La nomination de l’ancien opposant Ă  la tĂȘte du gouvernement tchadien est diversement apprĂ©ciĂ©e. Pour Adrien Poussou, elle pose la question, essentielle, de la responsabilitĂ© des leaders dans la marche de leur pays. Et de leur capacitĂ© Ă  s’adapter aux contingences gĂ©opolitiques et gĂ©ostratĂ©giques.

 

Moins d’une semaine aprĂšs l’entrĂ©e en vigueur de la nouvelle Constitution tchadienne, SuccĂšs Masra, l’un des principaux opposants du pays, a acceptĂ© de prendre la tĂȘte du gouvernement. Inutile de dire que cette nomination a suscitĂ© de nombreuses et diverses rĂ©actions, notamment sur les rĂ©seaux sociaux. Comme d’habitude, censeurs et directeurs de conscience y sont allĂ©s de leurs raccourcis.

Les uns se sont Ă©vertuĂ©s Ă  pointer un supposĂ© renoncement du nouveau Premier ministre, qui aurait, selon eux, dĂ©voyĂ© le combat et sali la mĂ©moire des dizaines de manifestants tuĂ©s par balles le 20 octobre 2022 alors qu’ils protestaient contre le maintien des militaires au pouvoir Ă  l’issue des dix-huit premiers mois de la transition. Les autres n’ont pas hĂ©sitĂ© Ă  tirer des conclusions dĂ©finitives : « le transformateur » sera « transformĂ© » Ă  son tour. Allusion Ă  peine voilĂ©e au prĂ©sident Mahamat Idriss DĂ©by Itno, qui aurait retournĂ© son adversaire, ainsi qu’à la dĂ©nomination du parti de SuccĂšs Masra, Les Transformateurs.

FlÚches empoisonnées

Ce n’est pas un hasard si c’est dans les rangs des nĂ©o-panafricains du numĂ©rique, ces activistes au discours clivant et Ă  la russophilie assumĂ©e, que l’on a recensĂ© les charges les plus violentes et les flĂšches les mieux empoisonnĂ©es contre le nouveau Premier ministre tchadien. À l’évidence, la dĂ©cision de SuccĂšs Masra de rejoindre la transition en cours n’entre pas dans les plans de tous ceux qui Ɠuvrent en coulisse pour le dĂ©raillement du processus, Wagner et compagnies en tĂȘte.

À ceux qui ne s’en souviendraient pas, je rappelle que, en fĂ©vrier 2023, le quotidien amĂ©ricain The Wall Street Journal a rĂ©vĂ©lĂ© que le patron du groupe paramilitaire russe avait offert aux rebelles tchadiens un soutien matĂ©riel et opĂ©rationnel afin de faire tomber le gouvernement de N’Djamena. Une opĂ©ration qui pourrait inclure, prĂ©cisait une source interrogĂ©e par le journal, l’élimination du prĂ©sident Mahamat Idriss DĂ©by Itno.

Et quand, au mois de mai de la mĂȘme annĂ©e, plusieurs groupes armĂ©s tchadiens ont sollicitĂ© un camp d’entraĂźnement auprĂšs du prĂ©fet de la Vakaga, rĂ©gion situĂ©e Ă  la frontiĂšre entre la RĂ©publique centrafricaine et le Tchad, les circonspections qu’on pouvait avoir Ă  la suite des rĂ©vĂ©lations du quotidien amĂ©ricain ont Ă©tĂ© balayĂ©es. La proximitĂ© des mercenaires du groupe Wagner avec certains leaders de l’opposition armĂ©e du Tchad ne faisait plus aucun doute. Vraisemblablement, le dĂ©cĂšs d’Evgueni Prigogine, fondateur du groupe paramilitaire russe, dans un mystĂ©rieux accident d’avion, le 23 aoĂ»t 2023, n’y a rien fait.

Wagner et compagnies ont toujours les actuelles autoritĂ©s tchadiennes dans leur ligne de mire. Mieux, ils auraient prĂ©fĂ©rĂ© disposer de la « carte Masra » dans leur jeu pour les besoins de la dĂ©stabilisation du Tchad. Sinon, ils n’auraient pas ainsi lĂąchĂ© leurs porte-flingues des rĂ©seaux sociaux contre l’ex-opposant. Car l’une des particularitĂ©s des activistes pro-russes, en plus d’ĂȘtre la voix de leur maĂźtre de Moscou, est de voler en escadrille. On connaĂźt dĂ©sormais leur mode opĂ©ratoire.

