Le président Idriss Déby ici dans son village natal d’Amdjarass en janvier. Au pouvoir depuis plus de vingt-cinq ans, il sera réinvesti le 8 août pour cinq ans. Au pouvoir depuis plus de vingt-cinq ans, il sera réinvesti le 8 août pour cinq ans.

 

Menacés, emprisonnés, enlevés, les opposants au despote africain, qui entame son cinquième mandat, accusent la France de fermer les yeux pour ménager son allié stratégique dans le Sahel. La nuit est déjà tombée, ce 6 juillet, lorsque Mahamat Abdelkarim arrive à moto au rond-point Chagoua. En ce jour de l’Aïd, N’Djamena, qui sort de la torpeur du mois de ramadan, est en fête. Mahamat Abdelkarim ne les voit pas venir. Cinq hommes en civil, le visage caché par des turbans, descendent subrepticement d’une voiture. Ils l’encerclent. L’un d’eux brandit une machette. Et frappe. Le sang gicle sur sa main.« Quand comprendras-tu que tu dois arrêter de chanter pour l’opposition ? », lancent-ils avant de disparaître. Depuis, ce chansonnier vedette de 34 ans, ce griot moderne qui a mis ses couplets politiques composés en arabe tchadien au service du principal parti d’opposition, n’ose plus sortir de chez lui. C’est la deuxième agression qu’il subit en quelques semaines. La dernière fois, il avait été violemment percuté de dos par une Toyota Corolla blanche. Quatre hommes en étaient sortis et l’avaient roué de coups alors qu’il était à terre.


Pendant des jours, il avait boité et uriné du sang. Avant de partir, ils l’avaient averti: « Tu en auras encore plus après l’investiture 
». « Je suis courageux, mais, là, ça devient dangereux », s’inquiète Mahamat Abdelkarim en montrant la vilaine entaille qui fend maintenant sa main bandée.« Je ne peux plus chanter. » Ce père de deux petits enfants se sait désormais traqué par l’Agence nationale de Sécurité (ANS), la police politique d’Idriss Déby Itno. Le « lion de l’Afrique », qui tient le pouvoir depuis vingt-cinq ans d’une main de fer, sera réinvesti le 8 août prochain pour un  cinquième mandat dans un climat de peur. Sans que la France y trouve rien à redire.

 

Idriss Déby, militaire de carrière de 63 ans arrivé au sommet de l’Etat par les armes en 1990 après avoir renversé son prédécesseur, est devenu le grand ami de Paris. Cet autocrate au pedigree démocratique plus que douteux est le « gendarme du Sahel », le partenaire stratégique de la France dans la région pour lutter contre le terrorisme islamiste. Le quartier général de Barkhane, l’opération militaire française dans la zone Sahara- Sahel, est basé dans la capitale tchadienne, îlot de stabilité dans un environnement agité. Signe de l’affection que lui porte le gouvernement, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a même fait l’honneur à l’homme fort du Tchad de visiter, en 2015, son village natal d’Amdjarass, dans le nord-ouest du pays. Car, plus que les diplomates, ce sont les militaires qui, à Paris, gèrent le dossier tchadien. Un peu partout dans la région, les hommes en treillis de Déby, à la réputation de farouches et intrépides guerriers, interviennent. Au Mali, un temps en Centrafrique, et aujourd’hui au Niger, au Cameroun et au Nigeria pour lutter contre le groupe islamiste terroriste Boko Haram. Paradoxe : c’est le petit Tchad (moins de 13 millions d’habitants) qui a dû voler au secours du géant de l’Afrique, le Nigeria (180 millions). Idriss Déby a réussi à se rendre indispensable. A tel point que tout le monde ou presque ferme les yeux sur les dérapages de son régime.

