Voilà 115 ans que cette tragédie de Doroté se déroula à l’est, dans l’actuel Département d’Assounga, chef-lieu Adré. C’était avant la Convention franco-britannique du 8 septembre 1919 qui fixa les limites du Tchad et du Soudan anglo-égyptien. Lire à ce propos, Géographie et Histoire de l’AEF, p.268, Manuel scolaire écrit par Pierre Gamache, Instituteur de l’AEF – Fernand Nathan Editeur, 18, Rue Monsieur le Prince, Paris, 1949.  

 

Pour éclairer vos lanternes sur cette tragédie effroyable, je vous convie à lire le manuscrit du Général Jean Hilaire, Chef de département à cette époque du Ouaddaï. « C’est entre Fort-de-Possel et Fort-Sibut, sur cette route des Porteurs, que j’appris, vers la mi-décembre, de la bouche des fonctionnaires rentrant du Tchad et croisés en chemin, le drame de Doroté : le Colonel Moll, parti au Massalit pour venger le guet-apens de Ouadi-Kadja où avait été massacré le détachement du Capitaine Fiegenschuh, le 4 janvier 1910, y avait lui-même, le 9 novembre 1910, trouvé la fin lamentable et prématuré de sa noble carrière coloniale, jusqu’alors si heureuse et brillante, dans une sanglante surprise. Fiegenschuh avait été perdu par l’excès de confiance et d’estime qu’il avait accordé aux Massalites : il les avait supposés loyaux et pacifiques, sans le connaître. Moll, lui, pécha par une erreur contraire, les tenant à priori pour des adversaires méprisables, lâches, fourbes et redoutant un choke loyal. Jugeant la partie tout à fait inégale et se reprochant presque d’avoir pris un marteau pour écraser une mouche, il conduisit son opération avec, semblait-il, le souci constant d’égaliser la partie en renonçant bénévolement à ses meilleurs atouts. Fiegenschuh avait surestimé tout partenaire. Moll, lui, commit la faute non moins funeste de le sous-estimer, de le mépriser même. Rougissant d’emmener du canon (2 pièces de 80 montagnes) contre un ennemi qui en était dépourvu, il commence par prescrire, au départ d’Abéché, à son officier d’artillerie, le Lieutenant Joly, de mettre en premier lieu dans ses coffres à munitions les projectiles les plus anciens, les plus déradés, par exemple des boites à mitrailles ayant perdu leurs ceintures de cuivre. « Faites, lui ordonne-t-il, comme pour des exercices à feu ; brûlons d’abord les munitions les plus anciennes. Ce sera toujours assez bon pour les Massalites ! Disposant de trois compagnies, d’un peloton monté et d’une section d’artillerie, il commet la faute de s’amputer d’une compagnie (de 130 fusils avec 70 auxiliaires montés), la détachant au Nord-est, vers le Tama, avec la mission de ultra hypothétique de couper éventuellement la route vers Ennedi à l’ex-sultan du Ouaddaï, Doudmourrah, qui ayant réuni ses hommes à ceux de Tadjadine Ismaïl, pourrait songer, après la défaite dont Moll ne doute point un seul instant, à chercher un refuge auprès de son vieil ami Beskeré, le chef Sénousite, Si Saleh Abou Kereïm. Arrivé au Tama, ce détachement commandé par le Capitaine Arnaud devait se rabattre au Sud sur le Massalit et fermer la route du Nord à Doudmourrah, tout en recherchant la jonction avec la colonne principale. Mission imprécise et hasardée s’il en fut. Quant à la propre colonne, Moll, aveuglé par sa folle confiance, la conduit comme s’il s’était agi d’une promenade militaire quelconque : on marche sans se couvrir au loin par un bon service de patrouilles et de découverte, on ne tient aucun compte des indices recueillis, qui décèlent le voisinage de l’ennemi, on ne se préoccupe pas toujours, la nuit, d’entourer le bivouac d’une bonne “Zéribé“ épaisse, élevée et doublée au