Patriotisme authentique

Mais au-delĂ  de la violente campagne de dĂ©nigrement orchestrĂ©e contre SuccĂšs Masra, dont il est d’ailleurs aisĂ© de deviner les ressorts, se pose la question de la responsabilitĂ© des leaders politiques dans la marche historique de leur pays. En l’espĂšce, c’est pour ĂȘtre utile Ă  son pays et au peuple tchadien que l’ex-opposant a acceptĂ© le poste de Premier ministre. Une dĂ©cision qui s’inscrit dans le droit fil de son combat politique et qui est cohĂ©rente avec la nouvelle stratĂ©gie qu’il a adoptĂ©e, laquelle a permis son retour d’exil, le 3 novembre 2023, Ă  la suite de la signature d’un accord de rĂ©conciliation Ă  Kinshasa, Ă  la fin du mois d’octobre dernier.

Lorsque, quelques jours avant le rĂ©fĂ©rendum, le chef des Transformateurs a appelĂ© publiquement ses compatriotes a votĂ© en faveur de la nouvelle Constitution, les observateurs avisĂ©s ont vu dans ce tournant dĂ©cisif un rĂ©alisme fĂ©cond. Car le manque de luciditĂ© ou encore l’incapacitĂ© Ă  Ă©valuer les rapports de force et Ă  changer son fusil d’épaule sont les pires choses qui peuvent arriver Ă  un homme politique. Savoir s’adapter aux circonstances et aux contingences gĂ©opolitiques et gĂ©ostratĂ©giques sont des qualitĂ©s recherchĂ©es chez tous les leaders. Mais, plus que tout, s’abstenir d’entraĂźner son pays, ses partisans, dans la voie de l’instabilitĂ© chronique est la preuve d’un pragmatisme politique et d’un patriotisme authentique.

Si, Ă©tymologiquement, ministre signifie « serviteur », SuccĂšs Masra est en plein dans son engagement, celui d’ĂȘtre au service du Tchad. Le reproche rĂ©current que l’on adresse au nouveau Premier ministre est sa rigiditĂ© et une certaine propension Ă  l’outrance. Maintenant qu’il a dĂ©cidĂ© de contribuer Ă  maintenir l’indispensable stabilitĂ© de son pays en prenant toute sa part dans sa gestion, ceux qui lui faisaient grief d’un manque de rĂ©alisme l’accusent de faire le jeu du pouvoir. C’est Ă  en perdre le nord.

Écrire l’Histoire

En posant ses valises Ă  la primature, SuccĂšs Masra cesse d’agir comme un leader syndicaliste habituĂ© Ă  dresser la liste stĂ©rile de ses revendications pour se glisser dans la peau d’un homme d’État aux prises avec les difficultĂ©s quotidiennes de ses compatriotes, et en quĂȘte de solutions concrĂštes pour les rĂ©soudre. Ce qui est beaucoup plus gratifiant que les joutes oratoires et les manifestations. De plus, sur le plan strictement personnel, il rĂ©alise une excellente opĂ©ration.

En tant que chef du gouvernement, SuccĂšs Masra tord le cou aux dĂ©tracteurs le prĂ©sentant comme un leader citadin connu des seuls habitants de la capitale. Il est clair que sa nouvelle fonction lui permettra de connaĂźtre le Tchad profond et de bĂ©nĂ©ficier d’une ample exposition mĂ©diatique. Par ailleurs, il refera son retard vis-Ă -vis des autres leaders politiques qui partagent avec lui le mĂȘme bassin Ă©lectoral du sud, Ă  l’instar de son prĂ©dĂ©cesseur Ă  la primature, Saleh Kebzabo, naguĂšre irrĂ©ductible opposant devenu lui aussi Premier ministre.

En rĂ©alitĂ©, on ne sera fondĂ© Ă  critiquer le nouveau Premier ministre tchadien qu’au moment oĂč il montrera des signes d’essoufflement ou quand il sera dĂ©passĂ© par les charges de sa fonction, et qu’il aura perdu son Ăąme dans de triviales manƓuvres politiciennes. En attendant, il serait judicieux de le laisser Ă©crire l’Histoire, qui est finalement la rencontre d’un homme avec un ou plusieurs Ă©vĂ©nements.

Le Tchadanthropus-tribune avec Jeune Afrique

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