À N’Djamena, il a détonné dans le paysage politique. Fraîchement nommé en février ministre de la Justice, Ahmat Mahamat Hassan a donné un coup de pied dans la fourmilière. Au cours d’une rencontre avec le monde judiciaire tchadien, le nouveau garde de Sceaux a appelé à la fin de la corruption et des pratiques tribales.

Après la publication du Projet Mapping en mai qui met en cause le Tchad, cet ancien professeur de droit constitutionnel à l’université de N’Djamena n’a rien perdu de sa verve. En visite-éclair à Paris, accompagné par Abba Ali Kaya, conseiller du Premier ministre, et par quelques membres de son cabinet, Ahmat Mahamat Hassan dénonce ce rapport rédigé par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies et la Minusca. Un document de 389 pages qui recense des centaines d’exactions et crimes commis en Centrafrique entre 2003 et 2015. Les forces armées tchadiennes y sont citées à plusieurs reprises. Mais « le gouvernement proteste vivement contre ce rapport rédigé à charge », écrit le ministre de la Justice dans une lettre datée du 24 mai adressée à l’organisation onusienne. Le Tchad « se réserve le droit de reconsidérer [ses] relations avec les différentes instances des Nations unies », précise le texte. Il explique au Point Afrique.

Le Point Afrique : Que reprochez-vous à ce rapport ?

Ahmat Mahamat Hassan : Ce rapport accable le Tchad et les autorités tchadiennes ainsi que tout un peuple. Nous réfutons totalement son contenu et nous accusons ses auteurs de l’avoir orienté à dessein pour déstabiliser notre pays. Cela ne veut pas dire que nous nous défilons devant nos responsabilités. Mais il faudrait que l’on ait le temps de l’examiner minutieusement et de donner notre position, car il s’agit quand même de faits pénaux graves qui s’apparentent à des crimes contre l’humanité ou de génocide.

En attendant, vous niez les exactions commises par des militaires tchadiens dont fait état le rapport…

Les auteurs de ce rapport disent qu’il s’agit d’allégations qui n’ont pas encore été assises sur des bases juridiques et matérielles. Nous attendons. Mais s’il s’avère que ce rapport vise des Tchadiens identifiés, il reviendrait à la Centrafrique de nous adresser les mandats ou de signifier les éventuelles poursuites engagées contre les éléments de nos forces. Nous intervenons depuis des années en Centrafrique pour la recherche de la paix et de la stabilité dans ce pays, il se pourrait qu’il y ait des actes isolés, des bavures, pour lesquelles nous allons donner suite.

Aucune information judiciaire n’a été ouverte au Tchad. Êtes-vous prêt à ouvrir des enquêtes ?

Absolument. Nous avons de prime à bord répondu au Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies le 24 mai. Nous avons mis en place à N’Djamena une commission d’experts interministérielle qui doit analyser sereinement le rapport pour qu’il y ait une réponse officielle du gouvernement.

Ce rapport doit servir de base au travail de la Cour pénale spéciale qui doit être mise en place à Bangui. Attendez-vous des résultats, notamment contre les exactions commises contre des Tchadiens qui vivaient en Centrafrique au moment des crises ?

Le rapport passe très rapidement sur les crimes subis par les Tchadiens. Ils ont été massacrés ou poussés à l’exil pendant les crises. Ce sont des actes horribles, insoutenables. Nous attendons d’analyser ces faits et de voir quelles sont les mesures légales à employer pour pouvoir aboutir à une justice équitable.

Dans ces recommandations judiciaires, le rapport fait référence au principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique sur lequel a été condamné Hissein Habré. Comment cela a-t-il été perçu à N’Djamena ?

Nous estimons qu’il y a des foyers politiques qui ont téléguidé ce rapport pour déstabiliser notre pays. Pour nous, c’est une instrumentalisation politique.

Visez-vous des pays en particulier ?

