investissement de 220 milliards de F CFA
Par le passé, cette volonté a plusieurs fois été douchée. Dans les années 1970, une première tentative menée par la Société industrielle de viandes du Tchad (Sivit), reprise par des capitaux privés sous le nom Africa-Viande, fait long feu. À la même époque, l’abattoir de Farcha, à N’Djamena, géré par le ministère de l’Élevage, exporte un temps avant de péricliter. Dans les années qui suivent, en dépit des annonces et des projets engagés, les avancées sont maigres.
NOUS ALLONS CRÉER LA PREMIÈRE FERME D’EMBOUCHE DU PAYS
À partir de 2021, après l’arrivée au pouvoir de Mahamat Idriss Déby Itno, l’ambition est réaffirmée. Le ministère de l’Élevage et l’Agence nationale des investissements et des exportations (Anie) élaborent alors notamment un programme d’appui aux fermes d’embouche (qui finalisent les bêtes avant leur abattage). Mais, en fin de compte, c’est le plan proposé en 2022 par la société Arise Integrated Industrial Platforms (IIP) – fondée par l’ex-patron d’Olam Gabon, Gagan Gupta –, qui s’impose pour développer la filière viande dans le pays.
Le plan du développeur panafricain prévoit un investissement de 220 milliards de F CFA (plus de 335 millions d’euros) pour créer sept zones industrielles spéciales (ZIS, à Dermaya, Dourbali, Moundou, Sarh, Amdjarass, Abéché et Ati) dévolues aux bovins, ovins, caprins et camelins. Conçues autour d’abattoirs modernes (soit des complexes existants nécessitant une réhabilitation, soit de nouveaux à construire) et alimentées par des centrales électriques, ces ZIS doivent permettre de transformer le bétail en viande avant de l’exporter, tout en encourageant la consolidation des activités amont (aliment pour détail, zones de quarantaine) et aval (traitement des peaux et cuirs). Objectif : générer 1 200 milliards de F CFA de chiffre d’affaires et créer 45 000 emplois à l’horizon 2035.
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La stratégie, définie par le cabinet français Apexagri, est mise en œuvre par Laham Tchad, société de projet détenue à 65 % par Arise IIP et à 35 % par l’État tchadien. « Outre la reprise de l’abattoir de Moundou [financé par l’État et inauguré en 2020] et la mise à niveau de celui de Farcha [à N’Djamena], nous allons créer la première zone de quarantaine et la première ferme d’embouche du pays, avec l’idée d’en faire des modèles qui incitent d’autres opérateurs à investir », explique Jacky Rivière, le patron de Laham Tchad, ex-directeur local d’Olam.
Concurrencer les viandes brésilienne et indienne
Gabon, Égypte et Nigeria sont les trois marchés ciblés à court terme par Laham Tchad, qui commercialise sa viande sous la marque Viand’Or. En attendant de disposer d’une machine à glace sèche, indispensable pour l’export de viande fraîche par avion, la société a démarré en juin les expéditions vers le Gabon de viande congelée préparée à Moundou par camions frigorifiques. La société vise un rythme de 200 bovins et 400 petits animaux traités et exportés par jour afin de s’installer sur un marché jusqu’à présent dominé par les produits indiens, argentins et brésiliens.
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« Nous allons aussi lancer l’exportation de viande fraîche par cargo en Égypte, où il y a une place à prendre en raison des difficultés d’un des fournisseurs habituels, le Soudan », ajoute Jacky Rivière, qui entend également percer au Nigeria, premier acheteur de bêtes sur pied tchadiennes, et marché au fort potentiel. Mais, pour ce faire, il faudra convaincre Abuja de lever l’interdiction d’importations de viande en vigueur.
Autres pays dans le viseur : le Cameroun, l’Angola, le Congo, la Libye, le Soudan et les pays du Golfe (pour la viande de chameau), sachant que Laham Tchad veut aussi moderniser la filière nationale à travers la mise à niveau des abattoirs, l’approvisionnent des hôtels et restaurants, ainsi que l’ouverture de deux boucheries, à N’Djamena et à Moundou.
L’EXPORTATION D’ANIMAUX VIVANTS RESTE PLUS RENTABLE QUE CELLE DE VIANDE
Vers des bêtes standardisées ?
Pour autant, la stratégie centrée sur les exportations est complexe à mettre en œuvre. Dans un pays où la fortune d’une famille se mesure à la taille de son cheptel et où le pastoralisme ne produit pas de bêtes standardisées, l’approvisionnement en animaux au poids idoine et vaccinés demeure un défi. Et, quand bien même ce serait le cas, rien ne garantit que la viande produite au Tchad soit compétitive face à des importations issues de pays aux outils industriels optimisés. Un écueil bien compris par Laham Tchad.
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« Sur le marché gabonais, avec un prix de 4,25 dollars le kilo de bœuf congelé, nous sommes compétitifs face à la viande brésilienne et argentine à 5 dollars, mais plus en difficulté face aux produits indiens à 3,50 dollars le kilo », explique Jacky Rivière. D’autres obstacles se dressent en matière de commercialisation : négociations pour ouvrir des marchés protégés, délais d’obtention des certificats sanitaires, nécessité de conclure des contrats d’achat… « Dans la plupart des cas, l’exportation d’animaux vivants reste économiquement plus rentable que l’exportation de viande », souligne dans son rapport la Banque mondiale, qui a étudié les marchés africains et moyen-orientaux.
Tensions locales
Enfin, se pose la question de l’articulation de ce plan avec la filière existante, qui a, en outre, besoin d’être financée et formée. La modernisation de l’abattoir de N’Djamena, à Farcha, ne peut sereinement avancer qu’à la condition de trancher sur l’avenir de celui de Djarmaya (à une soixantaine de kilomètres au nord de la capitale) – dont la construction, confiée au turc Cantek, patine –, sous peine d’être en surcapacité à N’Djamena.
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Par ailleurs, que devient la plateforme de commercialisation de la viande Chad Commodities Market Place, lancée avec le soutien du groupe Bolloré en janvier 2022, soit un mois avant la présentation du plan d’Arise IIP ?
CONNECTER LES PROJETS D’ABATTOIRS AVEC L’ÉLEVAGE NAISSEUR NATIONAL
Plus largement, la mise en place de zones de quarantaine, consommatrices d’espace, et la constitution d’un réseau de fermes d’embouche et d’élevage (pour la reproduction) requièrent l’implication des éleveurs, coopératives, syndicats et commerçants pour éviter les tensions. Un point dont Laham Tchad affirme avoir pleinement conscience.
« Tout l’enjeu consiste à connecter les projets d’abattoirs avec l’élevage naisseur national et la création de systèmes d’embouche à la fois rentables et inclusifs », résume Bernard Bonnet, agronome de l’Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement (Iram), qui accompagne le ministère tchadien sur la sécurisation du pastoralisme.

Jeune Afrique

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