14 novembre 2020 #TCHAD #France : Affaire Ibni Oumar – Révélations – Un crime en Françafrique (Document confidentiel déclassifié).
Qui a tué l’opposant tchadien Ibni Oumar Mahamat Saleh, disparu dans des circonstances jamais élucidées en février 2008, après de sanglants affrontements entre les rebelles et l’armée du président Idriss Déby ? Les documents « confidentiel défense » déclassifiés révélés par Le Média et de nouveaux témoignages exclusifs mettent en lumière le rôle trouble de la France de Nicolas Sarkozy dans la bataille de Ndjamena et la disparition du mathématicien.
Les canons se sont tus. Les hélicoptères ne décollent plus. Mais la peur plane encore sur Ndjamena, la capitale tchadienne. Isha, la dernière prière du soir, vient de retentir. L’harmattan s’est levé. Il souffle en désordre, par petites touches impressionnistes. Le sable a emporté les invocations du muezzin. Le dernier des fils d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, Samir, est rentré se barricader. Toute l’après-midi, l’adolescent a bravé le danger. Il a fait le pied de grue devant la maison familiale. À quatorze ans, on est curieux de tout, même de la guerre. Mais les combats se sont éloignés. Les rebelles se sont repliés. À présent, c’est au tour des forces loyalistes de sillonner les rues désertes et la latérite défoncée.
Au Tchad, les armées passent, les armes restent. Samir a remarqué un pick-up kaki. Il est passé et repassé devant leur portail. Le passager dans la cabine a écarté son chèche, et l’a longuement dévisagé. Plus tard, le gamin saura. Adam Souleymane Touba, le neveu du président Idriss Deby, est venu repérer les lieux. Il a fait place nette pour la mort. Et à dix-neuf heures vingt pétantes, elle est entrée au domicile de celui que tout le monde appelle Ibni. Douze ans après cette nuit terrible du 3 février 2008, Samir est devenu un colosse. Mais sa voix flanche et ses épaules tremblent quand il parle du commando venu arrêter son père, amchi, amchi, avance ! ont aboyé les chiens de guerre en bousculant Ibni vers leur pickup. Les lunettes de l’opposant ont valdingué dans la poussière, tout près de son fils. Samir a quatorze ans, et c’est la vie de son père qui vient de tomber à ses pieds.
« Une véritable haine »
Certains hommes portent leur pays dans les yeux. Ibni est l’un d’eux. Il naît à l’est du Tchad en 1949, dans une région qui a farouchement résisté à la colonisation française. Très tôt, il attrape le virus des maths – comme deux autres grands révolutionnaires, Mehdi Ben Barka et Maurice Audin. Ibni est doué, infiniment doué. Il part étudier en France, et obtient un doctorat à l’université d’Orléans. En 1978, l’étudiant au verbe rare et à la chevelure abondante retourne enseigner chez lui. Dans un Tchad dévasté par la guerre, où le pouvoir s’est toujours conquis à la pointe du fusil, où la rébellion est vue comme un rite de passage à l’âge adulte, Ibni forme des petits soldats de l’esprit. À la force de la craie. À la fin des années 80, alors qu’il est déjà recteur de l’université de Ndjamena, il devient ministre.
Mais l’idylle avec le nouvel homme fort du pays, le général Idriss Deby, tourne au vinaigre. Il faut dire que le militaire a une conception toute sanguinaire de la démocratie. Ibni franchit le Rubicon. En 1994, il rejoint l’opposition. Dès lors, le président tchadien n’aura pas affaire à un simple adversaire politique. C’est une statue du commandeur qui lui fera face. Les mains nues, mais les mains pures. Tandis que le Tchad devient l’une des pires dictatures d’Afrique et l’un des trois pays les plus pauvres du monde, tandis que le pouvoir se gorge de l’argent du pétrole et fabrique de la fausse monnaie en Argentine, Ibni fait vœu de probité. Il est aimé autant que Deby est craint.
