À l’occasion du cinquantenaire de l’assassinat de l’opposant tchadien Outel Bono, RFI revient sur le parcours de cette figure de l’histoire africaine tombée dans l’oubli et les zones d’ombre qui entourent encore sa mort. En exclusivité et pour la toute première fois, le Premier ministre de transition tchadien, Saleh Kebzabo, qui fut compagnon de route de Bono dans sa jeunesse, livre ses souvenirs, le choc provoqué par son assassinat et sa conviction quant aux commanditaires du crime.

 

RFI: À l’évocation du nom d’Outel Bono – assassiné de deux balles en montant dans sa voiture à Paris, rue Sedaine le 26 août 1973 –  qu’est-ce qui vous vient immédiatement à l’esprit, quel souvenir ?

 

Saleh Kebzabo: Le souvenir d’un compagnon, un compagnon très rigoureux, très loyal, très sincère, très engagé, très déterminé, un politicien vraiment rompu.

 

Qu’est-ce qui vous a convaincu ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de le suivre quand vous l’avez rencontré ?

 

Vous ne pouvez pas connaître Outel et ne pas le suivre, il était très convaincant. Tout ce qu’il dit, il le dit dans une rigueur intellectuelle, une conviction telle qu’il emporte l’adhésion immédiatement. Le Mouvement démocratique de rénovation tchadienne (MDRT), a été créé à Paris avec l’apport de quelques Tchadiens de Paris et de Bruxelles.

 

Pourquoi ce parti, le MDRT ? À quels besoins répondait-il ? À quelles convictions ?

 

C’est un peu ce que les journalistes ont qualifié de troisième voie, l’homme de la troisième voie. Donc entre Tombalbaye et le Frolinat [Front de libération nationale du Tchad, NDLR] qui existaient déjà, le MDRT se voulait un parti démocratique, un parti rassembleur, un parti mobilisateur, et c’est ce que nous nous apprêtions à faire, avec cette conviction que le Tchad ne pouvait pas continuer comme ça. Il n’y avait pas que deux voies, celle de Tombalbaye qu’il fallait combattre et celle du Frolinat qui était pour nous une illusion.

 

Vous avez été arrêtés ensemble, à l’issue d’une conférence de presse, il me semble ?

 

Pas de presse, une conférence-débat qui était engagée. On a tenu à lancer un centre culturel tchadien devenu Centre culturel Baba Moustapha aujourd’hui. Donc c’est là-bas qu’on a organisé une ou deux conférences sur la négritude, sur le développement et la culture, et je ne sais plus laquelle encore. Il a suffi que ces deux-là se tiennent pour que le pouvoir soit alerté, parce que les jeunes – les jeunes lycéens et les jeunes tout court – étaient attirés, ils venaient nombreux à ces réunions-là. Moi, en réalité, j’en assurais la communication. J’étais, à l’époque, jeune journaliste à l’Agence tchadienne de presse, donc j’ai pu, avec ce petit réseau, communiquer, alerter et informer l’opinion qui est donc venue de plus en plus nombreuse suivre les conférences, avec Outel Bono, Michel N’Gangbet Kosnaye, Aziz Sabit, et moi-même, les quatre responsables qui ont été arrêtés.

 

Comment ça s’est passé ?

 

On nous a pris un à un, chez nous, je crois un week-end, en 24 heures, Outel, puis N’Gangbet, puis Aziz et puis moi-même. Moi, je crois que j’ai été arrêté un samedi soir. On est passés par la case commissariat évidemment, puis on a ensuite été transférés à la maison d’arrêt pour la procédure judiciaire qui a abouti à un procès. On a tous été condamnés à des peines diverses. Aziz et moi, on a été les premiers à être libérés, au bout de trois mois je crois. N’Gangbet et Bono ont été libérés, après cinq ou six mois. C’était le début de l’ère de répression de François Tombalbaye qui a fini par l’emporter, parce que de plus en plus, il ne tolérait pas du tout une opposition quelconque, une opinion contraire quelconque, avec l’institution du parti-État qui s’est mue en Mouvement national pour la révolution culturelle et sociale (Mnrcs), je crois. Et puis, tout ce qui s’en est suivi, la répression sur l’Église protestante en particulier, sur les chefs traditionnels, sur tous les hauts fonctionnaires qui ne suivaient pas le pas.

