Bonjour mon frère, permets-moi d’apporter une petite réflexion sur la retranscription de la conversation que tu as eu avec un jeune compatriote et que tu as mis sur la toile.

En effet, c’est une excellente conversation qui montre bien l’état d’esprit de nos concitoyens (jeunes ou non) qui est bien pervertie par ce régime. Nous sommes bien d’accord là-dessus.

Malheureusement, dans cette retranscription, je relève un paragraphe tendancieux et plein d’allusions qui met en évidence un sujet de conversation fréquemment tenu en privé.

Je te remercie d’avoir abordé le sujet sur la place publique. Cela nous permettra de crever l’abcès.

Il s’agit du paragraphe suivant : « Tu sais, petit frère ! Il fût un temps au Tchad, des personnes ou des groupes de personnes qui étaient inexistants socialement avant les années 1980 ? Et aujourd’hui, c’est un fait réel, que ces mêmes groupes de personnes sont au-devant de la scène par hasard de l’histoire ! C’est une vérité et personne ne te dira le contraire petit frère ! »

Soyons honnête, on sait tous de qui on parle. Les groupes de personnes, ici indexés, sont les Goranes (dont tu fais partie en partie d’ailleurs), les Zaghawas et peut-être quelques d’autres parvenus.

Soyons clairs et entendons-nous bien, je ne cautionne pas du tout le délire de ce jeûne compatriote. Ceux qui me connaissent savent mon désir de cultiver le vivre ensemble et le métissage inter-régional. J’essaierai tout simplement, à mon humble niveau, de dire certaines vérités non dites et occultées.

Essayons de rendre à César ce qui est à César et aux Martyres ce qui est aux Martyres.

Soyons clairs et entendons-nous bien, je ne nous compare pas à telles ou telles autres entités. J’ai beaucoup trop de respect et d’estime envers mes amis et mes frères des autres communautés nationales, pour faire des comparaisons hasardeuses. Moi je ne mange pas de ce pain-là !!!

En effet, mon frère Doki Warou, cette même réflexion je l’ai souvent entendue. Venant d’une personne intellectuellement limitée et remplie de haine, je le comprends bien volontiers. Mais venant d’un intellectuel comme toi, d’une personne issue de plusieurs cultures comme toi, d’une personne remplie de sagesse comme toi, ça, ça me dépasse.

Deux choses sont dites dans ce paragraphe :

– Ces groupes de personnes qui n’auraient aucune existence sociale avant les années 1980.

– Ils seraient arrivés au-devant la scène par hasard de l’histoire.

Mon frère, excuses-moi, je ne prétendrai aucunement te donner une quelconque leçons, car tout ce que je m’apprête à dire ci-dessous, certainement tu le connais déjà. Pour toi, ça sera juste un rappel. Toujours est-il que, permets-moi d’apporter ma modeste contribution à la compréhension de ces affirmations fallacieuses et complètement dénuées de tout bon sens.

Cette contribution s’adresse également et surtout aux amnésiques et/ou aux ignorants et/ou aux haineux de tout bord, qui falsifient l’histoire de notre pays à leur image simpliste et étriquée.

S’il vous plait, remettons l’église au milieu du village.

Ils n’auraient aucune existence sociale avant les années 1980 ?

L’auriez-vous oublié, mais avant cette période maudite pour nous, nous étions, en quasi-majorité, des éleveurs, des agriculteurs ou des exploiteurs miniers. Autosuffisants dans nos oasis luxuriantes, dans nos ergs verdoyants et sur les flancs de nos montagnes majestueuses. Nous commercions déjà avec les peuples limitrophes (Libye, Soudan, Niger, Ouaddaï géographique, etc.).

C’est quoi, « pas d’existence sociale », si on a une telle base économique ; une telle capacité d’échanges commerciaux et un tel contact avec les peuples voisins avec qui, il y eut beaucoup de brassage ?

Une anecdote : au début des années 1970, mon défunt père (paix à son âme) nous disait à nous jeunes adolescents bergers que si nous ne nous occupions pas bien de notre bétail (dromadaires, vaches et chèvres) nous finirions dans la capitale à travailler pour les autres. Paroles vraiment prémonitoires.

