Entre ses campagnes politique et militaire, le maréchal prépare le terrain en vue des échéances électorales de décembre. Mais un report des scrutins pourrait aussi bien faire son jeu. Explications.

Depuis la base militaire de Benina, dans l’est du pays, Khalifa Haftar a prononcé un discours fort devant un parterre de militaires, le 9 août. « L’armée libyenne ne se pliera jamais à un pouvoir civil non élu par le peuple », a-t-il juré à son pupitre.

Une sortie en réaction à l’annonce, la veille, du Conseil présidentiel, qui s’est dit seule habilité à ordonner des opérations militaires. La déclaration du général constitue donc un pied de nez au gouvernement d’union nationale (GUN) intérimaire dont le président Mohamed el-Menfi est, en principe, le commandant suprême de l’armée. Elle est également révélatrice des intentions du général, qui était resté ces derniers mois en retrait.

Repositionnement à l’est

C’est que la torpeur de l’été n’a en rien apaisé les tensions entre les camps de l’est et de l’ouest. Et que le fragile vernis de la réunification incarnée par le GUN s’est peu à peu écaillé. Pendant qu’en Tripolitaine, les milices continuent de prospérer et de se déchirer entre elles, que le Premier ministre Abdulhamid el-Dabaiba peine à débloquer le budget pour son gouvernement, Haftar a préparé méthodiquement son repositionnement. Appuyé par son cercle rapproché, constitué principalement de ses fils Saddam et Belkacem, le chef militaire mène sa campagne… mais prépare aussi sa contre-attaque.

Il a effectué une série de nominations dans les rangs de son Armée nationale libyenne (ANL), désignant notamment Abdullah el-Thini, l’ex-chef du gouvernement de Benghazi, directeur du département politique de ses forces. Mais ces nominations – proscrites par le GUN – restent symboliques.

HAFTAR EXPLICITE SA POSITION MAINTENANT QUE LA PÉRIODE DE GRÂCE DU GOUVERNEMENT EST TERMINÉE

« Khalifa Haftar cherche surtout à enraciner et consolider son autorité dans les territoires qui sont déjà plus ou moins sous son égide : la Cyrénaïque, mais aussi une partie du Fezzan, comme on le voit à travers le déploiement de brigades depuis juin », estime Jalel Harchaoui, chercheur au sein de l ‘Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée.

« Haftar explicite sa position maintenant que la période de grâce du gouvernement est terminée. Ce n’est pas inattendu. Il y avait des signes qui traduisaient déjà sa position vis-à-vis du GUN, comme l’interdiction faite à Dabaiba de se rendre à Benghazi. Mais c’est mauvais signe pour la transition politique », juge le spécialiste de la Libye Emadeddin Badi, chercheur à l’Atlantic Council. La transition est également ralentie par d’autres facteurs.

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Au-delà de l’affaiblissement du gouvernement d’Abdulhamid el-Dabaiba, la Chambre des représentants et le Haut Conseil d’État divergent sur la feuille de route à suivre à cinq mois des échéances. Et même le Forum de dialogue politique libyen (LPDF), piloté par la mission onusienne en Libye, n’arrive toujours pas à s’accorder sur les bases de la future Constitution, préalable aux élections.

Or la conjoncture pourrait bien se révéler favorable pour Khalifa Haftar, malgré ses déboires sur le front tripolitain lors de son offensive ratée d’avril 2019, puis son ostracisation lors du processus de Genève. « Haftar a bénéficié des blocages du processus de réunification politique et militaire, mais aussi d’un certain laisser-faire de la part des acteurs internationaux », analyse Emadeddin Badi.

HAFTAR A COMPRIS QUE DABAIBA DÉSIRE RESTER AU POUVOIR À TRIPOLI LE PLUS LONGTEMPS POSSIBLE

Sur le plan financier, grâce au lancement de la réunification économique, ses forces bénéficient maintenant du paiement de leurs salaires par la Banque centrale de Tripoli. Sur la scène politique, Khalifa Haftar se pose désormais en chantre de la démocratie, militant pour la tenue des élections dans les délais impartis. Mais ce discours est purement rhétorique, pour le chercheur Jalel Harchaoui.

