C’est un euphémisme, certes, que de dire que le pouvoir d’Idriss Déby Itno, dont les racines profondes remontent jusqu’au régime de la DDS, au sein duquel les principaux dirigeants du MPS ont joué des rôles politiques importants, est une dictature !. Mais, avec les révélations qui viennent de lever le voile sur les sombres intentions du pouvoir, relatives au projet de loi concernant les associations, nul doute qu’on voit se dessiner une dérive dictatoriale de plus en plus prononcée qu’avant, qui fait planer des menaces graves sur les quelques libertés consenties jusqu’alors par les tenants du régime.

 

En effet, le 07 juin dernier, rendant compte du dernier conseil des ministres, Madeleine Alingué, alors porte-parole du gouvernement, a déclaré que, selon celui-ci,  « certaines associations, au lieu de renforcer l’Etat de droit et de promouvoir la bonne gouvernance, menacent l’ordre public et la cohésion sociale ». Aussi le pouvoir avait-il décidé de réagir :  « Une régulation plus rigoureuse du régime des associations s’avère nécessaire », a-t-elle précisé. Ensuite, de façon plus claire, elle a cité deux mesures concrètes que le pouvoir envisage de prendre : « (…) une révision et actualisation de l’ordonnance (…) du 28 juillet 1962 » en vue de procéder à « des innovations sur l’identité de toutes formes d’association et leur mode de fonctionnement ainsi que sur le délai de notification sur l’autorisation ou le refus de fonctionner », mais aussi, une attention particulière sur « le caractère des associations, le profil des personnes pouvant adhérer (…), les dispositifs de contrôle et les actions à sanctionner ».

 

Dès que s’étaient répandues ces informations, qui jettent une lumière crue sur les projets funestes du pouvoir visant à réduire les quelques rares libertés dans le pays, elles ont soulevé un tollé au sein des principales associations de la société civile. Lors d’une conférence de presse tenue le 14 juin dernier, celles-ci s’en sont indignées, les ont appréciées comme « une guerre ouverte lancée » contre elles et ont exigé « le retraité de l’ordonnance » qui les fonde, qu’ils ont qualifiée de « liberticide ».

 

Le moins que l’on puisse dire est que les associations de la société civile ont mille fois raison de protester et de contester les intention du pouvoir, d’autant plus que, comme toute justification pour expliquer cette dérive dictatoriale, celui-ci prétend tout simplement que  certaines d’entre elles, « au lieu de renforcer l’Etat de droit et de promouvoir la bonne gouvernance, menacent l’ordre public et la cohésion sociale » ! Voilà l’argument massue dont il se sert afin de mieux les contrôler, de réduire leur champ d’activités ou les interdire, si besoin !

 

Mais, ces raisons sont fausses, ne tiennent pas debout, car le rôle des associations n’est pas « de renforcer l’Etat de droit », ni de « promouvoir la bonne gouvernance ». Celles-ci sont des regroupements de citoyens libres qui se fixent comme tâche de militer, dans tel ou tel secteur, – social, culturel, politique ou autre -, pour participer aux débats et autres activités qui animent la vie de la cité. Dans ce cadre, si elles le veulent, elles pourraient aussi s’arroger la légitimité d’apprécier positivement ou négativement les choix politiques du pouvoir, les soutenir ou, inversement, les contester. C’est leur droit !

 

Dans un pays comme la France, par exemple, dont nos dirigeants font semblant de singer le modèle, on trouve, au sein de la société, des organisations ou des regroupements de tout genre qui sont pour ou contre les choix politiques en vigueur. A travers leur presse, des tracts ou autres publications, certains d’entre eux militent même ouvertement pour la destruction de l’Etat bourgeois, prônent la révolution comme seule solution pour résoudre les questions que pose le capitalisme. Mais ni le pouvoir, ni qui que ce soit, ne pourrait les en empêcher, moins encore les accuser de « menacer la cohésion sociale » sans provoquer la colère populaire parce que tout cela fait partie du fonctionnement normal de la démocratie, même si, par ailleurs, celle-ci a aussi ses propres limites à cause de son caractère bourgeois. En réalité, ce que le pouvoir reproche aux associations, qu’il menace de sanctionner ou d’interdire, c’est simplement leur refus de se soumettre à son joug dictatorial, la liberté qu’elles se donnent, quand elle en sentent la nécessité, de le critiquer et non de chanter ses supposés mérites, comme le font certaines organisations, à lui dévouées, qui, à longueur des journées, le louangent, vantent ce qu’elles appellent pompeusement les « acquis de la démocratie ». D’ailleurs, contrairement aux partis de l’opposition qui viennent d’exprimer leur allégeance au pouvoir, d’exécuter la danse du ventre devant Idriss Déby Itno tout en s’entre-déchirant entre eux pour bénéficier de sa magnanimité, mais aussi d’un strapontin au sein du CNDP, généralement, ce sont les organisations de la société civiles, notamment les syndicats et les associations des droits de l’homme, des journalistes, etc, qui combattent la politique du pouvoir. Aussi est-ce cela que celui-ci leur reproche, en réalité !