Le mathématicien réussit cet exploit singulier de s’attacher le nord musulman et le sud à majorité chrétienne ; ces deux moitiés d’un pays tracé à la règle par l’ancien colonisateur, et qui n’ont cessé de se rendre coup pour coup. « Les problèmes entre Ibni et Deby ont commencé vers 1998, sans qu’on en connaisse exactement les causes. Mais la cassure a été nette quand Ibni s’est présenté à l’élection présidentielle de 2001. Depuis, c’est une véritable haine qui oppose les deux hommes« , témoigne une note « confidentiel-défense » de la DGSE (renseignement extérieur français), révélée par Le Média.
À l’est du Tchad, il y a souvent du nouveau. En 2008, une rébellion se lance à la conquête du pouvoir, avec la bénédiction du voisin soudanais. Une colonne de trois cents Toyota fonce à tout berzingue en direction de Ndjamena. L’armada est commandée par le propre neveu de Deby, Timane Erdimi, et par un de ses anciens ministres, Mahamat Nouri. Visiblement las de jouer les seconds couteaux, ils ont retourné leurs fusils et pris le maquis. Deby appelle à la rescousse l’allié de toujours, la France – l’ancien colonisateur a toujours considéré le Tchad comme le navire amiral de la Françafrique.
En 2008, un millier de soldats hexagonaux stationnent à Ndjamena, dans le cadre de l’opération Épervier. Ils défendent bec et ongles le pré carré, hérité de l’empire colonial. Ils se sont interposés deux ans plus tôt, lorsqu’un précédent coup de force a manqué de renverser Idriss Déby. Mais cette fois, ils demeurent l’arme au pied. Il faut dire que l’affaire de l’arche de Zoé a sérieusement refroidi les relations entre Nicolas Sarkozy et son homologue tchadien. Les deux présidents ont longuement bataillé autour du sort de ces six humanitaires français, accusés d’enlèvement d’enfants au Darfour.
En février 2008, Sarkozy rompt le cordon ombilical qui relie Ndjamena à Paris. « La décision a été prise : notre soutien aux autorités tchadiennes – qui demeure – ne passe pas par une participation directe aux combats », déclare le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner (qui, selon Pierre Péan, a pourtant plaidé pour l’anéantissement de la colonne rebelle). « La France a abandonné Deby en février 2008. Depuis le Darfour jusqu’à Ndjamena, les Mirages français nous survolaient et nous accompagnaient, sans nous bombarder », me raconte Tom, le frère du chef rebelle Timane Erdimi, qui était lui aussi un des leaders de l’opposition armée.
Le 1er février, livré à lui-même, Deby subit une cuisante défaite dans une bataille de chevaliers dont seuls les Tchadiens ont encore le secret. Les pare-chocs se tamponnent, les mitrailleuses vomissent à bout portant et la piétaille se jette d’une Toyota à l’autre pour en finir avec l’ennemi, au corps-à-corps, à l’arme blanche. Deby manque de perdre la vie. Il se replie sur son palais, mais la route de la capitale est grande ouverte pour la rébellion. Le 1er au soir, Nicolas Sarkozy propose à son homologue de fuir son pays.
« Tout le monde croit Déby condamné »
Contre toute attente, le président tchadien décide d’attendre la mort, entouré de ses derniers fidèles. Retranché dans son Palais Rose, acculé sous la mitraille et les trahisons, Deby tient bon. Mais pour combien de temps ? « Le soir [du 2 février, NDLR], tout le monde croit Deby condamné », raconte Jean-Paul Mari, envoyé spécial pour le Nouvel Observateur. Tout le monde ou presque. Car l’ambassadeur de France au Tchad, Bruno Foucher, ne partage pas le même avis. Dans une série de télégrammes diplomatiques à l’attention de sa hiérarchie à Paris, que le Media publie pour la première fois, cet ancien de la DGSE a une lecture toute personnelle des événements : « Le président paraît victorieux ce soir. Il vient lui-même de me le confirmer à l’instant par téléphone. […] La situation était totalement sous contrôle. La rébellion était maintenant en fuite vers l’est. Beaucoup de combattants avaient fui au Cameroun, soit à la nage, soit habillés en civil sur des motocyclettes ».