 

Est-ce que vous vous souvenez de la dernière fois que vous avez vu Outel Bono ?

 

Nous nous sommes vus, comme d’habitude, chez lui.

 

C’était comment chez lui ?

 

C’était dans un petit appartement deux pièces, donc on occupait le salon, c’est là où on travaillait. Souvent, sa femme était là, ou pas. C’est là où on a monté toutes les opérations. Le parti était déjà formellement créé, il fallait donc en faire l’annonce publique, j’étais chargé de la communication. Je crois que c’est le 25 août qu’on s’est vus là pour faire les dernières retouches, et nous nous sommes donnés rendez-vous le 26 août, à Antony, chez Maraby, où on devait vraiment mettre au point les dernières décisions à prendre pour organiser une conférence de presse le lendemain, le 27 août. On devait se retrouver le 26 août chez Maraby, à Antony, au sud de Paris. Compte tenu de l’heure, je crois qu’on avait rendez-vous à dix heures, moi je devais prendre mon train vers neuf heures pour me retrouver à la gare de Lyon vers neuf heures et demie. J’ai trouvé plus judicieux qu’au lieu de reprendre le train pour changer, prendre la ligne de Sceaux et revenir vers Antony, je trouvais plus judicieux d’attendre Outel Bono à la gare et que lui vienne me chercher avec sa voiture. Ce qu’il a accepté. Et j’ai attendu. J’ai attendu indéfiniment. J’ai attendu presqu’une heure. À l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable, donc j’appelais les amis à la cité, ils me disaient: « Attends-le encore, attends-le ». J’ai dit: « Mais ce n’est pas possible ». Au bout d’une heure, ils m’ont dit : « Bon, viens. » Donc j’ai pris le métro, la ligne de Sceaux, et puis je les ai rejoints, on a attendu, midi, une heure Ceux qui devaient aller faire les courses pour faire la cuisine sont allés faire les achats, on a fait la cuisine, on a mangé, aucune nouvelle d’Outel. Et je crois que je les ai quittés vers 16 heures et je suis rentré chez moi à Valenton, et arrivé dans la cité où je logeais, il y a un de mes compatriotes qui était au balcon qui m’a interpellé: « Eh Saleh, tu n’es pas au courant ? J’ai répondu que non. Outel a été assassiné aujourd’hui. » Voilà comment je l’ai appris, brutalement comme ça. Et je lui ai dit: « Comment tu le sais, toi ? » Il m’a dit qu’il avait écouté RTL qui avait annoncé ça, et je suis monté chez moi, j’ai allumé la radio, mis RTL et dans le bulletin d’information suivant, l’information a été donnée.

 

Votre premier sentiment à ce moment-là quand vous entendez la confirmation à la radio, vous y croyez ?

 

Non. Je ne pouvais pas y croire, ce n’est pas possible, je ne pouvais pas y croire du tout. Il a fallu un peu de temps pour que je commence à réaliser en essayant de reconstituer son absence ce jour-là, son absence à la réunion ce qui arrivait rarement. J’ai pu donc au bout d’un certain temps m’en convaincre. Mais je ne peux pas dire que ça a été une surprise, c’est plus qu’une surprise. C’est beaucoup plus gros que ça. C’était une grosse déception, un grand gâchis que je revoyais dans ma tête toute cette opération qu’on voulait faire en ce lundi de conférence de presse et qui s’envolait comme ça, qui se dispersait dans la nature, parce qu’effectivement, ceux qui l’ont tué ont réussi leur coup: Outel assassiné, le MDRT aussi était mort.

 

Lors des enquêtes qui ont été menées, plusieurs pistes ont été évoquées. Est-ce que pour vous il y a une piste qui vous semble plus convaincante que les autres ? Est-ce que vous avez une conviction à l’intérieur de vous-même avec ou sans les preuves pour l’étayer ?

