
26 septembre 2025 TCHAD : L’Événement | Somalie, Soudan L’aéroport de Bosaso, plaque tournante de l’armement émirien vers le Soudan.
Impliqué dans la guerre civile au Soudan, Abu Dhabi a mis en place un pont aérien pour approvisionner les RSF en armement et en paramilitaires. Bosaso, dans le nord-ouest du Puntland, est un maillon central de cette logistique.
Les habitants de la cité portuaire de Bosaso ne s’étonnent plus du bourdonnement régulier des gros-porteurs au-dessus de leur tête. Il y a moins de dix ans, l’aéroport de cette ville de 700 000 habitants, stratégiquement nichée sur les rives du golfe d’Aden, dans la région du Puntland, n’était encore qu’une simple piste de latérite. Modernisé par les Émirats arabes unis (EAU), il reçoit aujourd’hui une poignée de vols internationaux. Pas de quoi justifier en principe l’incessant va-et-vient des avions-cargos Iliou chine IL-76.
L’infrastructure abrite également plusieurs hangars militaires à l’usage du puissant État du Golfe. Abu Dhabi les utilise comme son principal hub logistique pour mener à bien son ambitieux pont aérien vers le Soudan depuis le début de la guerre civile, qui a débuté en avril 2023.
L’administration de Mohammed bin Zayed Al Nahyan (MbZ) a toujours nié soutenir les Rapid Support Forces (RSF) de Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemeti », qui affrontent les Sudanese Armed Forces (SAF) du général Abdel Fattah al-Burhan. Mais les preuves de l’implication émirienne sont légion : des armes bulgares et chinoises détenues par l’armée des EAU, retrouvées au Darfour dans les mains des RSF; la présence, auprès des forces d’Hemeti, de paramilitaires colombiens en provenance d’Abu Dhabi ; ou encore, l’hôpital de campagne émirien d’Amdjarass, au Tchad, qui voit passer quantité de matériel militaire à destination des forces de Hemeti. En soutenant ainsi les RSF, Abu Dhabi cherche à protéger ses investissements dans le pays, et à garantir sur le long terme son approvisionnement en or et en denrées agricoles.
Point de transit idéal
Les 3,4 km de tarmac de Bosaso sont l’une des pièces maîtresses de cet imposant ballet aérien. L’aéroport est devenu un point de transit idéal aussi bien en raison de sa position géographique stratégique qu’à cause de la proximité politique que les EAU entretiennent avec les autorités du Puntland. Le président de la région semi-autonome, Said Abdullahi Deni, leur assure la discrétion nécessaire.
Depuis janvier 2021, une société émirienne, Bosaso International Airport Co (Biac), opère la partie civile de l’aéroport. Biac est une filiale de la société Terminals Holding, un conglomérat étroitement lié à la famille royale régnante d’Abu Dhabi. Le fonds souverain ADQ (Abu Dhabi Developmental Holding), présidé par Tahnoon bin Zayed Al Nahyan – frère et conseiller à la sécurité nationale du président MbZ –, est l’actionnaire de référence de Terminals Holding.
En vertu de ce lien privilégié, l’armée émirienne a pu aisément doter l’aéroport d’un camp militaire – accessible uniquement à ses soldats – entre 2023 et 2024. Ces hangars abritent notamment les drones émiriens utilisés dans l’opération contre la branche somalienne de l’État islamique.
Coup d’épée dans l’eau
Les autorités du Puntland essayent tant bien que mal de démentir l’existence de cette installation militaire. Elles ont été contraintes de le faire une fois de plus, début mai, lorsque le général soudanais Abdel Fattah al-Burhan a envoyé une lettre de protestation au gouvernement fédéral somalien, l’accusant de fermer les yeux sur le pont aérien organisé depuis Bosaso. Un coup d’épée dans l’eau, dans la mesure où le président somalien Hassan Sheikh Mohamoud (HSM) n’exerce plus sa souveraineté sur la région du Puntland depuis mars 2024.
À Bosaso, la fréquence de ces avions-cargos sur le tarmac varie au gré des phases du conflit soudanais, culminant à deux, voire trois vols quotidiens lors de l’offensive des RSF, début 2024. Dernièrement, en mai 2025, le trafic s’est stabilisé à quinze vols en un mois.