Douze ans plus tard, Timane Erdimi s’étrangle depuis son exil au Qatar : « J’ai eu Foucher au téléphone le 2 en fin d’après-midi. Il savait pertinemment que nos éléments continuaient d’encercler le palais. Pour ma part, j’étais au palais du 15 janvier, au nord-est de la ville, en train de préparer une nouvelle offensive. Foucher était au courant. » Le 3 février aux aurores, les portes de l’enfer s’ouvrent une nouvelle fois. Les rebelles ne sont pas en fuite. Loin de là. Ils lancent un nouvel assaut sur le Palais Rose, encore plus violent et meurtrier que la vieille. La victoire leur semble promise. Mais entre-temps, la donne n’est plus la même. L’Elysée a volé au secours de Deby.
À Paris, Nicolas Sarkozy vient d’épouser Carla Bruni. Ce qui ne l’empêche pas de garder un œil sur le Tchad. Dans la soirée, il change son fusil d’épaule. A-t-il lu le télégramme envoyé par Bruno Foucher, et s’est-il laissé influencer par le surprenant optimisme de l’ambassadeur ? Quoi qu’il en soit, la France demande à Mouammar Kadhafi de livrer les obus de char qui manquent cruellement à Deby pour tenir le siège. Un cargo Antonov décolle de Libye, les soutes pleines de munitions. Il se pose à l’aéroport international de Ndjamena, où l’armée française s’est retranchée.
La nuit est étouffante de peurs et rancœurs. Les rebelles se déchirent dans le silence ouaté des ténèbres, pour savoir lequel d’entre eux montera sur le trône. Ils se disputent la peau de l’ours avant de l’avoir tué ; ils ont bien tort. Au matin du 3, des hélicoptères pilotés par des mercenaires de la société française Griffon bombardent les positions rebelles. Pilonnés, les assaillants finissent par se replier. En début d’après-midi, la partie est pliée. Ndjamena est reconquise, la rébellion en déroute. Et Déby a les mains libres.
Un grand ménage
Ibni, lui aussi, a choisi son camp. Celui de la paix. « Nous condamnons la prise du pouvoir par les armes, mais il faut être clair, nous condamnons avec la même force sa confiscation par les armes », martèle-t-il en 2006, au micro de RFI. Ibni renvoie dos à dos dictature et rébellion, les accusant l’un et l’autre d’autant de crimes et de rapines, et – ce qui est peut-être pire – de cette avidité propre aux gens de pouvoir et non de principes, prêts à baigner un pays dans le sang, les larmes et le deuil des veuves pour devenir califes à la place du calife. Pendant l’assaut sur Ndjamena, l’ancien candidat à la présidentielle est resté cloîtré chez lui, dans cette sobre maison à deux étages qui, lorsque je m’y suis rendu en 2013, était silencieuse comme un tombeau. « Je l’ai eu deux heures avant son arrestation. Il ne savait pas du tout ce qu’il se passait au dehors. Il n’avait aucune information sur le dénouement de la bataille », me raconte le journaliste tchadien Mahamat Adamou, qui travaillait à l’époque pour la BBC.
Il est aux alentours de dix-huit heures quand Ibni est prévenu par des voisins de l’arrestation d’un autre opposant pacifique, l’ancien président Lol Mahamat Choua. À sa famille qui l’adjure de fuir et de sa cacher, Ibni réplique : « Je n’ai rien à me reprocher ». Jusqu’au bout il ne dira rien d’autre, quand le commando viendra l’enlever et que les soudards le tasseront à l’arrière d’un pickup. Officiellement, Deby niera toujours avoir fait arrêter Ibni, laissant même entendre que le forfait pourrait avoir été commis par les rebelles. Pourtant, une commission d’enquête nationale, mise sur pied sous la pression internationale conclura : « Il apparait qu’Ibni Oumar Mahamat Saleh n’a pu être arrêté puis détenu que par cette même Armée Nationale Tchadienne ».
