Le bombardement, par des Mirages français, les 3 et 7 février dernier, d’une colonne de rebelles tchadiens a fait couler tant d’encre et de salive dans le pays. Il a suscité un faisceau de réactions contradictoires, du moins en apparence, avec, d’un côté, ceux qui approuvent et justifient cette intervention, et, de l’autre, ceux qui en contestent le bien fondé. Pendant des jours, toute la classe politique, composée, d’un côté, du MPS et ses alliés, et, de l’autre, de l’opposition, tant parlementaire que militaire, et ses partisans, s’est mise en scène à travers des postures qui puaient aussi bien l’hypocrisie, la duplicité que l’arnaque politique !

Dans ce cinéma à moindre frais, la palme d’or est revenue aux responsables du MPS. Mobilisant leurs partisans, mais aussi, les moyens de l’Etat, l’administration et les médias publics, – la radio et la télévision notamment -, ces derniers se sont lancés dans une vaste campagne de désinformation au cours de laquelle ils ont abreuvé les populations de propos mensongers, aussi grotesques les uns que les autres !

Ainsi, alors que tout le monde sait que la colonne bombardée par les Mirages français était celle de l’UFR, une bande armée dirigée par Timan Erdimi, un neveu d’Idriss Déby Itno, pour justifier l’intervention française, celui-ci et ses partisans l’ont présentée comme celle d’un groupe de terroristes armés, formés en Libye, faisant irruption dans le pays pour y détruire « les institutions démocratiques» dans le but « d’imposer la charia ». Cette version tronquée des faits a été ainsi colportée à travers tout le pays, de meeting en meeting, de manifestations en manifestation, organisés pour soutenir le fondateur du MPS et l’armée.  Au cours de ces rassemblements, les dirigeants du MPS, des plus grands aux plus petits, ont poussé jusqu’à leur paroxysme la duplicité et la démagogie, utilisant – ironie du sort- la même stratégie mensongère, avec pratiquement les mêmes expressions, que les dignitaires de la dictature d’Hissein Habré quand, en 1990, ceux-ci les traitaient, eux-mêmes, de mercenaires, de groupes islamistes inféodés à la Libye du dictateur Kadhafi.

Face à ce qu’ils décrivaient comme une menace terroriste, ils se sont alors présentés comme les défenseurs de « la démocratie » et de « la liberté », qu’ils auraient instaurées dans le pays depuis l’arrivée du MPS au pouvoir. Ils ont aussi prétendu défendre contre les affreux terroristes la « cohésion sociale », « la paix », « l’unité du pays », mais aussi, bien sûr, la fameuse « émergence », phénomène aux contours mal définis, dont l’avènement est, chaque année, reculé dans un avenir incertain, de plus en plus lointain. En même temps que ces notions au contenu vide, qui n’ont aucun rapport avec les conditions de vie des masses opprimées, ils se sont aussi lancés dans une attaque en règle contre tous ceux qui, suite à l’intervention des Mirages français, avaient osé émettre un avis contraire au leur. Ils les ont accusés d’être « les ennemis de la République ». Le secrétaire général du MPS a même brandi la menace d’interdire les partis dont les responsables avaient protesté contre l’intervention de l’impérialisme français dans les affaires politiques du pays : « La charte des partis politiques a fixé des interdits et prévu des sanctions en cas de violation de la loi. Tous les leaders et ou les chefs de partis politiques savent que la collusion avec une opposition armée, la complicité et l’incitation à la subversion sont passibles de sanctions extrêmes », a-t-il déclaré, sur un ton martial, nostalgie de l’époque de l’UNIR, dont il est l’un des purs produits.

Le clou de cette campagne a été le meeting organisé, le 15 février, au stade Mamat Ouya, rempli à ras bord pour la circonstance par des badauds et des élèves de la capitale, invités à investir les lieux parce que, ce jour-là, les établissements, tant publics que privés, de la ville avaient été fermés.  A cette occasion, après la prestation de ses différents affidés, qui s’étaient égosillés à ressasser les mêmes déclarations mensongères, Idris Déby Itno lui-même s’est mis en scène. Traitant les troupes de son cousin de « terroristes », « d’étrangers », comme n’avaient cessé de le faire ses séides depuis des jours, il s’est présenté au public comme le bouclier qui protégerait le pays de toute menace : « Tchadiens, dormez tranquilles », a-t-il lancé à la foule, acquise et dévouée, de ses laudateurs. Mieux, allant plus loin que les autres dans la démagogie, il s’est offert en victime expiatoire pour la défense du pays : pour ce faire, il a prétendu qu’il serait prêt au « sacrifice suprême » ! En guise de note finale à sa prestation, il a exprimé sa reconnaissance aux autorités françaises : « Merci à la France ! Merci à Macron ! », a-t-il conclu.

