Economiste formé en Europe, Succès Masra, 34 ans, revient pour «Libération» sur son mouvement, les Transformateurs, qu’il compte convertir en parti politique. Et dénonce un pouvoir gérontocratique.

Il parle très vite et répète sans cesse, comme un mantra, le mot «transformer». Succès Masra est arrivé discrètement à N’Djamena la semaine dernière. Economiste formé en Europe, habile sur les réseaux sociaux, le jeune homme ne partage a priori aucun des codes propres à la classe politique locale, excepté peut-être ce costume sombre à col Mao et à la coupe typique des leaders africains. La diaspora suit son parcours avec intérêt mais au pays, sa venue suscite autant de curiosité que de railleries.

Quel déclic a provoqué votre retour ?

La promulgation de la IVe République, le 10 avril. Jusqu’au dernier moment, j’avais espéré qu’Idriss Déby amende le texte… Mais il a poussé au bout cette Constitution absurde qui présidentialise encore davantage notre système politique et concentre les pouvoirs entre les mains d’un homme. Ce texte fait passer l’âge requis des candidats à la présidence de la République de 35 à 45 ans. J’ai 34 ans, bientôt 35. Déby a-t-il peur de ma génération ? Mais au Tchad, ma génération, c’est la majorité, elle représente les trois quarts de la population. Elle est exclue du système actuel qui consacre un pouvoir gérontocratique.

Quelles seront les priorités des Transformateurs ?

Une République du développement intégral, là où la tentation existe, au Tchad, d’établir un régime présidentiel intégral. A travers cette Constitution sur mesure, la minorité dirigeante a oublié l’essentiel. Un seul exemple : l’eau. Ici, dans mon quartier, il n’y a pas d’eau potable de la Société tchadienne des eaux ! Les trois quarts de la ville n’ont pas d’eau potable. Le Tchad a le plus faible taux d’électrification du monde : 3% de la population seulement. La puissance électrique de mon pays, c’est celle d’un hypermarché en France. Comment espérer une industrialisation ou une transformation de notre économie dans ces conditions ?

La diaspora vous suit sur les réseaux sociaux, mais au Tchad, on ne vous connaît pas…

Nous n’allons pas faire du Usain Bolt, nous démarrons une course de fond. On sera là pour les trente prochaines années si nécessaire. Je n’ai pas honte d’avoir étudié à l’étranger. Nos partenaires doivent comprendre aussi que le meilleur moyen de répondre au populisme anti-occidental, qui risque d’aller croissant, c’est d’apporter des compétences de développement. Nous voulons construire une offre politique nouvelle. Cela passera notamment par le lancement prochain d’une caravane nationale des Transformateurs du Tchad, qui sillonnera tout le pays. Nous sommes aussi en train de finaliser un manifeste de la Transformation, qui définira les piliers de la République transformée.

Quels sont-ils ?

Un système éducatif transformé, un système de santé repensé, la diversification économique en acte… Des centaines d’experts tchadiens ont rejoint nos groupes Whatsapp et discutent sur ces questions. Nous avons reçu des milliers d’idées. Des médecins planchent sur l’avenir du secteur de la santé. Des économistes travaillent sur le développement du pays. Des architectes ont aussi leur groupe, etc. Chaque groupe doit faire 100 propositions.

Ne craignez-vous pas que le pouvoir tchadien vous mette des bâtons dans les roues ?

Je ne suis pas naïf, je n’attends pas de la bienveillance partout. Le relèvement de l’âge des présidentiables, qui cela vise-t-il ? Et l’ordonnance sur les partis politiques rédigée à main levée, qui prévoit un délai de six mois pour obtenir l’autorisation de création d’une nouvelle formation, juste avant les législatives ?

Allez-vous négocier avec l’opposition en place ?

Je parle aux gens qui sont au pouvoir, donc bien sûr, a fortiori, à l’opposition, à la société civile. Mais il ne suffit pas de se définir comme opposant pour en être un. Les pratiques doivent changer, la mauvaise foi, les combines, les arrangements, ont fait trop de tort à notre peuple, qui ne croit plus aux hommes politiques. Nous ne voulons pas incarner cette opposition qui, la journée, parle de «pouvoir illégitime», et, le soir, fricote avec le régime.

Idriss Déby a fait du Tchad une puissance militaire courtisée. Que proposez-vous, sur le plan sécuritaire ?

Un pays doit avancer sur deux jambes, celle de la sécurité, et celle du développement. Si la première est gonflée, et que la seconde est atrophiée, ça ne marche pas. Cela dit, la jambe de la sécurité doit être robuste. Notre armée peut et doit être portée au maximum de son potentiel. Avec moi, il n’y aura pas de chasse à l’homme, pas de grand ménage, mais un travail, essentiel, de formation de notre armée pour en faire une armée républicaine. Déby n’est pas le seul homme à pouvoir gérer les militaires tchadiens ! Certes, il a su le faire. S’il sort par la grande porte, et qu’il décide d’aller se reposer à Amdjarass [sa ville natale], les Tchadiens lui donneront tous les honneurs nécessaires pour les avoir protégé pendant vingt-huit ans. On ira même le consulter sur les aspects sécuritaires et stratégiques si nécessaire. Mais sur le plan du développement, il a échoué. Il le reconnaît lui-même.

Comment réduire cette fracture historique du pays entre le Nord et le Sud ?

Cette dichotomie mise en scène par le pouvoir avec le serment confessionnel [au cours duquel, selon la nouvelle Constitution, les ministres doivent prêter serment sur un Coran ou une Bible] est un mal profond pour le pays. La construction de la nation tchadienne est un chantier fondamental. Nous remplacerons le serment confessionnel par un contrat de performance. Parce que les 97% des Tchadiens qui n’ont pas l’électricité, ils se fichent de savoir si celui qui leur fournit le courant est chrétien ou musulman. Il faut déplacer le regard. Arrêtons de nous braquer sur l’ombre de notre passé et regardons l’avenir.

Célian Macé envoyé spécial à N’Djamena

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