« Haftar a compris que Dabaiba désire rester au pouvoir à Tripoli le plus longtemps possible. Il cherche par conséquent à se dépeindre comme un démocrate libéral très attaché à la notion d’élections libres et équitables en Libye. » Or, selon lui, « Haftar instrumentalise la notion d’élections, mais il n’y croit pas pour autant ».

Vers une offensive politique ?

Qu’il y croie ou non, Khalifa Haftar pourrait être gagnant sur les deux tableaux. Du point de vue de plusieurs bons connaisseurs du pays, il a toutes ses chances s’il se présente en décembre. Il obtiendrait des scores favorables dans les territoires qu’il contrôle en Cyrénaïque. Mais il en remporterait aussi dans l’Ouest. Le chercheur Jalel Harchaoui rappelle « qu’il y reste populaire auprès d’une partie des Libyens. Haftar constitue une figure reconnaissable et il évoque une sécurité stricte ainsi que la haine de l’islam politique ».

KHALIFA HAFTAR AURAIT APPROCHÉ PLUSIEURS PERSONNALITÉS POLITIQUES POUR PRÉPARER LE GOUVERNEMENT DE L’EST

Au cas où l’élection présidentielle serait reportée, Khalifa Haftar pourrait tirer parti du non-respect de la feuille de route onusienne par le GUN pour justifier une nouvelle scission à l’est. « Il a d’ailleurs tout intérêt à recréer cette dynamique antérieure aux accords de Genève. D’autant que sa demande d’obtenir des élections sans conditions ne tiendrait pas », estime Emadeddin Badi.

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Cependant l’ANL est disposée à se mobiliser rapidement en cas de réouverture du conflit. Sur le terrain, ses forces, comme celles de l’ouest, seraient prêtes à participer à de nouveaux affrontements alors que les lignes d’approvisionnement en matériel militaire n’ont jamais été fermées. Et les mercenaires étrangers restent présents sur place.

Mais plutôt que de relancer un assaut militaire contre Tripoli, le général pourrait déployer une offensive politique. C’est l’option envisagée par Jalel Harchaoui. « Haftar est très susceptible de profiter du caractère bienveillant de l’administration Biden et du nouvel envoyé spécial de l’ONU pour former un gouvernement parallèle en Cyrénaïque ». En coulisses, le maréchal aurait approché plusieurs personnalités politiques pour préparer le gouvernement de l’Est. Le chercheur rappelle que Haftar avait déjà tenté d’en constituer un en 2020.

Les élections, priorité de Washington

Le sujet des élections a été au menu des négociations menées le 10 août au Caire, allié de Khalifa Haftar. Il y a rencontré le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et l’ambassadeur américain en Libye, Richard Norland.

TROUVER UN AUTRE CHEF D’ÉTAT LIBYEN AUSSI PRO-TURQUIE SERA UN EXERCICE TRÈS DIFFICILE POUR ANKARA

Le président de la Chambre des représentants, Aguila Saleh, qui est proche de Haftar, était également présent. Jusqu’alors exigé, le retrait des forces étrangères est passé au second plan des discussions, car Washington fait désormais de la tenue des scrutins une priorité.

Toujours bien implantée dans l’Ouest libyen, la Turquie ne serait pas contre un échec du processus afin de conserver la main sur place. Pour cela, Ankara compte sur le maintien en fonctions d’Abdulhamid al-Dabaiba. « Trouver un autre chef d’État libyen aussi pro-Turquie sera un exercice très difficile pour Ankara si jamais des élections sortent Dabaiba du pouvoir », analyse Jalel Harchaoui. Mais Abdulhamid al-Dabaiba se prépare.

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Le Premier ministre a été reçu le 7 août à Istanbul par Recep Tayyip Erdogan, avant de présider à Khoms le 14 août un meeting consacré à la jeunesse. Il y annonçait l’allocation d’un milliard de dinars à un fonds pour les mariages. Une promesse à l’avant-goût de campagne présidentielle.

Jeune Afrique

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