 

Les arguments du pouvoir sont, par conséquent un pis-aller, dont il se sert pour accuser injustement les associations d’une responsabilité qui, d’ailleurs, ne pourrait être la leur, car le renforcement de « l’Etat de droit » et la promotion de « la bonne gouvernance » relèveraient plutôt des pouvoir publics, – si tant est que cela soit possible dans une société divisée en classes sociales, en riches et pauvres, dont les intérêts sont diamétralement opposés ! C’est donc, en principe, à Idris Déby Itno et ses partisans que reviendrait cette tâche-là. Mais, encore faudrait-il qu’ils soient venus au pouvoir pour cela, car, après vingt-huit ans de règne, le bilan de leur propre expérience à la tête du pays montre que c’est loin d’être la cas !.

Si, juste après le forum dit national et la proclamation de leur « quatrième république », événements célébrés par eux comme quelque chose de grandiose, en rupture avec tout ce qu’ils ont fait jusqu’alors, Idriss Déby Itno et ses partisans décident de durcir les conditions de création des associations ou même de laisser entendre qu’ils pourraient en interdire certaines, cela n’est pas seulement la preuve du fait qu’ils fabulent quand ils prétendent avoir changé en faisant du neuf avec du vieux. Au delà de leurs mensonges, ce tournant dictatorial est, en réalité, l’expression de quelque chose de plus profond, dont Idriss Déby Itno lui-même avait esquissé les contours, annoncé la couleur et donné le ton, quand,  lors de son discours d’ouverture du « forum national », qu’il avait organisé pour se tailler une constitution sur mesure, il avait déjà fait remarquer qu’il y aurait trop de partis et d’associations dans le pays.

 

Cette dérive n’est surtout pas sans rapport avec la situation politique et sociale du pays, marquée par une crise multidimensionnelle, nourrissant une colère populaire profonde, dont la dictature ne sait pas comment se départir. Elle est une conséquence directe de l’impasse à laquelle la politique du pouvoir a abouti après que celui-ci avait utilisé tous les artifices et les leurres possibles.

 

En effet, si, pendant un certain temps, la complicité des partis de l’opposition et les revenus du pétrole ont permis au pouvoir du MPS de bénéficier de quelques illusions, aujourd’hui, au bout de vingt-huit ans de règne, cette période est complètement révolue : Idriss Déby Itno et ses partisans ont totalement échoué, dans tous les domaines. A cause de la politique injuste et dictatoriale, qu’ils appliquent, des décennies durant, leur plus grand exploit   est d’avoir bâti une société profondément inégalitaire, comme jamais auparavant, composée de deux univers sociaux, que tout oppose, notamment l’essentiel : d’un côté, ceux qui sont immensément riches, les privilégiés, les intouchables, des hommes et des femmes au-dessus des lois, que le pouvoir gave grâce aux miettes que les différents trusts laissent au passage, mais aussi aux détournements des biens publics, à la surfacturation, aux diverses commissions frauduleuses et autres subterfuges ; de l’autre, l’écrasante majorité de la population opprimée, des villes comme des villages, sombrant de plus en plus dans la misère, éprouvant d’énormes difficultés pour s’alimenter, se soigner, se loger, s’éduquer, correctement, subissant toutes les privations possibles, ne pouvant même pas jouir du simple droit de manifester, à cause de la férule d’une dictature qui les empêche d’accéder aux libertés élémentaires essentielles. En plus de tout cela, pour imposer cette politique, Idriss Déby Itno et ses partisans utilisent, à fortes doses, l’etnisme, le tribalisme, le régionalisme, le confessionnalisme, le clanisme, le clientélisme et autres ficelles, poussés à leur paroxysme, afin de diviser les couches populaires, sans oublier le mépris, la morgue, qu’ils affichent face aux préoccupations de celles-ci.

 

Cette manière de gérer les affaires publiques au profit de la bourgeoisie mondiale et de ses valets locaux, au détriment des aspirations profondes des masses opprimées, a pour conséquence un mécontentement populaire profond, qui couve dans tout le pays. Celui-ci s’exprime de différentes façons : on l’a vu notamment dans des événements comme les manifestations consécutives au viol de Zoura, la forte mobilisation populaire lors des dernières élections présidentielles, qu’Idriss Déby Itno a perdues en réalité, mais surtout les grèves, quasi permanentes, que déclenchent les travailleurs et les étudiants pour défendre leurs intérêts. Le régime cristallise autour de lui un faisceau de colères sans précédent, à tel point que même son propre camp en est atteint : deux ministres ont démissionné, il y a peu, pour ne pas se rendre comptables de sa politique criminelle consistant à supprimer les primes et les indemnités des travailleurs de la fonction publique.

