Ce chef de guerre tchadien qui a étudié en France et milité au PS dirige une rébellion dans le désert libyen contre Idriss Déby.

Amidi, Fatimé Mahamat retourne des crêpes dans la cuisine d’un salon de thé bourgeois du centre-ville de Reims. Au même moment, son époux, Mahamat Mahadi Ali, passe en revue ses troupes rebelles rassemblées à Jufra, dans le désert libyen. La première a quitté le Tchad en 1993, à 17 ans, pour se marier avec le second, qu’elle ne connaissait que par ouï-dire. Mahamat Mahadi Ali était arrivé à Reims quatre ans plus tôt, pour suivre des études d’économie. Le couple a eu cinq enfants, est passé de la chambre de cité universitaire au F4 de cité HLM. Fatimé est devenue française en 2005. Mahadi, lui, n’a jamais demandé la nationalité, « car ses pensées sont toujours là-bas », dit sa femme. Elle veut dire au Tchad, « confisqué » par le président Idriss Déby, que Mahadi a juré de « libérer ». Alors, comme plusieurs générations de Tchadiens avant lui, le père de famille a pris les armes, en 2008, et rejoint la rébellion. Il est aujourd’hui l’un des principaux leaders de l’opposition armée au pouvoir de N’Djamena.

« Ne pas aller au maquis, dans ma jeunesse, c’était comme ne pas connaître le rap aujourd’hui : une faute. Nous y sommes tous passés, rappelle Acheikh ibn Oumar, ex-ministre tchadien. Mahadi, c’est la suite de l’histoire. Il est le plus solide, idéologiquement, des chefs tchadiens en Libye. » Après avoir apprivoisé sa première kalachnikov à 14 ans au cours d’un bref passage par la lutte armée dans les rangs de la rébellion, l’intéressé a passé son bac à N’Djamena, avant d’être envoyé à l’université en France par son oncle, l’un des plus grands commerçants du pays. « Reims était mon deuxième choix, après Nice », se souvient-il, en tassant sa cigarette. La veille, le chef rebelle a parcouru d’une traite 500 kilomètres en 4 × 4 pour venir raconter son histoire à Libération. Il est assis, les coudes sur les genoux, dans le hall vide d’un grand hôtel de Misurata, en Libye. Son chauffeur est parti chercher un briquet dans la voiture. « Je ne connaissais personne à mon arrivée, et j’étais de nature réservée. Mais je me suis adapté. L’été suivant, j’ai fait les vendanges et parcouru la région en deudeuche. J’ai suivi un DESS de droit et sciences politiques. »

« L’insouciance » de sa vie d’étudiant immigré s’évanouit en 1992. Une partie de sa famille réfugiée au Nigeria – dont son oncle bienfaiteur – est victime d’une rafle visant l’opposition tchadienne, imputée à Déby. Mahadi appartient à l’ethnie Gorane, comme Hissène Habré, renversé en 1990. Ses proches sont exécutés.

Mahadi s’engage dans plusieurs mouvements d’opposition tchadiens, mais aussi dans la vie politique française. « J’étais à la fédération socialiste de la Marne, je soutenais notamment le trio Filoche-Lienemann-Mélenchon. » Aujourd’hui encore, dans le désert libyen, au gré des connexions internet capricieuses, il se tient informé de l’actualité française. Comment l’intellectuel immigré depuis vingt-cinq ans en France, « qui a élevé ses enfants avec Brassens », devient-il un chef de guerre ? En grande partie à cause d’une réconciliation manquée. En 2005, le Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), dont il est l’un des représentants dans l’Hexagone, signe un accord de paix avec Déby. Mahadi veut y croire. Il accepte un poste de haut fonctionnaire au ministère des Infrastructures. Mais, en 2008, la rébellion – il y a toujours une rébellion en cours, au Tchad – atteint la capitale. Le pouvoir de Déby est à deux doigts de s’effondrer. Sur le moment, Mahadi ne rallie pas les insurgés. Mais il sait que la répression menée par le dictateur tchadien sera terrible. « Après le départ des rebelles, tous les opposants politiques ont commencé à disparaître. Mon tour allait arriver. J’ai fui le pays. »

C’est la révolte libyenne contre Kadhafi qui précipite son engagement sur le terrain. « Ils étaient des révolutionnaires comme nous, nous nous identifions à leur combat, ils résistaient aux chars du dictateur !» Une grande partie des rebelles tchadiens rejoint l’un ou l’autre des camps libyens. Les combattants, devenus mercenaires, s’éparpillent.

En 2015, Mahadi est envoyé en Libye afin de réorganiser les troupes armées sur ordre de Mahamat Nouri, chef historique de la rébellion tchadienne. Il remplit sa mission avec brio. Mais à son retour en France, en janvier 2016, il est porteur de revendications de la base. « Le monde a changé. Les jeunes d’aujourd’hui ultra-connectés n’attendent pas les ordres passivement. Ils demandaient un congrès, un changement de leadership. » Le vieux Nouri considère cette fronde comme un affront et le limoge sur le champ. Mahadi retourne en Libye où il crée son propre mouvement, le Fact, qui compte aujourd’hui, selon lui, 1 500 hommes. Au total, les rebelles tchadiens en Libye sont sans doute deux fois plus nombreux. Est-ce suffisant face à l’armée de Déby, l’une des plus puissantes du Sahel ? « L’histoire du Tchad, c’est Astérix contre les Romains, dit en souriant Ibn Oumar. Les rébellions, petites en nombre, peuvent triompher. L’unité de compte est le pick-up Toyota, il faut aller vite.»

Un autre sujet préoccupe les rebelles tchadiens : la France. Au cours de son mandat, François Hollande a affiché un soutien sans faille à Idriss Déby. L’aide des troupes tchadiennes au Mali, en 2013, a offert à l’autocrate tchadien le statut de partenaire privilégié dans la lutte antiterroriste, priorité absolue de Paris. En début d’année, la France a poussé l’amitié jusqu’à faire une faveur au président tchadien : un discret décret a annoncé le gel des avoirs bancaires de Mahadi. Il avait alors 440 euros sur son compte. « Ça nous sert pour la télé et le téléphone, précise sa femme. Je peux d’ailleurs toujours payer les factures avec. » La sanction n’a donc eu aucun effet concret. Mais « cela m’a choqué, et blessé », affirme Mahadi. Le décret invoque « le gel de tout ou partie des fonds […] qui appartiennent à des personnes physiques ou morales qui commettent, ou tentent de commettre, des actes de terrorisme ». Le Fact pourtant ne figure sur aucune liste d’organisation terroriste. Mahadi, qui a obtenu le statut de réfugié en France, il y a vingt-cinq ans, tombe des nues. Être assimilé aux djihadistes du Sahel, alors qu’il se proclame « gauchiste », exècre «la tribalisations à outrance » de la société tchadienne, et dit « résister de toutes ses forces » aux appels du pied des différentes factions libyennes ? Mahadi estime que les camarades socialistes pour lesquels il a « collé des affiches » dans sa jeunesse l’ont « trahi ». Il écrase une nouvelle cigarette dans le cendrier intégré à l’accoudoir du fauteuil en cuir de Misurata. Son chauffeur lui fait signe : il faut regagner le désert avant la nuit.

1964 Naissance à N’Djamena. 1989 Arrivée en France. 2004 Rejoint la rébellion au Tibesti. 2008 Rejoint celle au Darfour. 2016 Prend la tête du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact), en Libye.

By Célian Macé

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