besoin. Après le Ouadi-Kadja om l’on rend les honneurs et donne la sépulture aux restes des victimes du guet-apens du 4 janvier, nos cavaliers ayant mis la main sur quelques chameaux égarés du convoi de Doudmourrah (parmi les bagages saisis se trouvaient les cantines de nos officiers massacrés dix mois plus tôt au Ouadi-Kadja), on ne tient nul compte de cette découverte, qui dénote cependant la proximité immédiate de l’ennemi. (Les deux adversaires, en effet, ne se manquèrent que de peu, ce jour-là). Après une dure et longue étape, le 8, la colonne Moll campe, recrue de fatigue, à Doroté, bon point d’eau voisin de Dridjel, la capitale du sultan Tadjadine Ismaïl, évacuée par celui-ci. La “Zéribé“ hâtivement confectionnée, est insuffisante, par suite de manque d’arbres épineux à cet endroit. Le bivouac se trouve entouré de champs de mil dont les hautes tiges bornent la vue à courte distance. Pendant la nuit, des patrouilles ennemies viennent reconnaître notre camp. De nombreux coups de feu sont tirés par les sentinelles. Deux Massalites sont capturés. Interrogés à l’aube, ils annonceront l’attaque pour neuf heures (en montrant du bras la position que le soleil occupera dans le ciel à ce moment). Rien n’ébranle la confiance, l’insouciance du Colonel. Le 9 novembre 1910 au matin, les corvées de mil et d’eau sont commandées comme dans le cas d’une étape ordinaire, en zone tranquille. Les chameaux sont envoyés au pâturage. A la cavalerie, fatiguée par les étapes précédentes, Moll donne repos jusqu’à 10 heures ; les chevaux scellés et entravés, sont à la corde, au milieu du camp. A neuf heures, au moment précis indiqué par les prisonniers, une épaisse colonne de poussière annonce la ruée ennemie. Le troupeau de chameaux, ramenés à la hâte sur le bivouac, se rue sur l’une des faces du carré en train de s’organiser dans la précipitation et le désordre, l’une des deux, précisément, qui vont être abordées par la masse ennemi : (4 à 5000 hommes) laquelle arrive à la vitesse d’un cheval au galop, les fantassins en colonne serrée encadrés par des cavaliers qui les poussent et les stimulent à coup de plat de sabre, et même à coup de tranchant, sur ceux qui semblent vouloir flancher : il y en a peu, d’ailleurs, dans ce cas, tous ayant été surexcités à fond par les prières coraniques en commun et copieusement enivrés de “Mérissé“ (alcool). Chacun dans le carré, gagne précipitamment sa place ; la face la plus menacée, envahie par les chameaux affolés, n’est pas en état de tirer. C’est la surprise dans toute son horreur. La plupart des corvées sont encore au dehors. Le Colonel qui était occupé à se raser sous sa tente, en sort très calme, se ceignant tranquillement de sa ceinture à revolver et disant : « Messieurs les officiers, du clame. Tenez vos hommes. Ce n’est rien. Nous avons tout le temps de tirer ». Au Lieutenant d’artillerie Joly, qui s’est porté à ses pièces et demande à ouvrir le feu, Moll répond : « Pas encore. Attendez ! » Mais la horde ennemie n’est plus qu’à une centaine de pas. Le Lieutenant Joly fait charger ses pièces à mitraille. Mais les deux premières boites, dépourvues de leur ceinture, sous le coup d’écouvillon, sortent par la bouche des pièces ! On en met d’autres. Un premier coup part, ouvrant une brèche dans la colonne hurlante de Massalites qui se partageant en deux, abordent deux faces du carré dont l’une, empêtrée parmi les chameaux affolés, n’a pas même pu tirer ! C’est le corps à corps où l’ennemi a le triple avantage du nombre, d’une confiance fanatique et d’un entrainement consommé à ce genre de combat. Le bivouac est submergé.