L’auriez-vous oublié, mais parmi les 1ers membres fondateurs de notre jeune nation, beaucoup furent des fils qui firent partie de ces groupes de personnes qualifiés de socialement inexistants. Ceci malgré la politique du sectarisme prôné par le 1er régime en défavorisant une bonne partie de notre pays et en favorisant systématiquement nos frères de la zone méridionale. C’est comme ça qu’ils se sont comportés dans nos zones, comme les légitimes héritiers des colons, avec des comportements similaires et même pires. Cela aussi est l’une des causes du début de cette maudite rébellion qui a tout décimé au passage.

Autres anecdotes :

  • Le Président Tombalbaye (paix à son âme) avait missionné un de ses cousins (dont je tairais le nom) pour recruter exclusivement dans la région du moyen chari. Ce dernier est allé recruter exclusivement sur Koumra. Il sera emprisonné et plus tard écarté du pouvoir, car il n’a pas recruté à Bessada.
  • Parmi les 1ères promotions de fonctionnaires envoyés en France dans le but de se former, après leur retour au pays, tous ont été nommés ministres à l’exception d’un ou deux (bien que l’un d’eux soit major de sa promotion). Hasard des choses ou pas, ils sont les seuls à ne pas être de la région méridionale de notre pays et ne sont pas non plus membre du PPTRDA.

Chercher l’erreur !!! Déjà, le Tchad était mal parti, écrivait dans son livre notre illustre frère, Dr Bichara Idriss Haggar.

Je ne cite pas ici les noms des nombreux opérateurs économiques d’alors bien connus dans les grands centres économiques du pays et qui font partie des fils de ce groupe qualifié d’inexistant socialement.

Je ne cite pas ici non plus les noms de ces 1ers intellectuels qui ont contribué à la mise en place de cette jeune nation et qui font partie des fils de ce même groupe.

Je ne cite pas ici non plus les noms de ces valeureux 1ers militaires anciens combattants issus de ce même groupe et qui avec leurs autres frères d’armes, ont participé à la libération de la France et porter ainsi le nom de notre pays jusque dans les rues de l’Alsace Lorraine, en partant de Camp Koufra et en passant par l’Italie, Marseille et Paris. C’est la Division Leclerc ou la Marche du Tchad. Personnellement, je connais les descendants de certains d’entre eux.

Comment comprendre que dans une région où il y a de nombreux sites préhistoriques inscrits dans le patrimoine mondiale de l’Unesco, notamment le site préhistorique de Telli Melou (voir photo ci-après) dont les gravures rupestres dateraient de plus de 10 000 ans qu’il n’y ait pas d’existence sociale ? On se moque de qui là ?

J’ai souvent entendu « Nass al dahaba djo da » ou « Aniina zamane da.«  ou des réflexions similaires. Quand on regarde bien le genre d’individus qui tiennent des propos pareils, c’est des « Djiddo », des acculturés, des gens sans racines, des gens sans attaches du terroir en dehors de leur quartier, etc.

Effectivement, pour ce genre de personnes, tout se limite à leur connaissance, tout tourne autour de N’Djamena ou des grandes villes. Tout ce qui n’est pas à leur portée n’est pas.

Mais comment accepter que des intellectuels, qui sont supposés connaître la réalité, puissent tenir de tels propos.

Ils seraient arrivés au pouvoir par hasard ?

J’ose croire que ce mot hasard est employé dans un autre sens que son sens propre, surtout de la part de mon frère Doki Warou.

Car au Tchad, lors des malheureux événements qu’a connus notre pays, dans les 50 dernières années, aucune personne n’a payé plus lourd tribut que les personnes ici visées.

En effet, cette maudite rébellion s’est nourrie de nos meilleurs fils (ci-joint photo des martyrs) :

Plus de trois générations décimées et sacrifiées sur l’autel de cette maudite et ingrate Nation. Il n’y a pas une seule famille qui n’ait pas offert à cette maudite et ingrate Nation la quasi-majorité (sinon la quasi-totalité pour beaucoup d’entre elles) de ses meilleurs fils. Il n’en reste que des veuves, des orphelins laissés-pour-compte et des vielles personnes anéanties par le chagrin, car elles ont offert leur cœur à cette maudite et ingrate Nation. Tandis que, et heureusement d’ailleurs, beaucoup de familles des autres régions sont restées intactes depuis des générations ; aucun sacrifice ne vaut la peine pour cette maudite et ingrate Nation.