Pilotés depuis les EAU, les plans de vols et les compagnies aériennes de fret sont souvent identiques. Deux sociétés sont privilégiées : la kirghize New Way Cargo Airlines et Gewan Airways. Cette dernière, officiellement immatriculée au Kirghizistan, est en réalité la propriété, depuis octobre 2024 de la holding émirienne Gewan, elle-même filiale du groupe NG9 Holding. Établi à Abu Dhabi, ce trust appartient à l’homme d’affaires jordanien Alaa Al Ali, qui a fait fortune dans le secteur du tourisme. Il est lié à Hamdan bin Zayed Al Nahyan, le frère cadet de MbZ, qui détient des parts de NG9 à travers son conglomérat Ethmar International Holding (EIH). Contacté, Gewan Airways n’a pas donné suite aux sollicitations d’Africa Intelligence.
Les plans de vols font apparaître que les avions-cargos appartenant à Gewan Airways décollent directement depuis des bases de la United Arab Emirates Air Force (UAEAF). S’ils utilisent principalement l’infrastructure militaire d’Al Reef, aux abords de l’aéroport international d’Abu Dhabi, les gros-porteurs partent aussi de la base d’Al Dhafra, la plus grande base de l’émirat, qui abrite en outre les armées de l’air française et américaine. Une fois posés à Bosaso, certains appareils continuent leur route vers l’ouest, transpondeurs coupés, en direction soit de la capitale tchadienne N’Djamena, soit de la Libye ou bien directement à Nyala (Soudan), le principal centre opérationnel des RSF au Darfour.
Une spectaculaire frappe de drones
Ce pont aérien a été indirectement documenté par une enquête du quotidien colombien La Silla Vacía, qui a retracé l’itinéraire de plusieurs centaines de paramilitaires venus de Colombie qui se battent au Darfour aux côtés des RSF. S’il leur fallait auparavant transiter par la Libye pour entrer au Soudan, les combattants confient que la nouvelle route d’acheminement les oblige désormais à séjourner à Bosaso – en cantonnement dans le camp militaire à l’intérieur de l’aéroport – avant de rejoindre Nyala.
Ces hommes travaillent pour le compte de Global Security Services Group (GSSG), une société de sécurité privée établie aux Émirats arabes unis et dirigée par un ancien colonel de l’armée colombienne. Bosaso ne leur est d’ailleurs pas inconnue : des paramilitaires venus du pays d’Amérique latine ont entraîné, en octobre 2024, la Puntland Maritime Police Force (PMPF), avant l’offensive contre l’État islamique en Somalie. Agissant comme une force régionale, la PMPF – 8 000 soldats – a été entièrement créée en 2010 par les EAU, qui la finance depuis lors.
Les paramilitaires colombiens faisaient-ils partie des victimes de la spectaculaire frappe de drones des SAF à Nyala, au Darfour, le 3 mai ? Assistée par des opérateurs turcs de drones Bayraktar TB2, l’armée soudanaise a visé un avion qui s’apprêtait à décoller de l’aéroport de Nyala et qui transportait à son bord des combattants étrangers. La frappe a suscité le courroux des RSF – et a fortiori des EAU –, qui ont riposté en frappant les infrastructures de Port-Soudan où siège le gouvernement d’Abdel Fattah al-Burhan, pendant six jours consécutifs. Dans la foulée, le gouvernement soudanais a avancé – sans apporter de preuve – que les drones auraient pu être lancés depuis le nord de la Somalie à l’initiative des EAU.
Intérêt économique
À Bosaso, personne n’a droit de regard sur les activités émiriennes à l’intérieur du complexe de l’aéroport. Abu Dhabi a toujours entretenu des relations privilégiées avec la région du Puntland, liens qui se sont encore consolidés depuis mars 2024 et la décision de Said Abdullahi Deni de ne plus reconnaître la souveraineté du gouvernement fédéral somalien. À la tête de la région semi-autonome, l’homme peut compter sur le soutien indéfectible de MbZ, pour qui Bosaso présente également un intérêt économique, le géant émirien DP World opérant le port depuis 2017.
De son côté, Said Deni ambitionne de remporter la présidentielle somalienne de 2026, après plusieurs tentatives infructueuses. Pour ce faire, le président du Puntland noue des alliances avec les autres États membres de la Somalie, au premier rang desquels le Jubaland dirigé par Ahmed Mohamed Islam, dit « Madobe » Les deux hommes, en froid depuis des années, se sont récemment rapprochés. Une rencontre s’est déroulée en mai à l’initiative des autorités émiriennes. À l’image de l’importance prise par les Émirats arabes unis dans ce rapprochement, les deux leaders somaliens ne se sont pas retrouvés dans leur pays mais bel et bien à Abu Dhabi.