 

Et tandis qu’une dernière fois, avant de tomber criblé de coups, le Colonel exhorte les tirailleurs au calme et au courage, le carré se débande.

 

Autour de Moll, son officier adjoint, le Lieutenant Brûlé, ses secrétaires, l’Adjudant Noël et le Sergent Bergère, tombent. Le Lieutenant Joly a été cloué d’un coup de sagaie sur l’une de ses pièces. L’Adjudant Leclerc, les sergents Bal et Alexandri sont tués au milieu de leurs hommes. Les lieutenants Georges et Lherrou et quatre sergents français sont blessés, tentant de rassembler les leurs. Maîtres du bivouac français, Massalites de Tadjadine et Ouaddaïens de Doudmourrah ne songent plus qu’à se ruer au pillage. Chevaux, chameaux, bagages, munitions, sur tout, ils font main basse, sans plus se soucier des tirailleurs en fuite. Heureusement pour nous… les officiers ont en fin réussi à arrêter et à rallier leurs hommes à quelques centaines de mètres. Un feu rapide est ouvert sur le carré en pillage, où les vainqueurs sont fauchés par centaine. A ce moment, le sultan Tadjadine tombe de son cheval, frappé à mort par une balle. Le sultan Doudmourrah, blessé grièvement au début de l’action, avait déjà été évacué de champ de bataille. C’est cette fois la panique et la déroute chez les pillards, les survivants prennent la fuite, emmenant nos animaux et emportant tout ce qu’ils peuvent, mais laissant de cinq à six cents morts sur le terrain dont leur sultan. Et nous réoccupons notre carré poursuivant par des feux de salve la fuite des Massalites. Triste victoire – bien chèrement payée : huit Français tués dont Moll. Une quarantaine de Sénégalais tués. Une soixantaine de blessés dont six Français. Tous nos animaux enlevés, et la plupart de nos bagages, vivres, munitions, effets… Que faire ? Après avoir enterré les morts et pansé les blessés, autant que le permet le pillage des cantines sanitaires, on attend fiévreusement l’arrivée du détachement du Nord, tirant pour l’appeler, le canon d’alarme, à de longs intervalles. Quelques reconnaissances autour du carré suffissent à en tenir les Massalites, rudement étrillés de 9, prudemment éloignés. Six jours se passent ainsi au milieu de l’atroce puanteur des six cents cadavres Massalites, et le détachement Arnaud n’arrive pas ! Que fait-il donc ? Sur la foi des racontars affolés d’un boy fuyard, le 10 novembre, a rallié ce détachement, le Capitaine Arnaud a cru la colonne Moll anéantie. Arrivé à Assarni, à une étape seulement au Nord de Doroté, il a bien entendu le canon d’alarme, il a supposé que c’étaient les Massalites qui, d’après le boy, “faisaient tam-tam“ pour célébrer leur victoire, obligeant les artilleurs Sénégalais prisonniers à se servir des pièces ! Et il a repris la route du Ouaddaï, se dirigeant vers le poste frontière de Bir-Taouil, à 90 kilomètres de là. En chemin, il rencontre la petite garnison de Bir-Taouil, une trentaine de tirailleurs, commandée les braves lieutenants Jourdy et Chaveyron. Ceux-là marchent au canon… sans ergoter. Advienne que pourra ! Mais la colonne Moll (passée sous le commandement du Capitaine Chauvelot), s’étant lassé d’attendre, avait quitté la veille le charnier de Doroté, transportant ses blessés sur des brancards improvisés et tenant ses pièces à bras. On se rencontre bientôt. La jonction faite, la marne colonne se replie sur la frontière sur Bir-Taouil ; enfin sur Abéché !… Tandis que les Massalites, revenus à Doroté, profanent abominablement les restes de nos morts. »

 

Al-Hadji Garondé Djarma
Ville : N’Djamena
Email : garondedjarma@yahoo.fr

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