Une note de la DGSE datée du 15 février 2008 est toute aussi définitive : « Selon divers témoignages, Lol, Yorongar Ngarledji Kojy le Moiban et Ibni Oumar Mahamat Saleh [tous trois opposants pacifiques, NDLR] ont, dès leur arrestation, été amenés à la direction des renseignements généraux (DRO) pour être enfermés dans une pièce. L’accès extérieur à la fenêtre en était interdit par des hommes armés ». Le chef du commando, Adam Souleymane Touba, a été assassiné en 2017, mais un autre neveu de Deby a été ciblé par la commission d’enquête. Idriss Brahim Mahamat Itno assume aujourd’hui de hautes fonctions au sein du ministère des Finances et du Budget. Joint au téléphone, il ne nie pas sa participation au commando. Il assure « avoir réglé l’affaire avec les enfants d’Ibni » et faire l’objet d’une cabale de « gens jaloux de sa réussite ».
Plus personne ne reverra Ibni en vie. Ngarlejy Yorongar, un autre opposant pacifique arrêté le 3 février, réussit à s’échapper dans des conditions rocambolesques. Supplicié pendant sa détention, son récit est confus, comme l’est souvent le témoignage des grands traumatisés. Mais il y a une chose sur laquelle Yorongar n’a jamais varié : il a été détenu avec Ibni, qui a fini par succomber à bout de forces et de tortures « entre le 4 et 6 février ». Guy Labertit, l’ancien Monsieur Afrique du Parti Socialiste, qui était un camarade de lutte d’Ibni et qui lui a consacré un livre, se montre plus précis : « J’ai su qu’Ibni a été singulièrement malmené dès le 3 février soir, et que dans les heures qui suivirent, l’irréparable a été commis ».
Roland Marchal, chercheur au CNRS et auteur d’un rapport sur le rôle de la France au Tchad, abonde : « On m’a confié qu’Ibni est mort très rapidement après son arrestation ». Timane Erdimi confirme lui aussi cette version des faits : « Deux de mes parents, qui étaient aux côtés de Déby en 2008, ont ensuite fait défection pour me rejoindre. Ils m’ont raconté qu’Ibni a été tué dans la nuit du 3 au 4 février, et que son corps a ensuite été enterré du côté des abattoirs. Sa dépouille n’a jamais été rendue à la famille ».
Deux témoins, qui vivent toujours au Tchad et qui souhaitent conserver l’anonymat, sont présents en ces heures sombres, en première ligne. Pour la première fois, ils racontent. Vers vingt-deux heures, Adam Souleymane Touba, chef du centre opérationnel à la présidence, aurait appelé le patron de la sinistre ANS (Agence nationale de sécurité, la police politique de Deby), Mahamat Ismaël Chaïbo. Ibni vient de faire un malaise sous les coups, et Touba l’a laissé convulsant, râlant, sans savoir trop quoi faire, s’il devait le sauver ou l’achever. « Le général Mahamat Ismaël Chaïbo a disparu pendant les combats, on ne savait plus où il était », déclarera Bruno Foucher, l’ambassadeur de France, devant la juge chargée de l’affaire Ibni en France (une plainte a été déposée par la famille en 2012).
En fait, Chaïbo a pris ses jambes à son cou. Comme nombre de dignitaires du régime en perdition, il a franchi le fleuve et s’est réfugié au Cameroun voisin. Maintenant que l’impensable s’est produit, que Deby contre toute attente a gagné la partie, Chaïbo n’ose pas retourner à la présidence. Il s’est abrité dans une villa de Farcha, non loin du lieu de détention où l’on torture Ibni. Pour lui, l’opposant est une aubaine. C’est le prétexte qui va lui permettre de rentrer en grâce. Chaïbo embarque Ibni, passablement mal en point, et fonce au palais. « Puis Lol [Mahamat Choua, NDLR] a été emmené en direction de la présidence, suivi plus tard des deux autres opposants politiques ensemble », confirme une note « confidentiel-défense » de la DGSE.
Là-bas, selon plusieurs personnes qui ont assisté aux évènements et que Le Média a consulté de façon indépendante, Chaïbo aurait trouvé Deby, encore en treillis de combat. Il aurait fallu moins de cinq minutes au président tchadien pour décider du sort d’Ibni. Après avoir pris conseil auprès d’un « Français en uniforme de l’armée tchadienne », il tranche. Deby refuse d’envoyer l’opposant à l’hôpital, où l’on aurait forcément remarqué son passage. Il ordonne de le ramener dans une cellule, aménagée dans les dépendances de la présidence. « Surtout pas de traces », aurait insisté le président, qui n’a pas voulu donner sa version des faits au Média.
