6 août 2016 TCHAD: Entre les griffes d’Idriss Déby / L’Obs. / N° 2700 du 04/08/2016
Le président Idriss Déby ici dans son village natal d’Amdjarass en janvier. Au pouvoir depuis plus de vingt-cinq ans, il sera réinvesti le 8 août pour cinq ans.
Menacés, emprisonnés, enlevés, les opposants au despote africain, qui entame son cinquième mandat, accusent la France de fermer les yeux pour ménager son allié stratégique dans le Sahel.
Pendant des jours, il avait boité et uriné du sang. Avant de partir, ils l’avaient averti: « Tu en auras encore plus après l’investiture ». « Je suis courageux, mais, là, ça devient dangereux », s’inquiète Mahamat Abdelkarim en montrant la vilaine entaille qui fend maintenant sa main bandée.« Je ne peux plus chanter. » Ce père de deux petits enfants se sait désormais traqué par l’Agence nationale de Sécurité (ANS), la police politique d’Idriss Déby Itno.
Idriss Déby, militaire de carrière de 63 ans arrivé au sommet de l’Etat par les armes en 1990 après avoir renversé son prédécesseur, est devenu le grand ami de Paris. Cet autocrate au pedigree démocratique plus que douteux est le « gendarme du Sahel », le partenaire stratégique de la France dans la région pour lutter contre le terrorisme islamiste. Le quartier général de Barkhane, l’opération militaire française dans la zone Sahara- Sahel, est basé dans la capitale tchadienne, îlot de stabilité dans un environnement agité. Signe de l’affection que lui porte le gouvernement, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a même fait l’honneur à l’homme fort du Tchad de visiter, en 2015, son village natal d’Amdjarass, dans le nord-ouest du pays. Car, plus que les diplomates, ce sont les militaires qui, à Paris, gèrent le dossier tchadien. Un peu partout dans la région, les hommes en treillis de Déby, à la réputation de farouches et intrépides guerriers, interviennent. Au Mali, un temps en Centrafrique, et aujourd’hui au Niger, au Cameroun et au Nigeria pour lutter contre le groupe islamiste terroriste Boko Haram. Paradoxe : c’est le petit Tchad (moins de 13 millions d’habitants) qui a dû voler au secours du géant de l’Afrique, le Nigeria (180 millions). Idriss Déby a réussi à se rendre indispensable. A tel point que tout le monde ou presque ferme les yeux sur les dérapages de son régime.
Nadjo Kaina, président du mouvement Iyina (« Nous sommes fatigués
“La jeunesse est en colère contre la France.” Nadjo Kaina, 26 ans, président du mouvement Iyina (« Nous sommes fatigués »).
Au soir de la proclamation des résultats, les opposants comptaient descendre dans la rue pour contester le vote. Mais tout ce qui était en uniforme et portait une arme au Tchad s’est mis à tirer en l’air jusqu’au lendemain matin. « Quel que soit votre courage, vous ne sortez pas dans la rue », a recommandé un des candidats de l’opposition à la présidence. La pluie de balles a fait des morts et des blessés. Nadjo Kaina, à la tête d’une coalition s’inspirant des mouvements de jeunes qui ont renversé Blaise Compaoré au Burkina Faso en 2014, n’abandonne pas :« Dès l’investiture du 8 août, nous ne reconnaîtrons plus le pouvoir de Déby. Nous commencerons une campagne de désobéissance civile. A cause du chômage, de la vie chère, des injustices sociales, la frustration a atteint son paroxysme. » Avec la chute du prix du pétrole, principal revenu du pays, les caisses de l’Etat sont vides. Les fonctionnaires sont payés en retard, les ministères n’ont pas les moyens de fonctionner, beaucoup de chantiers sont à l’arrêt. Dans les rues poussiéreuses de la capitale, les restaurants et cafés sont de moins en moins fréquentés.« Le régime est honni du nord (musulman) au sud (chrétien) », reprend Nadjo Kaina. « Quant à la France, si elle continue à s’ingérer, elle risque de perdre beaucoup de ses intérêts. La jeunesse tchadienne est en colère contre elle », conclut-il. Au début de l’année, pour protester contre la nouvelle candidature d’Idriss Déby, la société civile avait lancé deux opérations « ville morte ». Avec succès. Commerces et écoles fermés, transports à l’arrêt, administrations closes. Même l’hôpital n’a pas fonctionné. En revanche, la même opération, lancée par ses adversaires politiques et sans préparation au lendemain de la réélection de Déby, a été un fiasco.
“Ce n’est que détournements, népotisme, corruption. “ Saleh
Pourtant, Saleh Kebzabo, chef de file de l’opposition politique, l’assure
Peu avant les élections, l’affaire Zouhoura, symbole de l’impunité du régime, a failli mettre le feu aux poudres. Le 8 février, cette jeune fille de 16 ans est enlevée et est victime d’un viol collectif. Parmi ses bourreaux, le fils du ministre des Affaires étrangères et les enfants de hauts dignitaires et de généraux, sûrs de leurs protections. On propose aux parents de Zouhoura de l’argent pour étouffer l’affaire. Ils refusent et portent plainte. Pour se venger, les violeurs diffusent sur internet des images de la victime nue. Mais leur forfait choque les jeunes qui se mobilisent alors pour Zouhoura. A l’approche de la présidentielle, les tortionnaires de la jeune fille sont finalement arrêtés… pour s’évader aussitôt de la prison centrale de N’Djamena. « Ce qui ne peut se faire qu’avec des complicités de haut niveau, résume un avocat qui connaît bien le pénitencier. Depuis, personne ne semble vraiment les chercher ». Dans toutes ces affaires, Paris garde le silence. « Mais, estime Me Midaye Guerimdaye, la politique tchadienne ne peut se faire sans la France. Son ombre est toujours présente. La France ne dit rien. Et qui ne dit rien consent. C’est la France et la communauté internationale qui ont élu Déby, pas nous. »
“Le Tchad n’a pas de mouvement citoyen national. ”Gilbert
Bien que longtemps militant des droits de l’homme, Gilbert Maoundonodji est, lui, très critique. Cet homme massif serré dans son costume-cravate semble sûr de lui :« C’est l’opposition qui a fait le jeu du pouvoir en allant aux élections sans garanties suffisantes. Il est logique que celui-ci ait exploité toutes les failles. » Ce politologue n’est pas très impressionné par le succès des opérations « ville morte
».« Tout le monde reste chez soi, personne ne prend aucun risque. Cela n’a aucun coût pour les gens », analyse-t-il. Il récuse la comparaison avec le Burkina.« Ce n’est pas en un jour qu’on fait la révolution. Les Burkinabés ont préparé longtemps la chute de leur président. Ils ont réussi à créer une société civile unie, cohérente, et leur armée était républicaine, du côté du peuple. Le Tchad, lui, est toujours victime de divisions ethniques, religieuses, régionales, tribales. Avec près de 200 partis, il n’existe pas de mouvement citoyen national. Nous sommes toujours en train de construire une citoyenneté. C’est l’opposition qui fait le lit du pouvoir. »
423 Vues