 

Moi, j’ai une conviction. Un crime crapuleux comme celui-là ne peut pas se faire sans que les services spéciaux n’y aient mis la main. Et moi, j’ai très vite analysé et réalisé la présence d’un individu chez Outel tout le temps, un Français peut-être la cinquantaine qui se faisait appeler « le colonel Bayonne » comme on l’appelait, il était avec nous tout le temps. Il avait acquis la confiance absolue d’Outel. Donc, il passait les réunions avec nous, ce que je n’approuvais pas beaucoup, mais les autres ne disant rien, personne ne mettant ça en cause. Immédiatement, j’ai pensé à lui parce que pour avoir justement des informations sur le crime, sur l’assassinat, le soir même j’ai appelé chez lui parce qu’il y a son numéro. Habituellement, c’est sa femme qui répondait, et sa femme m’a effectivement répondu. Je me suis présenté, je voulais parler à son mari. Et elle m’a dit: « Mais je ne vous connais pas monsieur ». Elle qui me répondait souvent, qui me connaissait bien. Ce soir-là, puis le lendemain soir, impossible d’avoir son mari au téléphone. Elle me répondait toujours sur un air évasif: « Monsieur, je ne vous connais pas. Pourquoi le demandez-vous ? ». Voilà, cela a renforcé ma conviction que ce monsieur devait y être pour quelque chose. Puis chemin faisant, avec l’enquête qui a suivi son cours, le bras qui a exécuté le crime était Léon Hardy, contracté en Léonardi, qui est donc venu quand Outel est entré dans la voiture pour démarrer, il est venu à pied et a tiré sur lui. Et il s’est enfui à bord d’une 2CV qui aurait roulé en sens inverse rue de la Roquette qui aboutit sur la rue Sedaine. Moi, de plus en plus et jusqu’à aujourd’hui, je suis convaincu que ce sont les services spéciaux. Je ne sais pas si Tombalbaye était directement mêlé ou pas, mais il ne pouvait pas en être mêlé puisque les services spéciaux, même agissant sur ordre des services français, ne pouvaient le faire qu’au bénéfice de quelqu’un qui est Tombalbaye. Est-ce que le colonel Bayonne a été de mèche avec Galopin qui était des services spéciaux de Tombalbaye ou pas ? Il n’y avait pas de services secrets tchadiens à l’époque. Il y avait des Français qui géraient les services spéciaux tchadiens. C’est le commandant Gourvennec qui était le responsable des services spéciaux tchadiens. Il était le chef de Galopin, Galopin qui a été assassiné par les rebelles dans l’affaire Claustre [Françoise Claustre, archéologue française, kidnappée le 21 avril 1974 au Tchad par les rebelles du Nord, NDLR].

 

Léon Hardy, de son vrai nom Claude Bocquel, aurait pu travailler sur ordre de Camille Gourvennec, agent du SDECE et responsable des services de renseignement du Tchad. Quel aurait été le rôle de Bayonne alors ?

 

Pour moi, Bayonne, c’était celui qui était chargé d’endormir Outel, de lui faire croire un certain nombre de choses dans l’action politique qu’on allait mener. Il était devenu vraiment son bras droit, plus que nous-mêmes. Et je crois que c’est lui qui devait être le cerveau de tout ça. Celui qui en a le plus directement profité, c’est évidement Tombalbaye puisqu’un adversaire de cette envergure disparaît. Donc, l’échiquier politique bouge un peu. Il va continuer à gérer le Frolinat comme il l’a toujours fait en réussissant à le contenir à distance. Donc, tel était l’homme qui gênait et qui a cessé de gêner.

 

Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, c’est quoi l’héritage d’Outel Bono, selon vous ?

 

Malheureusement, pas grand-chose. Un nom à peine connu, ce qui me désole le plus puisque toutes les jeunes générations, celles qui ont suivi, celles qui sont actuellement là, ce nom ne leur dit rien du tout. C’est ça un peu qui me fait mal. Dans les années qui viennent, c’est une erreur qui pourra être réparée pour que le nom d’Outel Bono résonne beaucoup plus, que ce nom soit connu beaucoup plus par les jeunes, parce qu’il incarne quand même un certain idéal politique de non-violence, d’intellectualisation du débat, d’élévation du débat, le courage d’affronter un pouvoir comme celui de Tombalbaye. Je crois qu’il incarne tout cela. Et sans doute que si on approfondissait un peu ses idées aujourd’hui, on trouverait beaucoup de choses à enseigner aux jeunes qui en ont besoin.

Le Tchadanthropus-tribune avec Rfi

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