La prière de l’aube n’a pas encore retenti quand Abdoulaye Ramadane Djazouli, un soigneur proche des hauts dignitaires tchadiens, est appelé par Chaïbo. Mais il arrive trop tard. Ibni est parti, pour le grand voyage sur la traîne des étoiles. Quand je prononce le nom de Djazouli, le visage du frère d’Ibni se décompose. « Je le connaissais. C’était un ami. Il m’a toujours dit savoir des choses sur mon frère, et qu’il fallait que je le fasse venir en France pour qu’il témoigne. Je ne l’ai pas cru. Maintenant il est mort ». Les années passent et les témoins trépassent. En emportant leurs secrets.
Le double jeu de l’ambassade
Le 5 février 2008, la presse interroge Bruno Foucher sur le sort des trois opposants kidnappés : « On ne peut pas confirmer ces arrestations. On se renseigne. Mais je sais qu’il y a eu collusion entre des opposants politiques et les rebelles ». Une note de la DGSE donne le ton : « Le cas de Yorongar n’émeut personne. Tout le monde rit de lui ici ». Ibni n’a pas le droit à plus d’égards. « Foucher a toujours haï mon père, je ne sais pas pourquoi », affirme Mohamed Saleh, le cadet des enfants d’Ibni. Pourtant, l’ambassadeur sait beaucoup plus qu’il n’en dit officiellement. Les télégrammes diplomatiques le révèlent. Dès le 3 au soir, l’ambassadeur de France apprendra de la bouche d’un « émissaire du président Deby » l’arrestation de Lol Mahamat Choua.
Le 5, le jour même où il s’adresse à la presse, Foucher s’entretient avec le conseiller diplomatique de Deby. « Il n’était pas dans l’intention du régime d’enfermer les opposants de façon arbitraire, mais de leur demander de rendre compte de leurs actes, surtout ceux qui s’étaient manifestement compromis par des actes de trahison » retranscrit-il.
Pourtant, la complicité entre rebelles et opposants pacifiques, dont Foucher se fait sans réserve l’écho, ne sera jamais prouvée. « Les conversations téléphoniques étaient coupées. De plus, nous n’avons reçu aucune visite pendant l’attaque de la ville. Comment mon frère aurait-pu communiquer avec les rebelles ? », s’indigne Abdoulaye Mahamat Saleh, le frère d’Ibni. L’ensemble des chefs rebelles nieront avoir eu un quelconque contact avec Ibni. Son nom n’a même pas été évoqué pour intégrer un futur gouvernement. « Le dernier contact que j’ai eu avec les trois opposants arrêtés était à Syrte en Libye, lors des négociations de paix en octobre 2007 », jure Mahamat Nouri. « Il n’existe pas de collusion avérée », finira par reconnaître Foucher, devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française en 2010. Un aveu qui vient bien tard.
En France, dans les jours qui suivent l’arrestation d’Ibni, l’inquiétude grandit. Bientôt, elle laisse place à l’indignation. Les organisations de défense des droits humains, notamment Amnesty International et l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture), lancent des campagnes pour retrouver Ibni. La communauté mathématique est vent debout. Des hommes politiques montent au créneau, comme le député socialiste Gaëtan Gorce ou encore le sénateur du Loiret, Jean-Pierre Sueur. Bruno Foucher en rend compte le 22 février 2008 : « Les autorités tchadiennes recevaient de fortes pressions des interlocuteurs internationaux dans l’affaire des opposants disparus ». Si Lol Mahamat Choua est retrouvé vivant pour la Saint-Valentin (Foucher lui rendra visite en détention), Ibni reste introuvable.