 

 

Nadjo Kaina, président du mouvement Iyina (« Nous sommes fatigués »), qui réunit quatorze associations de la société civile et des  syndicats, est amer.« Le peuple tchadien a été sacrifié au nom de la lutte contre le terrorisme », regrette cet ex-leader étudiant de 26 ans qui vient de faire deux séjours en prison pour trouble à l’ordre public ou subversion.« On a été bastonnés. Ils ont jeté des gaz lacrymogènes dans les cellules », raconte-t-il. A quelques mètres de la terrasse de l’hôtel où il s’est attablé se tient un homme, en jeans et les cheveux longs, l’œil aux aguets. Son garde du corps. Il n’a pas l’air très impressionnant et surtout il n’est pas armé. Mais  désormais  Nadjo Kaina ne se déplace plus jamais sans lui. Car le jeune homme est décidé à continuer de défier l’homme fort du Tchad. Il dénonce dans le scrutin présidentiel du 10 avril dernier, qui a permis à Idriss Déby  d’être réélu avec plus de 61% des voix dès le premier tour, un gigantesque« hold-up électoral ». « La France est complice. Elle n’a  pas dit un mot sur cette fraude monstrueuse », souligne-t- il.« Quand la France ne dit rien, on lui reproche de se taire et, quand elle parle, on l’accuse d’interférence », se lamente un responsable français.

 

“La jeunesse est en colère contre la France.” Nadjo Kaina, 26 ans, président du mouvement Iyina (« Nous sommes fatigués »).

 

Au soir de la proclamation des résultats, les opposants comptaient descendre dans la rue pour contester le vote. Mais tout ce qui était en uniforme et portait une arme au Tchad s’est mis à tirer en l’air jusqu’au lendemain matin. « Quel que soit votre courage, vous ne sortez pas dans la rue », a recommandé un des candidats de l’opposition à la présidence. La pluie de balles a fait des morts et des blessés. Nadjo Kaina, à la tête d’une coalition s’inspirant des mouvements de jeunes qui ont renversé Blaise Compaoré au Burkina Faso en 2014, n’abandonne pas :« Dès l’investiture du 8 août, nous ne reconnaîtrons plus le pouvoir de Déby. Nous commencerons une campagne de désobéissance civile. A cause du chômage, de la vie chère, des injustices sociales, la frustration a atteint son paroxysme. » Avec la chute du prix du pétrole, principal revenu du pays, les caisses de l’Etat sont vides. Les fonctionnaires sont payés en retard, les ministères n’ont pas les moyens de fonctionner, beaucoup de chantiers sont à l’arrêt. Dans les rues poussiéreuses de la capitale, les  restaurants et cafés sont de moins en moins fréquentés.« Le régime est honni du nord (musulman) au sud (chrétien) », reprend Nadjo Kaina. « Quant à la France, si elle continue à s’ingérer, elle risque de perdre beaucoup de ses intérêts. La jeunesse tchadienne est en colère contre elle », conclut-il. Au début de l’année, pour protester contre la nouvelle candidature d’Idriss Déby, la société civile avait lancé deux opérations « ville morte ». Avec succès. Commerces et écoles fermés, transports  à  l’arrêt, administrations  closes.  Même  l’hôpital  n’a pas fonctionné. En revanche, la même opération, lancée par ses  adversaires politiques et sans préparation au lendemain de la  réélection de Déby, a été un fiasco.

 


 
“Ce    n’est    que    détournements,    népotisme, corruption. “ Saleh  Kebzabo, 69 ans, chef de file de l’opposition politique.

 

