Juste après la publication des extraits du livre coécrit par Dr. Masra, beaucoup d’internautes tchadiens ont pris d’assaut la toile, la plupart pour s’insulter mutuellement. La colère, la haine et le ressentiment à tort ou à raison accumulé au fil des années ont aussitôt resurgi comme la lave d’un volcan déchaîné. Alors qu’une partie d’internautes crie au scandale devant de bribes de messages crus jetés à la figure, une autre prend, sans aucune forme de recul, cause et fait pour ce qu’ils semblent considérer comme un lynchage public. Ainsi ces deux camps virtuels constitués spontanément par la force du mal se mettent rapidement à couteaux tirés. Près d’une semaine, la tension se fait palpable sur le web au point où une étincelle pourrait faire tout. A l’image des adeptes de No Limit, ceux d’entre nous qui rêvent pour un brassage sincère entre tous les Tchadiens se sont vite sentis dans l’incapacité de dénicher la façon habile pour désamorcer le problème. Tout ce qui nous restait à faire était de retenir notre souffle tout en lorgnant de quel côté partirait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres. Heureusement et probablement beaucoup d’entre vous ont remarqué comme moi, cette opportune coïncidence : les élèves étaient déjà ou sur le point de partir en congé pour les fêtes de fin d’année. Imaginons le risque que nous aurions pu encourir, celui d’avoir ces jeunes encore en classe au moment de la controverse et que certains d’entre eux s’hasardaient à se lancer dans des invectives furibondes autour de la question. Il y a à peine, quelques jours, pour un détail assez banal les élèves de deux grands lycées de la capitale s’en sont venus aux mains au point d’obliger la police à faire recours à ses gaz lacrymogènes pour les séparer. Un prédicateur congolais (RDC) Oumar Kadjabika, en séjour au Tchad dans les années 90, me disait que si les politiciens aiment cibler les étudiants et les élèves pour leur message c’est parce que les jeunes sont naturellement fougueux et que s’ils sont convaincus d’une cause, rien ne les arrêtera. Cette phrase de Kadjabika me fait toujours penser à ce que la littérature dit de la genèse du conflit fratricide de 1979 chez nous. Comme on peut le remarquer, c’est toujours l’un de ces deux lycées mentionnés ci-haut qui est incriminé. Avec la possibilité aujourd’hui de faire cascader en un rien de temps une information sur l’ensemble du territoire national, l’idée même d’un scénario de pugilat, pendant cette semaine de tension, entre deux élèves autour de la controverse suscitée par le dit livre, me donne le frisson. Puisqu’il suffirait d’une seule image de cette bagarre sur Facebook pour faire des émules dans d’autres collèges et lycées, et de fil en aiguille dans les marchés, les villes et villages etc. Voilà le risque que nous avions encouru. Comme disent les anglophones, nous aurions pu être « on the brink of collapse », nous avions frôlé l’irréparable, la catastrophe.

L’histoire nous a enseigné que parfois un rien du tout peut être un catalyseur à l’émergence d’un grand conflit. La première guerre mondiale, le Printemps Arabe et même tout récemment le conflit soudanais en sont des exemples édifiants.

Cette semaine qui aurait pu être fatidique doit, désormais, être évitée à jamais chez nous. Cette semaine nous a aussi révélé que notre société est encore fragile à cause des mentalités qui refusent de grandir même au 21e siècle. Le chemin est donc encore long et par conséquent nous avons du travail à faire dès maintenant. Et cet exercice de faire évoluer les mentalités doivent commencer dans notre entourage immédiat avant de l’étendre éventuellement ailleurs. Chacun de nous doit s’atteler à faire comprendre que nous sommes non seulement condamnés à vivre ensemble mais nous sommes tous égaux en valeur et en dignité. Nous devons inculquer à nos enfants et notre entourage que le respect de l’autre est un comportement et non un discours. Le fait de s’abstenir de frustrer inutilement son semble est un acte de respect vis-à-vis de l’autrui. De la même manière, nous devons condamner fermement les violences verbales susceptibles de heurter la sensibilité de l’autre même si ces mots viennent de notre propre enfant. Et c’est cela qui a manqué pendant cette semaine de la controverse. Les propos désobligeants contenus dans le livre en question doivent être suffisamment condamnés. Les tares d’une société ou les insuffisances d’une politique quelconque peuvent et doivent être dénoncés sans choisir des mots désobligeants qui portent atteinte à la dignité d’un autre Tchadien, alors que nous sommes tous égaux en valeur et en dignité.