Les hésitations du début – « Laissez-nous vingt-quatre ou quarante-huit heures avant que nous n’abordions ces questions », bafouille le ministre de la Défense Hervé Morin le 5 février – ont laissé place à la mobilisation. Coopérant détaché auprès de la police tchadienne, le capitaine Daniel Goutte sera auditionné en 2015 par la juge d’instruction : « Daniel Reytier [son supérieur, NDLR] vient me voir en me disant que l’ambassadeur Foucher lui a demandé qu’on aille voir la famille d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. […] Reytier est rentré dans la maison où j’imagine qu’il a eu un entretien avec la femme d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. Moi, je suis resté dehors, j’étais en tenue et je suis allé discuter avec les gens qui étaient autour pour savoir un peu dans quel environnement on se trouvait ».
Mais Abdoulaye Mahamat Saleh, qui à l’époque, vit au domicile de son frère, ne se souvient pas de cette visite. Il ne se rappelle pas qu’un policier français soit allé interroger les voisins. Il ne reconnaît pas Reytier, sur une photo que je lui montre. « Jusqu’à à la visite de Nicolas Sarkozy au Tchad fin février, on a eu une seule visite de Français. C’était environ une semaine après l’enlèvement. Ils sont arrivés à deux. Ils étaient habillés en civil. Ils voulaient emmener la femme de mon frère rencontrer Deby. Ils étaient très insistants, voir menaçants. On les a chassés et on leur a dit de ne plus revenir », se rappelle Abdoulaye Mahamat Saleh. Sur d’autres photos que je fais défiler, il identifie formellement un autre officier français, Jean-Marc Gadoullet. « C’était lui. Il disait que si ma belle-sœur allait voir Deby, elle recevrait beaucoup d’argent », soutient le frère d’Ibni.
Jean-Marc Gadoullet appartient à la DGSE. C’est un ancien du 11ème choc, une unité d’élite qui a notamment mené le sanglant assaut sur la grotte d’Ouvéa, en 1988. Après avoir bourlingué en Extrême-Orient et en Centrafrique, cet agent secret sans peur mais peut-être pas sans reproches est muté à Ndjamena, où il est chargé de l’encadrement de la garde présidentielle de Deby. Pendant l’attaque rebelle, Gadoullet est en première ligne. « Je suis le seul français à la présidence. J’ai passé trois jours avec la garde sous le feu ennemi, mais je suis vivant », fanfaronne-t-il dans un livre publié en 2016. Il affirme même être en contact direct avec Sarkozy.
Un officier français d’active, le lieutenant-colonel Daniel Frère, nuance quelque peu ce récit pétri d’héroïsme. Aujourd’hui à la retraite, il parle pour la première fois à un journaliste : « J’étais moi aussi à la présidence, avec un autre officier de l’armée de terre, Michel Cassagne. J’étais français, et fier de l’être. J’avais une mission claire. Au contraire de Gadoullet. On n’était pas dans le même camp. Il travaillait pour je-ne-sais quel intérêt ». Deby, le président-soldat, le « guerrier du désert », fascine les officiers tricolores par son courage et ses pétrodollars. Jean-Marc Gadoullet lui était-il plus dévoué qu’à son propre pays ? Était-il le fameux français présent au palais, le soir de la mort d’Ibni ? Et si oui, a-t-il prévenu Paris du décès de l’opposant ?
L’ex-agent secret, aujourd’hui installé en Suisse, n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais Sonia Rolley, alors correspondante de RFI à Ndjamena, le décrit comme « le plus hargneux dans la forêt des coopérants militaires français portant l’uniforme tchadien ». Idriss Déby, dans une interview au Nouvel Observateur en 2009, concède : « On m’a prévenu par radio qu’on avait trouvé Lol Mahamat Choua à l’extérieur de sa maison. J’ai dit prenez-le. Et cela en présence de deux officiers français qui se trouvaient avec moi à la présidence »
Le Canard enchaîné affirmera que les deux officiers sont Gadoullet et l’attaché de défense à l’ambassade de France, Jean-Marc Marill. Daniel Frère donne une autre piste : « Je sais qu’à un moment, on a vu arriver un autre agent de la DGSE, qui est venu en renfort temporaire appuyer Gadoullet. Je ne connais pas son nom. Ils s’appelaient par leur prénom ». Quoi qu’il en soit, démasqué par la presse qui l’accuse d’avoir trempé dans la disparition d’Ibni, Gadoullet sera mis à la retraite de la DGSE. Non sans avoir été décoré par Nicolas Sarkozy, dans la cour d’honneur des Invalides.