Pourtant, Saleh Kebzabo, chef de file de l’opposition politique, l’assure« Déby a bel et bien perdu les élections. » Selon lui, la fraude a eu lieu essentiellement dans le Nord, le fief du président.« Il n’y avait pas d’observateurs. Nous n’avions pas de représentants et, quand nous en avions, ils ont été sortis, par la force, des bureaux de vote », raconte cet opposant de 69 ans aux airs de vieux sage dans son boubou blanc. Il reçoit dans sa maison, dans un quartier excentré de la capitale, où défile tout ce qu’il y a d’adversaires au président. « Des dizaines  d’urnes et de procès-verbaux ont disparu. Puis elles sont réapparues, bourrées, avec des résultats à 97% pour Déby. Il y a même une région où le président a fait 122% ! », ironise- t-il. Sous son crâne lustré et avec sa barbe grisonnante, ce vieux briscard de la politique tchadienne qui fut journaliste a le sourire de celui qui ne s’en laisse pas compter. Idriss Déby, sa famille, son ethnie, les Zaghawas, et les hommes du Nord ont mis le pays en coupe réglée, accuse-t-il :« Avec eux, il contrôle tout le Tchad. Il a fait main basse sur le pays. Ce n’est que détournements massifs, népotisme, corruption galopante. » Tenue par les hommes du Nord et les Zaghawas, l’armée est au centre du système avec, en son coeur, la puissante garde présidentielle de 5 000 hommes, dirigée par un des fils du président. Peu après l’élection, quelque 50 militaires qui n’avaient pas voté pour le pouvoir ont disparu. Volatilisés. L’opposition a aussitôt dénoncé ces disparitions. Quelques jours plus tard, la télévision d’Etat a montré quatre d’entre eux – mais pas tous – comme preuve de la mauvaise foi des opposants. Officiellement ils étaient« en mission ». Aujourd’hui encore, ils  refusent de parler. Mais, selon un proche de l’un d’entre eux, certains ont été emmenés dans une prison tout au nord du Tchad où ils ont été enchaînés, maltraités. On les a menacés et on leur a promis promotions et augmentations s’ils basculaient dans le camp présidentiel. Certains sont toujours portés disparus. La Ligue tchadienne des Droits de l’Homme (LTDH) est partie à leur recherche. Elle a fait le tour des morgues, des centres de détention et des hôpitaux. En vain.« Cela pose la question de l’existence de prisons parallèles », estime Me Midaye Guerimdaye, président de la LTDH, dont le bureau croule sous les montagnes de dossiers. Son organisation et Amnesty International ont appelé  les  autorités tchadiennes à« faire  la lumière  en  mettant   en place une commission d’enquête indépendante et impartiale ». Sans résultat.

 

Peu avant les élections, l’affaire Zouhoura, symbole de l’impunité du régime, a failli mettre le feu aux poudres. Le 8 février, cette jeune  fille de 16 ans est enlevée et est victime d’un viol collectif. Parmi ses bourreaux, le fils du ministre des Affaires étrangères et les enfants de hauts dignitaires et de généraux, sûrs de leurs protections. On propose aux parents de Zouhoura de l’argent pour étouffer l’affaire. Ils refusent et portent plainte. Pour se venger, les violeurs diffusent sur internet des images de la victime nue. Mais leur forfait choque les jeunes qui se mobilisent alors pour Zouhoura. A l’approche de la présidentielle, les tortionnaires de la jeune fille sont finalement arrêtés… pour s’évader aussitôt de la prison centrale de N’Djamena. « Ce qui ne peut se faire qu’avec des complicités de haut niveau, résume un avocat qui connaît bien le pénitencier. Depuis, personne ne semble vraiment les chercher ». Dans toutes ces affaires, Paris garde le silence. « Mais, estime Me Midaye Guerimdaye, la politique tchadienne ne peut se faire sans la France. Son ombre est toujours présente. La France ne dit rien. Et qui ne dit rien consent. C’est la France et la communauté internationale qui ont élu Déby, pas nous. »

 

 
“Le   Tchad   n’a   pas   de   mouvement   citoyen   national. ”Gilbert Maoundonodji, ancien militant des droits de l’homme.

 

Bien que longtemps militant des droits de l’homme, Gilbert Maoundonodji est, lui, très critique. Cet homme massif serré dans son costume-cravate semble sûr de lui :« C’est l’opposition qui a fait le jeu du pouvoir en allant aux élections sans garanties suffisantes. Il est logique que celui-ci ait exploité toutes les failles. » Ce politologue n’est pas très impressionné par le succès des opérations « ville morte

 

».« Tout le monde reste chez soi, personne ne prend aucun risque. Cela n’a aucun coût pour les gens », analyse-t-il. Il récuse la comparaison avec le Burkina.« Ce n’est pas en un jour qu’on fait la révolution. Les Burkinabés ont préparé longtemps la chute de leur président. Ils ont réussi à créer une société civile unie, cohérente, et leur armée était républicaine, du côté du peuple. Le Tchad, lui, est toujours victime de divisions ethniques, religieuses, régionales, tribales. Avec près de 200 partis, il n’existe pas de mouvement citoyen national. Nous sommes toujours en train de construire une  citoyenneté. C’est l’opposition qui fait le lit du pouvoir. »

 

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