Depuis bientôt vingt-neuf ans qu’ils sont au pouvoir, les responsables du MPS sont passés maîtres dans l’art de la désinformation, de la falsification de l’histoire du pays, présentée toujours sous un angle qui leur est favorable, comme s’ils n’avaient ni passé ni passif politiques ! Ils viennent encore de nous en faire une éclatante démonstration ! En effet, toute la réalité politique du pays proteste ouvertement contre les déclarations intempestives dont ils ont été responsables suite à l’intervention des Mirages français dans l’Ennedi Est.  Quand, par exemple, les dirigeants du MPS, anciens sous-fifres d’Hissein Habré, qui ont assumé  d’importantes responsabilités sous la dictature de la DDS, avec le bilan catastrophique que l’on sait,  nous serine, sans vergogne aucune, qu’ils auraient combattu leur mentor d’antan et instauré « la démocratie et la liberté » dans le pays, que peut-on penser d’autre, à part le fait qu’ils prennent de monstrueuses licences avec l’histoire, qu’ils la tronquent, la défigurent, l’altèrent, sciemment ?

Contrairement à ce qu’ils en disent, le processus qui a conduit à l’instauration du multipartisme au Tchad n’a jamais été le fait de leur choix : le MPS n’est pas né pour combattre la dictature au Tchad et instaurer une véritable démocratie dans ce pays ! Il est plutôt le fruit, l’émanation, des contradictions entre deux camps au sein de la dictature de la DDS, comme l’a été, des années auparavant, le CSM, le Conseil Supérieur Militaire, qui avait pris le pouvoir, en 1973, sans avoir l’intention de changer quoi que ce soit ! Dans l’histoire des peuples, il est courant, voire classique, que différents bouts d’un même pouvoir dictatorial ou d’une même classe dirigeante bourgeoise se mènent une lutte à mort sans que cela n’ait aucun rapport avec les aspirations des masses populaires à de meilleures conditions de vie et à plus de liberté. Tel est ce qui s’est passé au sein de la dictature de l’UNIR entre Hissein Habré et ses principaux sous-fifres en 1990.

Quant au multipartisme, il relève entièrement de la volonté de l’impérialisme français. Imposé par ce dernier, dans les années 90, dans son pré-carré africain, ce type de régime était la solution concoctée par la France pour faire face à la situation particulière d’alors, marquée par trois choses essentielles. D’une part, il y avait la faillite, l’usure, des dictatures des partis uniques.  Au bout de trente ans, qui avaient permis à l’impérialisme français et ses valets locaux de s’enrichir vachement en exploitant les masses populaires, ces dictatures avaient fait leur temps : usées, honnies, elles n’arrivaient plus à cacher les inégalités ni à servir de prétexte à « l’unité nationale », comme le prétendaient les dirigeants de l’époque. D’autre part, les pays africains subissaient douloureusement, en cette période, les contrecoups de la crise économique, qui avait entraîné une chute drastique des prix des matières premières, et de la politique d’ajustement structurel. Cela avait comme conséquence le dégraissage dans les secteurs publics, la privatisation des entreprises étatiques, la fermeture de certaines d’entre elles, la suppression des bourses, le non recrutement dans la fonction publique, etc., avec, comme corollaire, une dégradation brutale des conditions de vie des masses populaires, comme jamais auparavant, entraînant, à son tour, de multiples explosions de colère : des grèves,  des émeutes, des révoltes, qui secouaient pratiquement tout le continent.

Toutes ces luttes ont donc fini par obliger l’impérialisme français à changer de fusil d’épaule, à lâcher les dictatures des partis uniques, en demandant à ses différents valets africains de ravaler la façade hideuse de leurs pouvoirs en instaurant le multipartisme. L’objectif était de chercher à désamorcer la colère populaire, à la domestiquer, afin qu’elle ne se transforme pas en une profonde explosion sociale et n’entraîne dans une dérive fatale tout le mécanisme politique de domination échafaudé depuis des décennies par la France pour défendre ses intérêts. Cela s’est fait au moyen de changements formels – pluralisme politique, syndicats, presse indépendante, élections-, sans pour autant que l’ordre social en vigueur ne change d’un iota : même Etat, même administration, même armée, même police, même justice, tous voués à la défense des intérêts de la bourgeoisie français et de ses valets locaux, qui continuent à s’enrichir de plus en plus, alors que les masses populaires s’enfoncent de plus en plus dans la déchéance.  Même là où il y a eu des alternances, le multipartisme n’a rien changé dans la vie réelle des couches populaires : partout, il cohabite avec la dictature, les inégalités, les violences de toutes sortes, ethniques, xénophobes, religieuses, dont les principales victimes sont les opprimés. De la démocratie, il n’est qu’une pâle copie, un affreux ersatz !