Dans ce sombre polar, qui ferait passer John Le Carré pour un auteur de bluettes, l’épouse d’Ibni, Sadié Brahim, est un phare dans la nuit. Je me souviens de cette grande femme aux traits de douleur, qui, même rongée par la maladie et l’absence, tiendra tête à deux chefs d’État. Le 27 février 2008, Nicolas Sarkozy débarque à Ndjamena, pour une visite marquée du sceau de la polémique. Officiellement, le président français tape du poing sur la table. Il obtient de son homologue tchadien une « enquête internationale » sur l’enlèvement des trois opposants. « La France veut la vérité et je ne céderai pas sur ce point », clame Sarkozy, avec un indéniable talent d’acteur.
Car en marge d’une conférence de presse, il reconnaît que Paris mène des écoutes sur le territoire tchadien. Comment dès lors ignorer le triste sort réservé à Ibni ? Sarkozy insiste pourtant pour que la famille de la victime rencontre son bourreau. Mais l’épouse d’Ibni est de la même trempe que son défunt mari. Une note secret-défense de la DGSE raconte : « Cherchant à convaincre l’épouse d’Ibni Oumar Mahamat Saleh de se rendre à la présidence pour y rencontrer le chef de l’Etat tchadien, et insistant face à son opposition, la délégation de l’ambassade de France s’est entendue dire : si vous voulez m’amener à la présidence, allez chercher les hommes de la garde présidentielle pour qu’ils m’y traînent ».
Une fois de plus, Bruno Foucher édulcore la réalité : « Je ne peux pas aller voir Deby a-t-elle dit, ce n’est pas une question de sécurité car j’ai une totale confiance en l’ambassade de France. Madame Ibni Oumar Mahamat Saleh n’a pas donné de réelles explications ».
La première dame et la deuxième veuve
Finalement, des trésors de diplomatie auront raison de l’intransigeance de Sadié. Elle accepte de s’entretenir avec Carla Bruni, qui effectue alors son premier voyage en tant que première dame. Pour l’Elysée, c’est un formidable coup de com’. La France n’est plus complice de la disparition d’Ibni, elle défend sa veuve et ses orphelins. Elle joue le rôle qu’elle préfère en Afrique : celui de chevalier blanc. Les médias se font l’écho du tête-à-tête entre les deux femmes, le 27 février au soir.
Mais étrangement, aucune photo ne filtre. « Ma mère n’a pas quitté la maison. Elle n’a jamais vu Carla Bruni à Ndjamena », s’étonne Samir, le dernier des enfants d’Ibni. Et effectivement, à l’ambassade de France, un télégramme diplomatique s’alarme : « Certains médias à N’djamena (VSD – Sylvie Lotiron) ont cherché hier, à l’occasion de la conférence de presse de Bernard Kouchner au Novotel, à accréditer une rumeur selon laquelle Madame Sarkozy aurait rencontré une personne qui n’était pas Mme Ibni Oumar Mahamat Saleh ». Mais Foucher reste droit dans ses bottes : « Maître Padaré [l’avocat tchadien de la famille Ibni, NDLR], présent à la résidence lors de l’arrivée de Madame Ibni Oumar Mahamat Saleh, m’a confirmé formellement ce matin qu’il n’y avait aucun doute sur l’identité de l’intéressée et que cette rumeur était bien évidemment scandaleuse ». Interrogé par VSD en février 2008, le responsable de la communication de l’Elysée, Franck Louvrier, se montre étrangement énigmatique : « On a souhaité qu’elle [la rencontre, NDLR] reste confidentielle « . Messieurs Kouchner et Louvrier n’ont pour l’instant pas répondu aux sollicitations du Média.
