Débat :

Abdoulaye F. Sabre.

DNIS (4): Fédération ou Décentralisation ?

Pendant les travaux préparatoires, l’écrasante majorité des experts dont je faisais partie a, sur la base d’arguments logiques et objectifs, suggéré la reconduction de la décentralisation avec des bases constitutionnelles renforcées ainsi que des mécanismes contraignants de mise en œuvre.

Je ne suis pas fédéraliste mais je refuse d’être « suprématiste » sur cette question très clivante. Les voix nombreuses de ceux qui réclament bruyamment cette forme d’organisation de l’État au DNIS ne doivent pas être méprisées et écrasées. Mais au préalable, il faut mettre en exergue certaines évidences factuelles que voici :

1/ La forme de l’État à elle seule n’a jamais développé un pays. Les principales raisons de notre retard sont ailleurs. La première de ces raisons est notre conception du pouvoir de l’État qui est pire que « néo patrimoniale ». Cette conception rétrograde dépasse les clivages politiques et/ou générationnels.

2/ Sans une remise en cause des paradigmes constitutifs du citoyen et du politique Tchadiens, on ne fera que déplacer vers les États fédérés les tares qu’on impute aujourd’hui au pouvoir central.

3/ Il n’est pas pertinent de parler d’un échec de la décentralisation au Tchad pour la simple raison qu’elle n’a jamais été véritablement expérimentée au-delà de l’adoption des textes, exception faite de la quarantaine d’organes communaux effectivement opérationnels dans notre pays. Les scandales, la mal gestion, l’instabilité qui ont émaillé la courte existence des communes fonctionnelles viennent confirmer le point 2 ci-dessus. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets en haut ou en bas de l’échelle administrative.

4/ Il n’est pas exact d’affirmer qu’il n’y a pas de différence entre la fédération et la décentralisation. Sans entrer dans les innombrables points de différences entre ces deux notions, rien que la sémantique les oppose diamétralement. Si on utilise les termes « état fédéré » dans un cas et « collectivité » dans l’autre cas, c’est que tant dans leur nature que dans leur configuration les deux formes de l’État ne se ressemblent pas. Soutenir le contraire c’est se contredire dans son argumentation en faveur de l’une ou de l’autre forme.

5/ Avec le découpage administratif actuel, rares sont les provinces qui seront viables quelle que soit la forme adoptée. Or, le sujet sur le regroupement des provinces est politiquement explosif comme j’en ai fait l’expérience en 2017. C’est une donnée fondamentale à intégrer dans les schémas de réflexion.

Après cette mise au point préjudicielle, entériner dans les circonstances actuelles l’option de la décentralisation reviendrait à orchestrer un nième forcing avec son lot d’aigreurs et de frustrations exacerbées.

Un compromis est possible en partant du constat que nous n’avons pas actuellement les ressources de nos aspirations qu’elles soient « fédéralistes » ou « décentralisalistes ».  Néanmoins, dans la Constitution à venir, nous pouvons viser la forme fédérale comme objectif constitutionnel ultime et renvoyer à une loi organique les modalités progressives et concrètes d’atteinte de cet objectif. Ainsi, étape après étape, nous construirons une organisation politico-administrative consensuelle, ordonnée et réaliste. S’il n’existe pas un modèle unique de fédération, c’est qu’il existe aussi plusieurs voies pour y arriver. Soyons inventifs. Soyons patients. À méditer. ASF

 

Réponse :

Amine Idriss

…le ministre Dr Abdoulaye-Sabre Fadoul a fait une excellente publication sur « fédéralisme Vs décentralisation »… ci-dessous ma réponse fraternelle à son post…

…cher ami, voici point par point mes commentaires par rapport à ta publication… soyons solides, et honnêtes entre nous-mêmes jusqu’à bout… je commence ci-dessous…

« 1/ La forme de l’État à elle seule n’a jamais développé un pays »

…il est vrai que la forme de l’État n’a jamais développé un pays ; mais il est vrai aussi que la forme de l’État détermine le modèle de gouvernance; et le modèle de gouvernance détermine la trajectoire économique et sociale d’un pays. En l’occurrence, dire que la forme de l’État n’a jamais développé un pays est un sophisme modal qui porte en lui-même ses limites. La vérité est qu’un État centralisé dans un contexte de sociétés historiquement éclatées ne peut que générer des frustrations dans la pratique de gouvernement. Un contexte éclaté ne peut pas être géré par des moyens uniques, comme tend à le faire le modèle unitaire jacobin. Au mieux, le contexte stagne ; dans le pire des cas, il génère des frustrations, de la haine et de la pauvreté.