Un ami m’a dit un jour, « Kane Toumoutou, Kane Tahiyo, Aninada Gaïdine Bess. Tedjou Talgona Wa Nakhadoumou Maal djo bess« . Ça c’est le raisonnement des gens qui n’ont rien donné à cette maudite et ingrate Nation.

Cette maudite rébellion s’est nourrie de notre cheptel et de la faune de notre région.

Durant toute son implantation dans la région, la rébellion a confisqué et s’est nourrie du cheptel de beaucoup de familles, contre une promesse de dédommagement à la prise du pouvoir. Malheureusement, beaucoup de familles restent toujours sur cette promesse, car, le dédommagement dépend du vainqueur. Avant la rébellion, cette région était gorgée d’une exceptionnelle faune, composée d’espèces rares et extraordinaires. Tout cela a disparu au profit des différentes rébellions et le reste a été vendangé à la Lybie par nos frères apatrides. Nous nous souvenons bien des va-et-vient des hélicoptères libyens, dans les années 1980 (une autre période sombre de notre pays avec la brève fusion Tchad/Libye) tirant des gigantesques filets dans lesquels on y avait piégé des oryx, des gazelles, des antilopes, voire même des dromadaires, etc. déposés et lâchés dans la partie libyenne du Sahara et bien évidemment avec la complicité de certain de nos propres frères.

Cette maudite rébellion a détruit notre environnement :

  • Nos belles et verdoyantes oasis polluées par des mines,
  • Nos belles et gigantesques montagnes truffées de mines,
  • Nos majestueuses dunes infestées de mines et des cadavres de nos frères et de nos pères,
  • Nos belles et généreuses plaines désertées par la faune (pillées notamment par la Libye) et la flores.

Anecdote : après la victoire de MPS, Gaddafi, pour effacer de la mémoire collective, sa défaite historique infligée par les redoutables militaires de FANT, il a fait récupérer toutes les carcasses de ses engins éparpillées dans le désert Tchadien. Dit-on qu’il a fait faire récupérer plus que des engins ? Dit-on qu’il a détruit tous les plans d’enfouissement des mines ? malgré la convention de Genève sur les mines.

Pour une région qui a donné le meilleur de soi, à cette maudite et ingrate Nation, aujourd’hui, c’est la seule région où il y a zéro Km de route bitumée (à part ce trou perdu qu’est Amdjeress et qui est alimenté par les corbeaux). Après la ville d’Abeché, il n’y a plus rien, désolation sur désolation. Je l’ai vu de mes propres yeux :

Il n’y a ni hôpitaux ni dispensaires dignes de ce nom. Les femmes qui y vivent meurent à la suite d’un accouchement sur la route qui mène aux grandes villes environnantes et les enfants meurent prématurément.

Il n’y a pas d’eau. Nos mères, nos femmes et nos filles vont chercher de l’eau pour des besoins domestiques, à dos d’ânes et à des kilomètres. Quand dans d’autres régions de notre pays il y a des puits munis de pompes à panneaux solaires. Et c’est tant mieux pour eux, au moins eux, ils ont tiré les marrons du feu.

Il n’y a pas d’écoles dignes de ce nom. Les instituteurs affectés dans cette région, n’y vont plus ; soit, ils vaquent à d’autres occupations personnelles et gagnent leurs salaires d’instituteurs, soit ils se font embaucher dans des établissements privés et cumulent ainsi leurs salaires.

Voilà ce que cette Nation maudite et ingrate a fait à cette région qui lui a donné son cœur. Cette région est délaissée et sinistrée par cette maudite et ingrate Nation, ainsi que par ses propres fils, moi y compris.

Est-ce que vous savez que dans d’autres contrées, des reconnaissances individuelles et/ou collectives sont faites aux personnes qui ont rendu service exceptionnel à la nation ?

