La vie de chaque Tchadien compte.

Professeur des universités

Au moment où nous sommes sur le point de boucler une année que je croyais exceptionnelle et sans tuerie, je me rends compte que 2020 ne peut être différente des autres années. C’est un rituel. Comme si le Diable en personne était au contrôle. Il paraît que c’est notre marque de fabrique. Il ne peut se passer une année sans que des Tchadiens s’étripent ou poussés à s’entretuer. On dirait qu’il y a une catégorie de Tchadiens qui ne peuvent vivre sans voir du sang de leurs compatriotes versé, généralement pour des futilités. En général aussi dans l’indifférence la plus totale. Naturellement. Un Tchadien qui meurt et surtout assassiné, c’est dans l’ordre de choses. Les médias publics se taisent surtout lorsqu’on ne leur a pas donné l’ordre de raconter de niaiseries. Les principales religieuses ne s’émeuvent plus. Elles sont fatiguées. On est habitués à mourir dans ce pays. C’est depuis 1960 qu’on continue de mourir ainsi. Tout le système politique mis en place depuis plus de trente ans ne vit que de la mort des Tchadiens. Il n’y aura pas d’exception en 2020-2021, surtout que l’élection présidentielle est en vue. Une dîme de sang. Circulez, il n’y a rien à voir.
Ce qui se passe actuellement dans la Kabbia m’écœure non seulement parce que c’est chez moi, mais parce qu’on a l’impression que les autres tueries des Tchadiens n’ont jamais servi à rien. On tue des Tchadiens à Miski, ça ne concerne pas les Sudistes, pas plus que les Kanembous ou autres Massa. On laisse mourir des Ouaddaïens, mais ça n’émeut pas les Baguirmiens ou les Sara. Les Sudistes meurent ! Ils le méritent. L’indifférence la plus totale. Et la République dans tout ça ?
Mieux, lorsqu’il y a des victimes, chacun ne s’intéresse qu’à la catégorie des victimes et au nombre des pertes humaines à faire repartir. Qui sont les principales victimes ? se demandent les uns et les autres. Et on est content lorsque les morts ne viennent pas de notre communauté, de notre religion, de notre parti. Ils peuvent tous crevés de l’autre camp ou d’autres régions pourvu que ça ne soit pas les nôtres. On s’en fout des préceptes des religions révélées.
Nous nous comportons comme des animaux. Quand, dans la rue, il y a un accident de circulation, chacun passe son chemin. Les rares qui s’arrêtent, c’est tout juste pour demander l’identité de la victime et de quelle tribu est-elle. Personne ne s’arrêtera pour transporter un blessé pour l’hôpital afin de lui sauver la vie. Personne n’acceptera de donner son sang pour sauver une mère en couche ou un accidenté.
La personne la plus consciente de tous ces massacres est bien le Président de la République. En 2019, il disait ceci : « Les conflits intercommunautaires ne sont pas simplement localisés dans une seule province du Tchad mais pratiquement sur l’ensemble du territoire. C’est un phénomène qui est quelque part initié ici à N’Djamena par des hommes politiques. Je pense que nous devrions engager une guerre totale contre ceux qui portent des armes illégalement et contre ceux qui sont à l’origine des morts d’hommes dû à ces conflits sur l’ensemble territoire ». On attend cette guerre totale contre ceux qui font massacrer des Tchadiens. Et on a laissé faire et pourquoi ? Rien qu’en 2019, tout juste à peine une année :
 Le 18 Mars 2019 à Delbian, dans la Tandjilé, un affrontement entre les autochtones et éleveurs nomades se solde par onze morts et plusieurs blessés. En pendant le mois de mai marquant le début des activités agricoles, ces conflits se sont intensifiés.

 Le 14 Mai, un conflit entre cultivateurs et éleveurs survenu à Boum, un village situé à 9 kilomètres de Mbaibokoum au Sud s’est soldé par 2 blessés. Tout serait parti de la dévastation de champs en pleine évolution germinative par de troupeaux des éleveurs. Pour rétablir l’ordre public, une autorité administrative de la région a tout simplement interdit certains paysans de cultiver leurs champs.

 Le 15 Mai, un autre affrontement entre les populations des villages Bekormane et Doguindi dans le Logone Oriental au Sud, s’est soldé par un mort, plusieurs blessés et des cases incendiées. Tout serait parti des disputes au sujet de l’acquisition d’espaces cultivables autour de ces villages.

 A Béboto du mois du même mois de Mai, dans le département de Kouh-Ouest, toujours au Sud, un homme, la quarantaine révolue, fut tué par des éleveurs aux alentours de son champ. Motif, la victime aurait volé un mouton leur appartenant.

 Entre les mois de Mai et Juin, dans la province du Ouaddaï au Nord-Est du Tchad, des échauffourées ont éclaté entre éleveurs nomades arabes et cultivateurs autochtones où au moins 35 personnes sont mortes.

 Dans la province de Sila à l’Est, ce sont 23 personnes qui ont été tuées et trois villages incendiés et la dévastation des champs par des troupeaux de dromadaires. Des éleveurs sont accusés de bénéficier de l’impunité de la part des autorités administratives et militaires. Ces communautés se sont affrontées avec des armes de guerre. Une situation qui a conduit le gouvernement à instaurer l’Etat d’urgence dans ces localités suivie d’une opération de désarmement des civils.