« Les principales raisons de notre retard sont ailleurs. La première de ces raisons est notre conception du pouvoir de l’État qui est pire que « néo patrimoniale ». »

…c’est justement le système unitaire, faussement « national », qui crée le comportement néo patrimonial. A partir du moment où l’État tend à nier nos différences, étouffer nos divergences, et supprimer nos diversités, il ne nous reste plus qu’un seul refuge : nos communautés. La dynamique dès lors change, et le narcissisme collectif prends le pas, opposant le nous au vous. Il ne s’agit plus d’une question de vivre ensemble : il s’agit désormais d’un problème de survie. Et la source de cette maladie, c’est la forme unitaire de l’État. Le néo patrimonial est un rejeton de l’État jacobin injecté dans un contexte de diversités absolues, qui s’entrechoquent.

« 2/ Sans une remise en cause des paradigmes constitutifs du citoyen et du politique Tchadiens, on ne fera que déplacer vers les États fédérés les tares qu’on impute aujourd’hui au pouvoir central. »

…vrai… et tu as totalement raison. Toutefois, ce déplacement de paradigmes est le fait d’un État. Ça ne sert à rien d’en appeler à la responsabilité individuelle, ou collective. Les sociétés humaines sont façonnées par les États, et leur modèle de gouvernement. En d’autres termes, appeler les gens à changer sans changer le contexte dans lequel on les invite à se mouvoir, c’est comme demander à des sahéliens de pêcher le saumon dans les rivières qui affluent sur le Lac Tchad.

« 3/ Il n’est pas pertinent de parler d’un échec de la décentralisation au Tchad pour la simple raison qu’elle n’a jamais été véritablement expérimentée au-delà de l’adoption des textes, exception faite de la quarantaine d’organes communaux effectivement opérationnels dans notre pays »

…c’est vrai que la décentralisation n’a jamais été expérimentée… et elle n’a jamais été expérimentée parce que les bonhommes qui sont assis autour du pouvoir et dans le pouvoir fonctionnent comme l’État unitaire le veut : ils sont conditionnés pour fonctionner de manière centralisée ; ils sont conditionnés pour fonctionner dans un modèle extractif qui ne peut pas survivre hors du système centralisé. En d’autres termes, vouloir décentraliser un système dont la pérennité repose sur la centralisation des pouvoirs, c’est comme vouloir acheter un singe suspendu à des branchages. Il n’y a alors que deux issues : soit attraper violemment ce singe, au risque de ne pouvoir l’avoir vivant ; ou alors accepter de lui courir après, en vain, et s’essouffler à la fin, au risque de périr soi-même. L’un dans l’autre ça reste une mauvaise affaire.

« Les scandales, la mal gestion, l’instabilité qui ont émaillé la courte existence des communes fonctionnelles viennent confirmer le point 2 ci-dessus »

…les mêmes bonhommes avec les mêmes logiciels et le même conditionnement anti-décentralisation et acteurs proactifs du système extractif… si on est de bonne foi, on aurait simplement balayé ce système d’État unitaire…

Je fais l’économie du point 4…allons sur 5…

« 5/ Avec le découpage administratif actuel, rares sont les provinces qui seront viables quelle que soit la forme adoptée. »

…incorrect… la viabilité ne provient pas du découpage ni des ressources. La viabilité d’un territoire, et c’est prouvé, provient d’abord et avant tout du modèle de gouvernance en place, et de la qualité des transactions de gouvernance…

« Or, le sujet sur le regroupement des provinces est politiquement explosif comme j’en ai fait l’expérience en 2017. »

…il n’était pas explosif. Le MIDI l’a sciemment pourvu en dynamites… et l’a donc rendu hautement inflammable…

« Un compromis est possible en partant du constat que nous n’avons pas actuellement les ressources de nos aspirations qu’elles soient « fédéralistes » ou « décentralisalistes » »

…le compromis ne peut venir que de la vérité. Or pour l’instant, le camp des « unitaristes », détenteurs de tous les leviers du pouvoir, refuse de discuter dans la vérité et sur des faits…

« Néanmoins, dans la Constitution à venir, nous pouvons viser la forme fédérale comme objectif constitutionnel ultime et renvoyer à une loi organique les modalités progressives et concrètes d’atteinte de cet objectif. »

…encore une astuce juridique pour accroître les pouvoirs du prince… en lui laissant entre les mains la possibilité de continuer à déterminer de manière unilatérale le destin de millions de bonhommes… on revient donc dans le modèle de prédilection des unitaristes et des tenants de l’État extracteur : un pouvoir présidentiel fort, quasi impérial…

Ta conclusion :

« Ainsi, étape après étape, nous construirons une organisation politico-administrative consensuelle, ordonnée et réaliste. S’il n’existe pas un modèle unique de fédération, c’est qu’il existe aussi plusieurs voies pour y arriver. Soyons inventifs. Soyons patients »

Tchadanthropus-tribune avec DNIS & Débat

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