 

C’est donc ce contexte politique et social qui est l’origine du durcissement actuel de la dictature : face à l’échec patent de leur politique et à la colère des masses opprimées, qui en découle et ne cesse de se développer, après avoir utilisé tous les artifices en vain, Idriss Déby Itno et ses partisans n’ont pas d’autre solution que de faire tomber les masques : montrer le vrai visage hideux de leur dictature, longtemps caché derrière les oripeaux-pseudo démocratiques, et s’imposer par la force brutale. Le hold-up électoral de 2016, réalisé sous le parapluie de l’armée, l’organisation du « forum » dit national, la confection de la nouvelle constitution, « la quatrième république », qui en est née, – tous, événements décidés par Idris Déby Itno, tout seul -, sont, finalement, les différentes étapes d’un seul et même processus conduisant à la situation actuelle, avec, comme ultime conséquence, la mise sous éteignoir des libertés tolérées jusqu’alors, comme au Burundi, au Congo Brazzaville ou en RDC, avec, évidemment, la complicité de l’impérialisme français et, au-delà, celle de la fameuse « communauté internationale », c’est-à-dire, les autres pays riches !

 

Ce tournant dictatorial révèle au grand jour deux choses majeures. D’une part, il montre les limites des changements opérés depuis le 1er décembre 1990. Contrairement aux

dires des tenants du pouvoir et leurs rivaux de l’opposition, il en ressort, en effet, que le multipartisme n’est pas la démocratie : c’en est une pâle copie, un ersatz, qui cohabite fort bien avec l’exploitation, les inégalités, les injustices de toutes sortes, la misère, la corruption, le tribalisme et la dictature, veillant sur tout cela comme un bras armé pouvant à tout moment mettre fin aux fragiles libertés tolérées ou octroyée, si les dirigeants en sentent le besoin. D’autre part, il confirme la justesse de l’adage populaire, en arabe local, immortalisé à la fin des années 70 par une chanson du Tout Puissant Chari-Jazz, au sommet de son art, qui dit ceci : « Hatap sakit fi loubal almé ma babga toumsa ! ». Textuellement, cela veut dire qu’un simple bout de bois dans l’eau ne deviendra jamais un caïman. Appliqué à la situation du pays, cela signifie que ceux qui nous dirigent, Idriss Déby Itno et ses partisans, pour la plupart formés au sein de la dictature de la DDS, ne pourraient jamais être des démocrates ni se préoccuper des problèmes des masses populaires. Ce n’est pas leur choix ! Ce n’est ni dans leurs gènes ni dans leur ADN politiques ! Compter sur eux pour quoi que ce soit, c’est faire preuve d’une grosse illusion !

 

Par conséquent, afin de sortir de cette impasse, afin d’empêcher que le pouvoir s’attaque à leur pouvoir d’achat et aux libertés dont ils ont plus que quiconque besoin, la seule perspective qui s’offre aux travailleurs, aux militants des associations de la société civile, des partis politiques et à l’ensemble des opprimés, c’est celle de leurs propres luttes, politiques et sociales, sous la forme d’une riposte collective du monde du travail et des couches populaires ! En effet, si nous voulons accéder aux libertés essentielles et à l’amélioration de nos conditions de vie, nous ne pourrions pas faire l’économie des luttes populaires, politiques et sociales, nécessaires et indispensables, que nous impose le capitalisme à travers le pouvoir dictatorial actuel. Nos libertés démocratiques, l’amélioration de nos conditions de vie et notre droit à une existence digne de notre époque ne sauraient être discutés, ni négociés, ni marchandés avec les tenants du pouvoir, moins encore ne pourraient être obtenus par un bout de papier dans une urne, comme le prétendent les politiciens de tout bord : vu la situation actuelle, ils ne pourraient qu’être le fruit de nos luttes, politiques et sociales. Partout où ont lieu des changements fondamentaux allant dans le sens du progrès, il y a d’abord les luttes, ensuite les lois, que les premières imposent finalement. Jamais l’inverse ! parce que les lois ne sont rien d’autre que l’expression d’un rapport des forces imposé par une classe sociale pour défendre ses intérêts. Par conséquent, pour qu’ils existent, de façon durable, qu’ils soient respectés et vécus comme des mœurs normales, nos droits à une vie digne de notre époque devraient être aussi arrachés et imposés par les luttes, en dehors de la légalité constitutionnelle actuelle, dans la rue, où se trouve la force des masses opprimées. Il ne pourrait en être autrement ! Car, telle est la loi de l’histoire !

Espérons alors que, au travers des différentes grèves qui éclatent ici et là, comme celles déclenchées par la plate-forme revendicative et les juges et avocats, émergeront des femmes et des hommes qui accéderont à cette conscience et s’attelleront à la construction d’un mouvement de tous ensemble, d’une riposte collective, pour imposer au pouvoir les droits sociaux et politiques dont la société a besoin pour ne pas sombrer dans la déchéance et la dictature !

 

Ali Mohamed Abali Marangabi

abali_icho@yahoo.fr

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