Entre la mascarade du deuxième Forum national inclusif, qui n’a eu d’inclusif que le nom, et la commémoration de la République dans un pays où le régime n’a de républicain que le nom, le Tchad, en quelques semaines, est de nouveau traîné dans la boue par ses dirigeants. Cette boue, fétide insigne des régimes cyniques et liberticides, ne saurait recouvrir la monstrueuse douleur du peuple tchadien, qui est la douleur des peuples appauvris, affamés, humiliés, opprimés : tyrannisés. Elle ne saurait la recouvrir car on le sait : le peuple est la source de tous les pouvoirs, et bientôt, le peuple tchadien se lèvera et avec lui, naîtra enfin la République. Car quelle République célèbre-t-on aujourd’hui ? Il y a vraiment une République, au Tchad ?
Si le 28 novembre devrait être pour tous les Tchadiens l’occasion d’une joie et d’une fierté profondes, cette joie et cette fierté sont en effet enténébrées au quotidien, dans la vie, les possibles et dans la chair du peuple, par la destruction de l’idée même de ce qu’est une République : au sens premier, la chose publique, le bien commun.
Grandeur de la nation et décadence du territoire.
Soixante-deux ans se sont écoulés depuis la proclamation de la République du Tchad, dont trente sous la férule du même « Président », ce « Président » qui, il y a quatre mois, s’est fait introniser par le Parlement de la même République, tel un sinistre petit frère d’Amin Dada, premier maréchal du pays. Pourrait-on imaginer pire incompatibilité dans les termes ?
La grandeur a changé de camp. Passée du côté de la folie d’un homme et de sa clique, elle est pourtant le ciment de la nation tchadienne : le terreau fertile du Tchad moderne, c’est l’histoire d’une grandeur, celle des royaumes du Ouaddaï, du Baguirmi et du Kanem-Bornou, l’un des plus puissants empires de l’histoire africaine. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, du désert de notre pays immense à l’actuel Nigéria, ce sont ces peuples nomades, ces royaumes tribaux qui, en se fondant en États dès le Xe siècle, ont donné au Tchad non seulement sa richesse civilisationnelle, culturelle et ethnolinguistique, mais également sa forme politique durable.
Aujourd’hui, le Tchad brûle à chacune de ses frontières, qui sont confrontées à des défis militaires sans précédent, notamment autour du lac Tchad, mais aussi de l’est aux zones aurifères du nord du pays, dans le massif du Tibesti, en passant par le sud profond. Cette décomposition territoriale, alimentée par les pestilentielles factions terroristes de la région, pose un vrai défi politique, celui des frontières et des territoires. Si l’on oubliait qu’elle se traduit par une situation concrètement dévastatrice, sur fond de déplacements forcés des populations et de la mort de civils, l’on pourrait dire qu’elle est la métaphore de l’effondrement généralisé d’un pays entier. Oui : la « maison Tchad » brûle de tous les côtés. Et le pseudo-pyromane qui la dirige, en se fardant sur ces décombres, aux yeux de l’opinion internationale, un visage artificiel de Monsieur Sécurité de la région, aux avant-postes de la guerre contre le djihadisme au Sahel, ne le fera pas oublier. Regardons dans la maison. La déchéance institutionnelle de l’actuel régime.

République, République enterrée.

