Jeunesse tchadienne, je lis pour toi le récit de ce qui est resté ancré et qui taraude encore nos esprits, et constitue une des pages de l’histoire dramatique de la colonisation du Tchad. Dans son livre titré “Du Congo au Nil…

 

Cinq ans d’arrêt au Ouaddaï“ le Général Jean Hilaire, ancien Chef du Département du Ouaddaï, nous retrace ce GENOCIDE. Le Général Jean Hilaire lui-même a donné le titre de : “ Vêpres Ouaddaiennes“ à ce paragraphe. Je le lis donc sans commentaire pour vous. Vêpres Ouaddaiennes « Drame effroyable, honteux, déshonorant pour les armes qui l’ont accompli, comme pour la faiblesse de notre haute administration coloniale qui en a obstinément recouvert la sanglante atrocité du manteau de plomb d’un silence complice.

 

Quelque douloureux, humiliant, odieux qu’en puisse être l’exposé, de mes souvenirs Ouaddaiens m’en impose l’inéluctable obligation, en une brève digression qui doit normalement se situer ici même, en ce point de mon itinéraire de “vacances“ le plus rapproché du théâtre lointain de cette sinistre tragédie militaire, puisque le loisir m’était refusé de pousser jusque-là. J’aurais tant aimé pourtant pouvoir aller apporter en personne à mes anciens administrés terrorisés l’apaisement de ma sympathie endeuillée, en les rassurant contre l’impossible retour à un pareil martyr, œuvre démoniaque d’un dément furieux qu’ils ne reverraient jamais ni aucun autre bourreau de son infernale espèce. Le théâtre du drame, c’est donc mon malheureux Ouaddaï, en son cœur même, Abéché et la région avoisinante du pays Kodoï, à l’endroit la plus chaotique, la plus dantesque de son plus infernal décor, le coupe-coupe gorge d’Ouarchak…

 

Le Commandant coupe-coupe Quant aux acteurs, présentons d’abord le bourreau en chef, le Chef de Bataillon, Gérard, venu de France en 1916, en pleine guerre, à la suite de je ne sais quelle histoire disciplinaire, un être impulsif et virulent, facile à affoler, par surcroit, ignorant tout du Ouaddaï, n’ayant jamais, précédemment, servi qu’en Indochine… Puis, le valet du bourreau, son secrétaire-interprète, un sous-officier d’origine algérienne, qui avait l’outrecuidance, de ce fait, de se prétendre arabisant, alors qu’il ne possédait de la langue arabe écrite que l’insuffisant rudiment… Et le pourvoyeur de victimes, le traitre de la tragédie, un Ouaddaien immonde, turpide individu à tout faire, envieux, haineux et mouchard dans l’âme, l’ex-Aguid Maguiné… Enfin, quelques comparses sans honneur et sans fierté, un Lieutenant, un autre sous-officier et d’irresponsables tirailleurs obéissants et disciplinés jusqu’au crime. Maintenant, les victimes : l’Aguid Mahamat Dokom, un brave et loyal sujet, dignitaire à notre service, le Cheikh Mahamid Abbout, que nous connaissons déjà, un autre vaillant, mon meilleur auxiliaire de la colonne de l’Ennedi en 1911…

 

Chacun d’eux avec sa suite, ses “gens“ de parents, serviteurs ou captifs mâles, environ une centaine au total… Enfin, le pauvre clergé musulman d’Abéché, une vingtaine de ces “Fakihs“… Tout l’objet de la jalousie haineuse de l’ex-Aguid Maguiné, aigri de se retrouver sans emploi et presque sans ressources depuis des années…

 

La date du 15 novembre 1917 L’origine du drame fut, un dimanche après-midi, au milieu d’un “tam-tam“, le meurtre tout fortuit d’un Maréchal de Logis d’artillerie français, Guyader, par un captif ivre. Pourquoi ce meurtre ? …

 

L’ivresse, une impulsion de fanatisme religieux, on ne le saura jamais… L’assassin, un homme précisément de l’ex-Aguid Maguiné, fut d’ailleurs lynché sur place par les tirailleurs présents… Le Commandant Gérard, déjà naturellement ombrageux et qui se croyait, comme il avait pu être au Tonkin, entouré dans l’ombre indigène, de haines traitresses, rampantes, masquées, s’affola tout à fait. Il fait comparaitre le maître du meurtrier. Celui-ci retors, fourbe, menteur, sans scrupule, réussit, à l’aide de ses gens, tremblants de peur d’être inculpés avec le meurtrier, leur camarade, à donner le change au Commandant et à aiguiller sa vindicte contre les Mahamides et les Fakihs abhorrés…

 