Dans ce contexte, arguer que le MPS aurait été fondé pour combattre la dictature d’Hissein Habré afin d’instaurer la démocratie dans le pays, c’est créer une légende, de toutes pièces ! Le seul rôle que cette organisation ait réellement joué, c’est d’avoir été un instrument au service de l’impérialisme français, dont celui-ci s’est servi pour chasser Hissein Habré du pouvoir parce que celui-ci avait peur même d’un simple toilettage de sa dictature ! Voilà qui explique que le seul changement opéré par les principaux dirigeants du MPS s’est limitée à une simple éjection de leur ancien mentor du pouvoir. Pour l’essentiel, ils ont tout gardé de l’ancien régime dictatorial : même Etat, même armée, même administration, même justice, même police, avec quasiment les mêmes hommes, y compris les dignitaires de l’UNIR qui avaient suivi Hissein Habré dans sa piteuse fuite avant de rebrousser chemin ! Les oripeaux pseudo démocratiques dont se drape le régime actuel, après l’instauration du multipartisme, ne sont, en réalité, qu’un nouvel habillage, des paillettes à bon marché, derrière lesquels se tapit le même Etat qui, au fil du temps, malgré ses différentes métamorphoses et le changement permanent de ses serviteurs, comme nulle part au monde, conserve son caractère fondamentalement dictatorial, tel qu’on le voit à travers le fait que, depuis bientôt vingt-neuf ans, c’est Idriss Déby Itno et ses partisans qui, malgré le faisceau de multiples colères contre leur politique, gagnent inlassablement toutes les élections, interdisent aux populations le moindre droit de manifester ou de s’exprimer sur les médias publics, radio et télévision, transformés en officines où l’on entend qu’une seule version des faits, un seul son de cloche : les leurs, comme au  temps de l’UNIR !

Mais, plus que tout cela, ce sont les conditions de vie, imposées aux travailleurs et aux masses opprimées, qui expriment de la façon la plus éclatante la nature profondément dictatoriale du pouvoir actuel ! Car, quand les responsables du MPS parlent de « liberté », de « démocratie », qu’est-ce que cela signifie pour la majorité pauvre de ce pays qui, même avec un travail, vit au jour le jour, trime, tire le diable par la queue ? Qu’est-ce leur « liberté », leur « démocratie », pour les millions d’opprimés qui ne mangent qu’une seule fois par jour, ont du mal à se soigner, à se loger, à accéder à l’eau potable, à éduquer leurs enfants, dont nombreux deviennent des cireurs de chaussures, des garçons et des filles à tout faire dans les familles des riches, des délinquants, des prostitués, juste pour assurer leur pitance ? Qu’est-ce leur « liberté », leur « démocratie », pour les jeunes issus des couches populaires, diplômés ou pas, condamnés par leur politique à un chômage endémique, qui secrète un désespoir profond à tel point que nombre d’entre eux vont jusqu’à se faire enrôler dans les différentes bandes armées qui pullulent dans la région ou se lancer dans la périlleuse aventure de la migration vers d’autres cieux, assumant à la fois le risque de mourir dans le désert ou la Méditerranée, mais aussi, de se faire arrêter et emprisonner par le pouvoir pour avoir osé fuir la misère qu’il leur impose, à eux et leurs parents ? Oui, qu’est-ce leur « liberté », leur « démocratie », pour l’ensemble des travailleurs et des opprimés du pays, victimes de leur politique ?

En vérité, quand les dirigeants du MPS parlent de « liberté », de « démocratie », il s’agit de celles dont jouissent les riches :  les dirigeants des trusts internationaux et leurs valets locaux, qu’ils soient blancs, jaunes ou noirs, qui ont le droit, la liberté, d’exploiter les populations et les richesses du pays pour faire du profit, de piller les caisses de l’Etat en toute impunité, empêchant ainsi la majorité pauvre de la nation d’accéder au minimum vital ! Il en est de même des expressions comme « la paix », « la cohésion sociale », « la défense de la patrie », qui reviennent de façon récurrente dans leurs discours : derrière tous ces mots, ce qui préoccupe les responsables du MPS, c’est la défense de leurs intérêts de privilégiés locaux et ceux des multinationales, dont ils sont les serviteurs ! Des préoccupations des mases opprimées, ils n’ont cure et se moquent éperdument ! Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’écrasante majorité de ceux qui ont applaudi les bombardements des Mirages français sont les différents profiteurs de la mangeoire gouvernementale : Idriss Déby Itno lui-même, bien sûr, les ministres, les députés, les gouverneurs, les responsables du MPS, grands et petits, mais aussi leurs opérateurs économiques, leurs alliés de tout genre !