Par hasard de l’histoire dites-vous ? Et que faites-vous de tout ce sacrifice humaine, financier et environnemental qu’à offert cette région ?

Par hasard de l’histoire dites-vous ? Mais que faites-vous de la contribution de tous ces intellectuels issus de ce groupe, dans la conquête du pouvoir depuis la mise en place des 1ères institutions de notre jeune Nation jusqu’aux périodes de troubles en passant par les différentes rebellions ?

Par hasard de l’histoire dites-vous ? Avez-vous songé une seule seconde, au nombre de martyres qu’a connu cette région pour cette satanée Nation ?

Soyons clairs et entendons-nous bien, je ne dis pas que les autres communautés nationales ne se sont pas sacrifiées, loin de là, bien au contraire.

Alors, en votre âme et conscience, qui a payé autant de tribut ?

Non, non et non. C’est au prix de mille sacrifices, au prix de mille sang versés, au prix de mille larmes, au prix de mille chagrins et au prix de mille sueurs, qu’ils sont au-devant de cette satané scène. Alors certainement pas par hasard de l’histoire. De grâce, un peu de respect pour ces femmes et ces hommes qui ont donné leur bien le plus précieux : leur vie, afin que nous ayons un semblant de quiétude, que le Tchad ne soit pas mangé par la Libye ou qu’il ne soit pas arrimé à cette dernière ou que sais-je encore.

Cela étant dit, soyons clairs et entendons-nous bien, je ne dis pas qu’on ne peut pas ou qu’on ne doit pas accéder au pouvoir si on ne fait pas de sacrifice similaire. Mais ayons tout simplement, le respect et la reconnaissance de ceux qui se sont sacrifiés pour nous.

Hélas vous me diriez qu’ils l’on fait pour eux. Je dirais, oui certainement, mais ils l’on fait aussi pour nous, car, l’intérêt individuel étant dans l’intérêt collectif (A. Smith).

Fraternellement votre,

Saleh GOUKOUNI SEÏD

saleh.goukouni@sfr.fr

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  • Mon cher, Saleh Goukouni, vous avez tout dit et très dit. Chapeau, pour cela. Et si vous me permettez, j’aimerais rappeler à ceux qui pensent que l’histoire du Tchad commence à partir du 1900 (et qui veulent fixer le début de « l’ existence sociale [de certains d’entre nous à partir] des années 1980 », que cette partie du pays avait une expérience de gestion d’Etat de presque 2 milléniums, bien avant l’arrivée des prédateurs (colons) qui n’a duré que juste quelque 60ans.
    Certes, le notre pays traverse une période assez difficile de son histoire, cependant, il ne faut pas que certains de nos compatriotes qui se sentent légitimement frustrés, déplacent le débat.

    Commentaire par Al-Amine Mohammed Abba Seid le 24 janvier 2020 à 9 h 10 min
  • Mon cher, Saleh Goukouni, vous avez tout dit et très bien dit. Chapeau, pour cela. Et si vous me permettez, j’aimerais rappeler à ceux qui pensent que l’histoire du Tchad commence à partir du 1900 (et qui veulent fixer le début de « l’ existence sociale [de certains d’entre nous à partir] des années 1980 », que cette partie du pays avait une expérience de gestion d’Etat de presque 2 milleniums, bien avant l’arrivée des prédateurs (colons) qui n’a duré que juste quelque 60ans.
    Certes, le pays traverse une période assez difficile de son histoire, cependant, il ne faut pas que certains de nos compatriotes qui se sentent légitimement frustrés, déplacent le débat.

    Commentaire par Al-Amine Mohammed Abba Seid le 24 janvier 2020 à 9 h 13 min
  • ….Freres…apres les injustices du 1er regime, les differentes rebellions,….estimez-vous que nous pouvons vivre ensemble? ya-t-il qlq elements qui montrent que les differents groupes ethniques, communautaires, regionales,… peuvent vivre ensemble et former une nation? y a-t-il un signe ?

    Commentaire par vainto le 24 janvier 2020 à 10 h 32 min
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