Il apportait des papiers arabes dont il insuffla le sens prétendu au Secrétaire-interprète, lequel ignare et suggestionné, y vit tout ce que voulait Maguiné et les traduisit à coup de contre-sens, y trouvant la preuve d’un vaste complot clérico-Mahamid tendant au massacre, par surprise, des Français d’Abéché et de Biltine et au rétablissement, en déclenchant la “guerre sainte“ du Sultanat indépendant du Ouaddaï au bénéfice de l’Aguid Dokom. L’enquête est d’une rapidité foudroyante. Le 11 novembre, interrogatoire de Maguiné et de ses gens, le 13, interrogatoire de l’Aguid Dokom qui proteste hautement et nie avec indignation… mais en vain. Il est laissé en liberté, mais sera massacré avec les siens, le surlendemain, 15, à la pointe de l’aube !… Le Commandant en chef, totalement chambré par le machiavélique Maguiné et profondément convaincu de la gravité comme de l’imminence du péril, déjà instinctivement pressenti par lui et dont, maintenant le Maguiné et son interprète lui fournissent des preuves, à ses certaines (que ce soit là son excuse, s’il en est à pareil forfait !), a prononcé irrévocablement dans la solitude souveraine de sa conscience égarée, la condamnation capitale en masse de tout ce pauvre monde !… Effroyable démence… Car, enfin, cette machination extraordinaire de complot et de guerre sainte était à priori, d’une absurdité évidente, (comment des indigènes, peu nombreux (quelques centaines) ayant été, depuis sept ou huit les témoins – et, la plupart d’entre eux, les alliés de notre puissance militaire, – auraient-ils pu, en ce pays fortement occupé et complètement entouré de circonscriptions non moins solidement tenues par nos armes, oser même concevoir le rêve stupide d’une restauration partielle, limitée à Abéché et à Biltine, de l’ancien empire Ouaddaien ?… Et, au profit de qui ?… D’un aguid à notre solde, ayant donné, dans le passé, des preuves éclatantes de son loyalisme, et n’ayant par surcroit, aucune espèce de titre, ni par sa naissance, ni par sa caste à prétendre à l’ancien trône des sultans Abbassides ? Personne, de son entourage immédiat ne l’eût suivi dans une aussi folle aventure… Encore moins parmi mes braves et loyaux Mahamides, mes fidèles auxiliaires de 1911, d’abord contre les Khouans de l’Ennedi, puis contre les Ouaddaïens insurgés… Et Dokom lui-même, ne nous avait-il pas donné, en 1012 – mais le Commandant Gérard le savait-il ? – un beau témoignage de son dévouement et de son loyalisme en se faisant grièvement blesser d’un coup de fusil en pleine poitrine pour sauver la vie, en le couvrant de son corps, à l’un de nos sous-officiers, le Sergent Guy, assailli à Kadjmer, par des Goranes ?…

 

Quant aux malheureux Fakihs d’Abéché, gens d’âge mûr et de caractère paisible, sinon timoré – pour la plupart, d’ailleurs, émergeant à notre budget, comme le “Sahab-Al-Djameh“ le grand marabout ou le Cadi Azolo, ancien auxiliaire de Fiegenschuh, l’un des races rescapés du guet-apens de Ouadi-Kadja – et tous au surplus, traités par nous – jusqu’alors, avec une considération et des égards qu’ils n’avaient jamais connus sous les anciens sultans, pourquoi auraient-ils aventuré ainsi que leur béate quiétude et leur vie même en cette partie inégale, contre nos armes, au profit d’un obscur Aguid et d’arabes nomades à qui nul lien d’amitié ni de race ne les rattachait, même de loin ?… Un peu de réflexion, un rien de sang-froid aurait suffi à arrêter le misérable égaré au bord de l’abominable crime. Mais, même irrémédiablement sur convenu et abusé, son devoir strict, absolu, n’en était pas moins de procéder légalement, par des incarcérations préventives, qu’il avait tous moyens d’opérer, suivies d’une information méthodique, puis, s’il y avait lieu, par un jugement régulier soumis à l’homologation tutélaire de la Cour d’Appel de Brazzaville… Son affolement passa outre : Le 14 novembre au soir, cependant, une dernière chance s’offrit à lui de revenir à la raison. Le Lieutenant d’infanterie Bon… commandant la compagnie de tirailleurs d’Abéché, appelé par le Commandant et mis par lui au courant de l’odieuse exécution dont il entendait le charger, repoussa avec indignation cette mission déshonorante, refusant catégoriquement d’obéir à un pareil ordre, d’ailleurs simplement verbal. L’attitude révoltée de cet officier aurait dû, semble-t-il, ramener le Commandant à une conception plus saine, plus humaine surtout de son propre devoir. Il n’en fut rien. Il se contenta de changer d’exécuteur, donnant le commandement de l’ignoble boucherie au Lieutenant d’artillerie B, officier taré et alcoolique notoire, qui, lui, l’accepta ! Et le lendemain, 15 novembre, à la pointe de l’aube, les Sénégalais cernaient le “tata“, encore endormi de l’Aguid Dokom, puis y pénétrant, égorgeaient à la baïonnette et au “coupe-coupe“, tous les occupants mâles, Dokom en tête…