L’opposition a joué aussi sa partition dans cette orgie de déclarations intempestives, non dénuées d’arrières pensées et de calculs ! Dans la foulée des dirigeants des organisations militaires, les responsables des partis politiques de l’opposition ont aussi dénoncé l’intervention de la France dans les affaires politiques du pays : « L’intervention militaire française (…) est politiquement inopportune, juridiquement incertaine, et militairement disproportionnée. Elle suscite donc plus qu’une réprobation, une condamnation (…). », on-t-ils écrit, dans un communiqué, rendu public dans N’Djaména Bi-Hebdo, du 25 février, signé par Saleh Kebzabo au nom des « Partis politiques de l’opposition ».  Ils n’ont pas non plus manqué de critiquer les menaces que le secrétaire général du MPS avait proférés contre eux pour avoir protesté contre l’intervention militaire française.  Leur chef de file, Saleh Kebzabo, a même défié le pouvoir de mettre à exécution ses menaces : « Nous attendons de pied ferme ceux qui menacent de poursuivre un homme politique ou un journaliste pour avoir exprimé ses opinions sur le sujet. C’est un relent de dictature qui ne fera qu’accentuer les crises multiformes que traverse le Tchad », a-t-il déclaré dans N’Djaména Bi-Hebdo du 25 février.

Cependant, si les différents responsables de l’opposition, tan politique que militaire, ont protesté contre l’intervention de l’impérialisme français, ils n’ont pas, pour autant, mis en cause sa politique dans le pays, ni exprimé la moindre velléité de s’émanciper de lui. Malgré les mots durs utilisés contre le caractère dictatorial du pouvoir, ils n’écartent pas non plus de discuter avec Déby et son clan, de dialoguer avec eux : tous, parlementaires comme militaires, considèrent, en effet, que la France est incontournable dans la résolution de l’impasse actuelle où le pays se trouve plongé. Aussi voudraient-ils donc qu’elle use de son influence pour que Idriss Déby Itno accède à leur vieux vœu de discuter avec eux dans le cadre d’un dialogue inclusif. Dans les colonnes de L’Observateur du 13 février, Saleh Kebzabo a précisé ainsi les conditions de cette perspective : « La réaction de la France est illégitime. Elle doit plutôt jouer un rôle de passerelle. Le gouvernement français doit au contraire aider les Tchadiens à ce qu’ils arrivent à un dialogue inclusif comme nous l’avons réclamé (…) », a-t-il clarifié.

Nul ne peut, pour l’instant, dire si Idriss Déby Itno finira par satisfaire le vœu de son opposition en organisant un dialogue inclusif qui réunira toute la classe dirigeante. Seul l’avenir le dira, d’autant plus que cette perspective dépend plus de l’impérialisme français que l’humeur de ses valets au pouvoir. Mais d’ores et déjà, on peut constater que les réactions des uns et des autres, suscitées par les bombardements effectués par des Mirages français les 3 et 7 février, ne sont contradictoires qu’en apparence : conditionnées plutôt par des motivations politiciennes inavouées, elles sont loin des aspirations des masses opprimées à une vie meilleure et à plus de liberté. Elles visent surtout, d’une manière ou d’une autre, à renforcer la domination de l’impérialisme français sur le pays. Elles démontrent ainsi, au passage, que, rigoureusement, Déby Itno et les dirigeants de son opposition, parlementaire ou armée, défendent tous les mêmes intérêts, ceux des riches, des trusts et des privilégiés locaux.

Les bisbilles et autres combats actuels entre ces gens-là ne pourraient, par conséquent, être ceux des masses populaires ! Sur tous les terrains, ce sont des luttes entre les enfants d’une même famille, celle des politiciens bourgeois du pays qui se disputent le pouvoir, sous l’Oeil distrait de l’impérialisme français. Quelle qu’en soit donc l’issue, pour les travailleurs et l’ensemble des opprimés, rien de fondamental ne changera. Il n’y aura ni amélioration de leurs conditions de vie, ni plus de liberté qu’avant : ce sera toujours la même exploitation, la même misère, les mêmes maladies, les mêmes injustices, les mêmes abus et exactions, la même dictature.

Ainsi, pour que leurs conditions de vie s’améliorent, qu’ils accèdent aux libertés essentielles, les travailleurs et les masses opprimées n’ont-ils pas d’autre choix que de compter sur eux-mêmes, de ne faire confiance qu’en leurs propres combats, de se défendre collectivement, en se rassemblant sur la base de leurs intérêts spécifiques et en utilisant leurs propres armes : la grève et la force de la rue, contre l’ordre imposé par l’impérialisme français  et ses valets locaux, quels qu’ils soient !

Ali Mohamed Abali Marangabi                                 

abali_icho@yahoo.fr

1075 Vues

Il n'y a pas encore de commentaire pour cet article
Vous devez vous connectez pour pouvoir ajouter un commentaire