L’adoption au forceps d’une nouvelle Constitution et d’une IVème République en mai 2018, celle que nous sommes censés fêter aujourd’hui, a consacré le pourrissement républicain à l’œuvre depuis 1990.
Trente ans de reculade démocratique, estampillée au sceau mortifère de l’incurie, du clientélisme, du népotisme, de l’ethnicisme, de l’absence de justice, de la destruction des droits fondamentaux et de l’écrasement institutionnalisé des libertés, à commencer par la liberté d’expression avec la censure systématique de toute voix dissidente, qu’elle soit celle des opposants politiques, des journalistes, des intellectuels ou des artistes.
Trente ans de renforcement de l’exorbitante toute-puissance présidentielle du Richard III tchadien. Aux institutions fortes, le régime a définitivement substitué l’homme fort, sanctifiant une République militaire dont les séides de la garde prétorienne, au détriment d’une protectrice Armée nationale aujourd’hui délaissée, entretiennent quotidiennement un climat de terreur.
Trente ans de gouvernance biaisée, de dislocation du socle social, de creusement des inégalités et de marginalisation de pans entiers de la société civile, générant des frustrations immenses au sein du peuple.
Trente ans de division de ce même peuple dans ce pays multiconfessionnel qu’est le Tchad. Pourtant on ne le dira jamais assez : la laïcité en a longtemps été l’une des grandes forces. Les questions religieuses n’y ont jamais été un obstacle, bien au contraire, à la cohabitation fraternelle et pacifique entre les populations. C’est leur instrumentalisation politique et ségrégative par le régime en place qui met encore plus à mal la cohésion nationale.
Et comment peut-il y avoir cohésion nationale, comment peut-il y avoir une République digne, sociale et pacifique, lorsque la plupart des familles sur l’ensemble du territoire ne mangent plus à leur faim ? Lorsque le nombre de personnes pauvres a augmenté de 4,7 millions en 2011 à environ 6,5 millions de Tchadiens en 2019 ? Lorsque l’accès à l’électricité et à l’eau potable n’est pas assuré ; que certains citoyens n’en voient jamais la couleur ; que les cas de typhoïde, de choléra, de méningite, se multiplient, et que 40% des enfants souffrent d’un retard de croissance ? Lorsque ces mêmes enfants tchadiens ne passent en moyenne que cinq ans sur les bancs de l’école entre les âges de 4 et de 18 ans ? Enfin, lorsque chômage endémique et jeunes sont devenus de glauques synonymes ?
Le Tchad, dernier pays dans le classement de l’indice du capital humain de la Banque mondiale, ne rime plus qu’avec la souffrance polymorphe et sans limites du peuple.
Alors à quand le déclic ? Que se lève le ferment d’une République par les Tchadiens, pour les Tchadiens !
Le Tchad ne peut décemment tenir plus longtemps dans cette situation et doit montrer l’exemple. Les printemps tunisien, égyptien, libyen, et plus récemment algérien, la défaite de la dictature militaro-islamiste au Soudan en 2019, ont ouvert la possibilité d’un printemps des peuples dans la région. L’on voit également ce qui se passe au Mali, en Guinée et en Côte d’Ivoire. Le Tchad se doit, quant à lui, de trouver les moyens pacifiques de participer à cette contagion démocratique.
Je m’adresse ici directement aux Tchadiens, à la diaspora, au peuple dans le territoire : le déclic est là, devant nos yeux. C’est la perspective d’une élection présidentielle que le locataire du Palais rose, impénitent, aux abois, en fin de course, cannibalise d’avance par tous les moyens, tant il peut ressentir votre volonté de changement si forte, si criante, si légitime.
Cette volonté doit pouvoir s’incarner, à moyen terme, en trois principes fondateurs : la mise sur pied d’un programme constituant commun pour la société tchadienne dans la multiplicité de ses forces ; une période de transition propice au rassemblement du peuple ; l’élaboration d’une Constitution à la hauteur des enjeux nationaux et de la noble conception que nous, nous nous faisons d’une République.
Mais pour que ces principes deviennent réalité politique, mon appel ne s’adresse pas qu’aux Tchadiens, qui ont assez pleuré, assez saigné, assez souffert, et qui se retrouvent aujourd’hui, malgré leur lucidité et leur force, pieds et poings liés : j’en appelle également à nos partenaires historiques. Nous avons besoin de votre appui pour que la libération par lui-même du peuple tchadien puisse aboutir, sans débordements macabres de la part du régime actuel ; la société civile, au premier rang de laquelle les femmes et les jeunes, a besoin de votre soutien pour accompagner le réveil républicain et le développement de notre jeune nation.
Que les élections aient effectivement lieu ou pas, peu importe au fond. Les précédentes n’ont rien amélioré et il est à craindre que les suivantes ne changeront rien à l’ensevelissement de l’État-néant. Les leçons de l’histoire, le destin, la soif de justice, de paix et de liberté, la force du sentiment national, la formidable diversité ethnique et culturelle du Tchad, l’intelligence, la résilience mais aussi la jeunesse du peuple, viendront à bout du régime oppresseur et moribond. Ne baissons pas la garde et ne désespérons pas ! Car si les régimes se succèdent et que tous les hommes meurent, les peuples, eux, survivent. Et au Tchad nous saurons, dans un proche horizon, réapprendre à vivre ensemble et à fêter la République.

(*) Abakar Manany, chef d’entreprise et ancien diplomate tchadien

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