 

Les malheureux, une cinquantaine environ, se laissèrent tuer sans la moindre résistance, parmi les hurlements de désespoir, les cris de folie des femmes et des enfants. Puis ce fut le tour des pauvres Fakihs, cueillis soit chez eux, soit dans la mosquée, au moment de la prière en commun et entrainés dans un petit ravin « extra muros » où toujours au “coupe-coupe“, ils furent inertes résignés, décapités en tas !… Il y eut, parmi ces martyrs fatalistes, jusqu’à un pauvre fakih étranger à la ville, venu d’Oum-Hadjer pour le règlement d’une affaire et qui, pris dans le tas, fut décapité avec les autres. … Ils étaient en tout vingt-et-un ! A Biltine, le même jour, sur un ordre secret du Commandant Gérard, le Cheikh Abbout, avec tous ses parents et alliés mâles, une quarantaine environ (dont son jeune frère Barkah, mon coursier de confiance de l’Ennedi en 1911… il avait un cran endiablé)… étaient mis en état d’arrestation pour se voir dirigés, quelques jours plus tard, sous bonne escorte, en deus groupes, sur Abéché… « aux fins d’enquête ». Ils furent, pendant la nuit, au bivouac sinistre d’Ouarchak, sous le prétexte … (classique en pareil cas)… d’une tentative d’évasion, massacrés à la baïonnette jusqu’au dernier, au milieu de l’effroyable scène de désespoir qu’il est aisé d’imaginer. Dénoncé par le Lieutenant Bon… qui, à Abéché, avait énergiquement refusé de s’en faire l’exécuteur – et à qui ce geste de justicier devait, bien entendu, valoir maintes avanies, ce crime abominable donna lieu, en 1918, à l’ouverture d’une enquête, qui traina lamentablement d’obstruction en obstruction, parmi la mauvaise foi et la veulerie des enquêteurs prévenus et des témoins apeurés… En 1919 et en 1920, le dossier, de plus en plus épais et de moins en moins éclairé, me fut soumis pour avis, ainsi qu’au Gouverneur intérimaire, le Secrétaire général I… comme moi-même, ce haut fonctionnaire conclut, chaque fois, à la nécessité de traduction du Commandant Gérard devant un conseil de guerre, ne fut-ce que pour lui permettre de se justifier au grand jour, s’il le pouvait. Mais l’histoire, par crainte, sans doute, d’un retentissant scandale, fut, à Paris, congrument étouffée et le Commandant Gérard s’en tira avec une simple mise d’office à la retraite, à laquelle il avait droit… Cette atroce tragédie, surpassant en cruauté et en horreur les pires abus des anciens sultans, même les plus sanguinaires, affola tout le pays et y a laissé, pour bien longtemps, un souvenir épouvanté. Un Adjudant, M. Mancel, qui rentrait du Ouaddaï en 1920, me contait, à son passage à Brazzaville, que, deux ans encore après ce carnage, les Mahamides, en Mortcha, lorsqu’ils se trouvaient en présence d’un Français qu’ils n’avaient pu fuir, commençaient par se jeter sous ses pieds en implorant la vie sauve. Heureusement pour notre honneur et notre bon renom colonial, une pareille abomination est, l’on peut le proclamer hautement, unique en nos annales d’outre-mer, toutes pleines au contraire des preuves de notre humanité. C’est ce que j’aurais voulu aller dire moi-même, qu’ils connaissaient bien et en qui ils avaient toute confiance, à mes pauvres Ouaddaïens terrorisés, eux, qui après nos conflits de 1911, étaient devenus les plus sûrs, les meilleurs de nos amis noirs, pour essayer d’atténuer en les rassurant pour l’avenir, dans leurs âmes encore tremblantes d’horreur et d’effroi, le souvenir épouvanté de ce rouge cauchemar.»

 

Al hadj Garondé Djarma Bibliographie : “Du Congo au Nil… Cinq ans d’arrêt au Ouaddaï“ écrit par le Général Jean Hilaire, ancien Chef du Département du Ouaddaï. Livre édité aux Editions de l’“ASCG“, , que des Héros,11 Marseille, 1930.

 

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