Le cadet des Ibni, Mohamed Saleh, donne une version qui permet de démêler cet imbroglio : « C’est ma tante, la sœur de ma mère, qui a été reçue par Carla Bruni à Ndjamena. Ma mère n’avait pas voulu à ce moment-là, elle était trop affectée. Elle n’a vu Carla que deux ans plus tard, en 2010, lorsqu’elle s’est rendue à Paris ». Cette hypothèse de la mystification, qui aurait permis à la France de sauver les apparences, est notamment confirmée par Mahamat Hassan Abakar, un des autres avocats de la famille Ibni en 2008 : « La réalité est que c’était la sœur de l’épouse Ibni qui est venue voir Carla Bruni« . Seul Jean-Bernard Padaré, joint au téléphone par le Média, continue de s’en tenir à la version « officielle ». Il faut dire que l’ancien conseil de la famille Ibni est devenu entre-temps ministre de la justice de Déby. Son étonnante reconversion a été perçue par beaucoup comme une trahison. Quant à l’accommodante sœur de Sadié, Rakhiyé Istiklal Brahim, elle était membre en 2018 du bureau national du Mouvement patriotique du salut, le parti de Déby. Bruno Foucher, lui, a poursuivi une belle carrière d’ambassadeur de France, qui l’a menée d’Iran au Liban. Il n’a jamais donné suite à nos sollicitations.
Que vaut la vie d’un homme ?
« L’affaire Ibni Oumar Mahamat Saleh est un crime d’État couvert par le silence de la France », se désole Clément Boursin de l’ACAT, qui se bat depuis douze ans avec une incroyable ténacité pour que justice soit rendue. Certes, aucun officier français n’a torturé Ibni, ni constaté son décès, comme le prétendra Ngarlejy Yorongar. Mais la décision de l’enlever puis de le laisser mourir aura impliqué nos uniformes. En 2008, l’hebdomadaire Jeune Afrique révélait que Deby « aurait décidé de faire arrêter Lol Mahamat Choua, Ngarledjy Yorongar et Ibni Oumar Mahamat Saleh à la suite d’une information émanant, entre autres, des services d’écoute de l’armée française ». Paris a ensuite fait des mains et des pieds pour enterrer l’affaire.
L’arrivée au pouvoir des socialistes n’y a rien changé. Le parti d’Ibni était pourtant membre de l’Internationale socialiste, mais François Hollande et son ministre de la défense Jean-Yves Le Drian (qui tient Deby pour un « ami ») ont fait du président tchadien l’indispensable allié dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Ibni a été sacrifié sur l’autel de la realpolitik. La résolution votée en 2010 par l’Assemblée nationale française, et réclamant toute la vérité et rien que la vérité sur Ibni, est restée lettre morte. La plainte déposée devant la justice française végète depuis 2015, sans qu’aucune mise en examen n’ait été prononcée. La famille d’Ibni a connu l’exil à Orléans, le désespoir, la dépouille qu’on ne leur rend pas et la justice qui ne vient pas. « Les autorités françaises nous conseillaient sans cesse d’arranger les choses avec Deby plutôt que de nous battre », lâche Mohamed Saleh, le cadet d’Ibni.
L’amie de toujours d’Ibni, la romancière Chantal Portillon, lui a consacré un livre au titre de poème : Que vaut la vie d’un homme ? Elle ne croyait pas si bien dire. Sept ans après le drame, après avoir repoussé plusieurs offres dont une par l’intermédiaire de Mouammar Kadhafi, deux des enfants d’Ibni ont accepté de Déby une compensation financière, pour la mort de leur père. Au Tchad, Hicham a été désigné directeur d’une banque publique et Mohamed Saleh fut momentanément patron de la société nationale de coton. Les décrets de nomination ont été signés de la main du Maréchal Deby, qui, le 1er décembre 2020, fêtera sa trentième année de règne.
Ibni ne tombe pourtant pas dans l’oubli. Chaque année en février, les Tchadiens se souviennent de lui ; comme si ce n’était pas seulement un homme qu’on avait assassiné, mais l’espoir de tout un peuple. Sadié, elle, s’est éteinte fin 2018. « Mon mari n’avait pas peur de la mort. Moi non plus. Je l’attends. Je l’attends… »