Nous nous réservons le droit de mieux investiguer.

Dans une déclaration commune diffusée en avril, les ambassadeurs de l’Union européenne et des États-Unis se sont dits préoccupés par la détention de plusieurs militants de la société civile et par les conditions de leur détention. Que leur répondez-vous ?

Nous réfutons également leurs accusations, mais nous respectons leur position. Ce sont des États amis avec lesquels nous avons de très bonnes relations. Ils voulaient évoquer les arrestations de certains activistes qui se sont rendus coupables de tentative de déstabilisation, d’incitation à la haine et de troubles à l’ordre public. Or, ils ont été entendus régulièrement par la police judiciaire du Tchad, ils ont été déférés devant le tribunal correctionnel de N’Djamena dans le respect de leurs droits à la défense. Le tribunal, en toute souveraineté, les a condamnés à un an d’emprisonnement avec sursis. Ils ont fait appel estimant que l’infraction n’était pas constituée. Le dossier se trouve devant la cour d’appel et ces activistes jouissent pour le moment de leur totale liberté.

Les avocats de Nadjo Kaïna et de Bertrand Sollo Ngandjei, deux des militants condamnés, ont dénoncé des vices de procédure…

On a connu une dictature sanguinaire où il n’y avait même pas de procès. Je crois qu’il ne faut pas que les gens aient la mémoire courte : nous sommes dans un État de droit. Il ne faudrait pas que les psychoses de la dictature et de la négation des droits puissent encore nous poursuivre. La page de la dictature sanguinaire de Hissein Habré est tournée.

Amnesty International dans son dernier rapport sur les défenseurs des droits dénonce pourtant des « arrestations arbitraires » faites par l’Agence nationale de sécurité (ANS)…

Les enquêtes en matière de détection des conspirations sont faites par les services spéciaux. Quand les services spéciaux appréhendent quelqu’un, ils vérifient si les actes qu’il a commis relèvent des faits politiques ou des faits de droit commun. Si c’est la deuxième hypothèse, ils sont déférés devant la police judiciaire.

En matière de terrorisme, le Mali, le Niger et le Tchad ont récemment signé une convention judiciaire. De quoi s’agit-il ?

Les accords de 1970 ne contiennent pas l’infraction de terrorisme qui est assez récente. Or, compte tenu de la gravité des crimes de terrorisme au Sahel, nous avons estimé le besoin pressant de réactualiser ces accords judiciaires. Cette convention va permettre des échanges entre nos services judiciaires dans le cadre du lancement des enquêtes, des poursuites, et des échanges de documents judiciaires comme les commissions rogatoires, les mandats d’arrêt et de recherche.

En mars, vous avez appelé à la fin de la corruption et des pratiques qui fragilisent la paix sociale lors d’une réunion avec les magistrats, les gendarmes et les responsables de la police. Comment cela a-t-il été perçu ?

Le Tchad n’a pas connu de répit pour construire la République et l’unité nationale à cause des guerres cycliques. Les Tchadiens se réfèrent rapidement à leur clan et aux mécanismes de justice traditionnelle intercommunautaire, y compris pour des affaires graves comme le crime. Nous voulons que la primauté revienne à la loi de la République. Ce n’est pas facile, mais petit à petit, les affaires s’accroissent sur la table des différents procureurs et tribunaux. La corruption est également un virus qu’il faut vaincre avec une certaine déontologie, avec une formation, avec des lois assez dissuasives et des sanctions exemplaires.

Votre appel n’a-t-il pas au contraire rendu méfiant les Tchadiens ?

Il y a un divorce entre la justice et les citoyens. Je ne fais que reconnaître par modestie les limites de notre justice. J’essaie de dire à l’opinion nationale et internationale le défi qui est le nôtre. Nous y consacrons beaucoup d’efforts et nous espérons aboutir à une justice qui doit être un instrument de paix et de cohésion nationale.

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