Les efforts demandés à chacun de nous pour le renforcement de notre cohésion nationale signifient aussi que si l’on découvre une braise qui couve sous la cendre, on doit plutôt l’éteindre au lieu de l’attiser. Le Ministre Abdelmamout semble exactement faire le contraire. Il est certes un exercice très courant sous d’autres cieux de voir un politicien se faire rattraper par son passé surtout s’il avait posé un geste ou tenu des propos qui fâchent. Mais vu notre spécificité de société fragile et d’institutions faibles, avons-nous le luxe d’imiter aveuglement les autres pour lesquels l’Etat est la seule et unique ethnie ? Pourquoi vouloir imiter les autres, alors que nous savons qu’en agissant de la sorte, nous risqueront de désagréger notre société qui est encore en plein chemin pour sa consolidation ? Le Ministre Abdelmamout que je respecte beaucoup a-t-il pensé à cela avant de poser son geste ? Le jeu qu’il a voulu jouer en vaut-il réellement la chandelle ?

Dans de telles circonstances, nous devons tous mettre sur la balance notre geste. Dès lors que l’on estime que notre intention est susceptible de porter atteinte à l’intérêt supérieur de la nation, nous devons automatiquement y abdiquer.

Une autre façon d’œuvrer pour le vivre ensemble est de garder le sang-froid, se surpasser face à des circonstances inconfortables et si possible rendre celles positives. Il est du devoir de chacun de nous, de dénoncer tout ce qui est susceptible de mettre à mal le vivre-ensemble entre les Tchadiens. Mais il est aussi de notre devoir de veiller à ce que l’on ne réponde pas à la haine par la haine. De la même manière que l’on doit être intransigeant contre la première haine, on doit aussi en être équitable dans le traitement à accorder à la seconde. C’est ce qui a aussi manqué lors de cette semaine de la controverse. Des réactions truffées de haine de certains compatriotes en réponse aux propos scandaleux du livre doivent également susciter notre indignation.

Le travail pour le renforcement de notre cohésion nationale et pour un Tchad appartenant à tout le monde passe nécessairement dans la rigueur de ne point tolérer ce genre de complaisance. Des propos haineux venant de n’importe quel bord et destiné à n’importe quel Tchadien doit être unanimement condamné.

Le Tchad est une contrée qui nous a été léguée par nos ancêtres et nous devons la chérir à juste titre. Ce qui revient à dire que nous avons tous en commun cet héritage qu’est le Tchad même si individuellement chacun de nous croit à une religion particulière qui n’est pas forcément commune à nous tous. C’est pourquoi le travail pour faire évoluer nos mentalités doit avoir pour son cheval de bataille le respect de l’autre dans ses droits de jouissance de bienfaits de cet héritage commun.

Chacun aurait plus intérêt à veiller au grain à la prospérité de la « chose commune » et décourager tous les facteurs susceptibles de constituer une entorse au développement de celle-ci. Le comportement le plus simple pour traduire cette attitude serait ainsi de respecter son prochain et lui reconnaître le droit de jouir à tout ce qui touche au bien commun. Ensuite, voir en lui un frère avec lequel on est appelé à mutualiser les efforts pour sauvegarder et améliorer notre bien commun. Cette façon de faire reviendrait à élever l’intérêt supérieur « commun à tout le monde » au-dessus de toute autre considération. L’objectif serait donc de rendre cette terre prospère et un endroit où il fait bon vivre pour nous tous, nos enfants et nos arrières enfants. Si chacun de nous est animé par cet objectif plus large, si chacun sème, à partir de là où il se trouve, cette graine pour la récolte commune, tous les tares notamment le népotisme, le favoritisme et la corruption tombent d’eux-mêmes. Tout le défi résiderait dans notre capacité d’amener chacun de nous à atteindre ce degré de mentalité selon laquelle le geste bienveillant que l’on pose individuellement à l’égard de notre bien commun signifie tout simplement une épargne de récompense individuelle que l’on collectera plus tard. De la même manière, cette maturité d’esprit nous ferait prendre conscience que causer un tort au bien commun par quelque geste que ce soit serait synonyme de réduire la capacité de notre bien commun à être généreux plus tard pour tout le monde. Atteindre un tel degré de mentalité est certes un défi énorme mais c’est celui qui nous conduirait à l’émergence de notre pays.

Moustapha Abakar Malloumi

 

 

 

 

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  • Une analyse belle et compréhensive, bravo!!

    Commentaire par Al-Amine Mohammed Abba Seid le 2 janvier 2020 à 11 h 45 min
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