 Le 09 juin au village de Bendoh, dans le Logone occidental au Sud, les autorités administratives locales ont mis en débandade les paysans qui étaient en train de labourer leurs champs. Leur objectif était de chasser les paysans des parcelles et de les attribuer à un éleveur pour en faire un ferrick.

 Au village Djoye 1 au Sud, un conflit entre agriculteurs et éleveurs a fait 3 morts et des déplacés. Tout serait parti de l’attribution aux éleveurs du terrain réservé pour la construction d’un collège communautaire.

 Le 27 juillet dans la sous-préfecture de Danamadji à Mordji 2, province du Moyen Chari au Sud, un jeune agriculteur âgé d’une vingtaine d’année et son grand-frère ont été blessés au couteau par les éleveurs. Ce dernier fut accusé d’avoir blessé un mouton ayant dévasté son champ, alors qu’il conduisait le troupeau de moutons à leur propriétaire.

 4 et 5 juillet 2019 dans le village Kolong dans la Tandjilé est une tuerie organisée et non un conflit intercommunautaire, moins encore un conflit éleveurs/agriculteurs, les éléments des forces de défense et de sécurité ont tiré à bout portant sur les gens, tuant une dizaine de personnes.

 Le 20 juillet, à Tchiré dans la province de la Tandjilé au Sud un conflit entre agriculteurs et éleveurs se solde par au moins six morts et une vingtaine de blessés. Tout serait parti de la fermeture des couloirs de passage des animaux, l’occupation des aires de stationnement et surtout la divagation des animaux dans les champs installés sur les aires de stationnement et dans les couloirs de passage.

 En août à Koumogo dans le Moyen-Chari au Sud, un conflit éleveurs-cultivateurs, a fait 10 morts et des blessés. Les armes à feu ont été utilisées par les éleveurs. La dévastation répétitive des champs par un groupe d’éleveurs est à l’origine de ce conflit.

 Au moins 37 personnes ont été tuées en trois jours de combats entre agriculteurs et éleveurs, dans l’est du Tchad, a annoncé vendredi 9 août le président Idriss Déby Itno à la presse. « Le conflit intercommunautaire est devenu une préoccupation nationale, on assiste à un phénomène de mal vivre. En trois jours, 37 Tchadiens ont été tués dans le Ouaddaï », province de l’est du Tchad, a déclaré le chef de l’État, lors d’une conférence de presse organisée à N’Djamena.

 Le 26 Octobre, au village Bande, dans le canton Boi-Bessao, département des Monts de Lam au Sud, un conflit éleveurs-agriculteurs autour de la dévastation des champs a fait deux morts et plusieurs blessés.

 Le 10 novembre à Barakala sous-préfecture de Maabrone province du Ouaddaï au Nord-Est, une jeune fille a été bastonnée par un groupe d’éleveurs. Son tort était d’avoir demandé à ce groupe d’éleveurs de retirer leurs chameaux du champ d’arachide.

Tous ces événements douloureux ne sont pas spontanés, et ne semblent pas être organisés par des inconnus. Les mesures punitives, existent-elles seulement ? Et pourtant en 2020 :

« J’ai donné des instructions fortes à l’effet d’éradiquer le phénomène lié aux enlèvements d’enfants contre rançon. On ne peut plus tolérer cette pratique moyenâgeuse » a souligné le Président Idriss Déby Itno le 5 novembre 2020 lors de sa campagne à Bongor, au Sud du Tchad. Dans la foulée le 8 Novembre 2020 à Koumra, il ordonne aux forces de défense et de sécurité qui se sont transformées en éleveurs « d’arrêter immédiatement » ou à défaut, de « déposer la tenue militaire ». On attend la suite.
Par rapport au conflit en cours dans la Kabbia, le Président Déby dit ceci aujourd’hui 25 novembre 2020 : « Tous ceux qui sont mis en cause répondront de leurs actes. Il n’y a pas et il n’y aura pas une zone de non droit dans notre République ». J’ose bien y croire. Entre temps, le massacre continue.
Je voudrais poser les questions suivantes: pourquoi laisse-t-on les éleveurs et les agriculteurs se massacrer ? Sommes-nous le seul pays au monde où doivent cohabiter les éleveurs et les agriculteurs ? Qui fournit à une partie en conflit des armes à feu ? Pourquoi le phénomène d’enlèvements contre rançon s’était-il perpétué pendant tant d’années au Mayo-Kebbi ? Pourquoi le Maréchal du Tchad donne des instructions qui ne sont pas suivi d’effets ? Pourquoi nomme-t-il des gens dont il sait pertinemment qu’ils ne feront que continuer dans cette basse besogne de la souffrance du peuple tchadien ?

Si faire la politique, c’est de se taire face à la souffrance de notre peuple, je ne suis pas d’accord. Pour moi, la vie d’un éleveur ou d’un agriculteur compte. Il y a de la place pour tous les Tchadiens au Tchad. Que ceux qui croient que leur pays est ailleurs n’ont qu’à quitter notre pays, et nous laisser en paix.

Avocksouma Djona Atchénémou, membre du Bureau Exécutif de l’UNDR

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