Transition démocratique, influence de Wagner, militaires au pouvoir… L’ancien Premier ministre tchadien revient pour Jeune Afrique sur les tensions qui traversent la région.

L’ACTU VUE PAR – Lorsqu’il nous rejoint dans le lobby de son hôtel parisien, proche de l’effervescente gare Saint-Lazare, Albert Pahimi Padacké est un homme décontracté. L’ancien Premier ministre tchadien a troqué son habituel costume-cravate pour une chemise plus informelle, et sa fonction de chef du gouvernement contre celle de président du conseil de régulation de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). Remplacé après un an et demi à la tête de la transition, une semaine avant les manifestations du 20 octobre – qui se sont soldées par la mort d’au moins une cinquantaine de personnes et l’arrestation de plusieurs centaines d’autres –, l’homme politique a consacré les premiers mois de sa nouvelle vie à l’écriture de son premier ouvrage, L’Afrique empoisonnée*. Fort de son expérience au pouvoir, Albert Pahimi Padacké y dresse un état des lieux sombre du continent africain et des crises qu’il traverse.

JE VOIS LES JEUNES BAISSER LE DRAPEAU FRANÇAIS POUR HISSER LE DRAPEAU RUSSE

La genèse du livre remonte à plusieurs années, entre deux passages par la Primature. Dans les années 1990, sous la présidence d’Idriss Déby Itno, l’homme d’État s’est en effet vu confier plusieurs ministères, avant de diriger le gouvernement à partir de 2016. Le poste de Premier ministre, supprimé par la Constitution de 2018, est réinstauré par Mahamat Idriss Déby Itno, lorsque celui-ci s’installe à la présidence quelques jours après la mort de son père. Et c’est à Albert Pahimi Padacké que, le 2 mai 2021, le nouveau chef d’État tchadien choisit de confier à nouveau la Primature. Et quand il ne dirige pas un gouvernement ou un ministère, Albert Pahimi Padacké mène des missions d’observations électorales en République démocratique du Congo ou encore au Sénégal, sous l’égide de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ou de l’Union africaine.

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Ces mandats l’ont conduit à mener une réflexion sur la tenue des élections dans le continent, facteurs de paix ou de conflits selon la manière dont elles sont organisées. Ainsi que sur la prévention de ces conflits en amont, dont il tente également dans son essai de définir les mécanismes. Déjà trois fois candidat à l’élection présidentielle, l’ancien Premier ministre livre à Jeune Afrique son analyse de la politique africaine, et en particulier au Tchad, où il compte bien se présenter lors de la présidentielle qui se profile à l’horizon 2024.

Jeune Afrique : Dans votre ouvrage, vous faites, dès les premières pages, le constat suivant : « Sans paix, l’Afrique court au désastre ». Limitation des mandats, séparation des pouvoirs, élections transparentes… Quelles sont pour vous les solutions pour établir cette « paix » ?

Albert Pahimi Padacké : L’être humain, par nature, veut du changement. Tant que notre gouvernance ne permet pas d’organiser une alternance pacifique, les populations seront en quête de ce changement et leurs ambitions finiront par s’exprimer de manière violente. Plus que la limitation des mandats, c’est la limitation de la durée au pouvoir qui est donc importante, afin de donner aux peuples d’autres horizons. Il en est de même pour la transparence et l’absence de corruption durant les scrutins.

Réussir l’alternance, c’est créer les conditions de la redevabilité des dirigeants vis-à-vis de l’opinion. Et c’est lorsque l’on doit rendre des comptes que l’on est conduit à travailler dans l’intérêt de la population.

Au Tchad, certains préconisent une répartition du pouvoir selon des équilibres régionaux, appelant à plus de représentativité du Sud. L’opposant Succès Masra évoque, par exemple, la possibilité d’un « ticket » inclusif. Le Tchad doit-il évoluer vers une forme de fédération ? 

Avec la colonisation, les populations se sont retrouvées agrégées à l’intérieur d’un territoire aux limites définies artificiellement. Les premiers dirigeants africains n’ont pas remis en cause le tracé des frontières, mais plutôt adopté le principe d’intangibilité hérité de la colonisation. Aussi, lorsque de nombreuses communautés vivent au sein d’un même État, comment faire pour que le mode de gouvernance ne soit pas une source de conflit ?

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Selon moi, il est nécessaire d’établir une gouvernance adaptée pour que l’ensemble des communautés se sentent concernées et représentées. L’approche de l’État unitaire et centralisé de type jacobin, hérité lui aussi de la colonisation, n’a pas fonctionné. Au Tchad, on ne peut pas nier le sentiment d’exclusion qui s’exprime de toutes parts. Instaurer un schéma de ticket électoral – sans entrer dans une simplification Nord-Sud –, permettrait effectivement de réconcilier les communautés par le suffrage universel.

En octobre dernier, le président de la transition, Mahamat Idriss Déby Itno, a prolongé de deux ans la durée maximum de la transition, déclenchant les manifestations du 20 octobre. Comment envisagez-vous la transition démocratique au Tchad, vous qui en avez été un acteur ? 

De mon point de vue, ajouter vingt-quatre mois supplémentaires à la période de transition n’était pas exagéré. Il faut regarder cela dans le contexte : comme dans toute transition, vous avez affaire à deux types de personnes, ceux qui étaient déjà au pouvoir avant et font tout pour garder leurs privilèges, et ceux qui sont impatients de voir leur heure arriver. C’est peut-être cette impatience qui a entraîné les événements du 20 octobre.

Au Tchad, le défi principal pour la deuxième phase de la transition est de réussir l’inclusivité électorale. Pour cela, le processus menant au scrutin doit être transparent et sincère. Les Tchadiens élus seront ainsi véritablement issus du peuple.

Vous avez mené le dialogue national qui s’est tenu jusqu’en octobre 2022. On a parlé d’un « dégel » au Tchad, et d’un éventuel retour de Succès Masra, sans qu’il ne se concrétise.  La nomination du Premier ministre, Saleh Kebzabo, est-elle selon vous un plan d’action suffisant pour répondre aux revendications de l’opposition ?

J’assume totalement l’idée qui a prévalu lors de l’organisation du dialogue national : rassembler les fils et les filles du Tchad pour réfléchir sur l’avenir de leur pays, à l’occasion de la transition. Mais dès lors que les discussions se sont ouvertes, ce qui s’est décidé n’est pas de mon ressort. C’est la souveraineté du dialogue qui a prévalu.

« La prise de pouvoir par l’armée, pour quelque motif que ce soit, se traduit généralement par un recul démocratique, surtout quand elle s’y maintient longtemps », écrivez-vous dans votre livre. L’imbrication entre armée et pouvoir, que l’on voit dans plusieurs pays, dont le Tchad, est-elle amenée à se pérenniser ?

L’armée n’a pas vocation à faire de la politique durablement. Dans nos pays, la structure de l’armée ne permet pas de représenter toutes les composantes ni la diversité de la nation. Avec des compositions souvent pratiquement ethniques, elle se retrouve plutôt dans un rôle de milice à la solde du pouvoir en place, incapable de défendre la démocratie ou de garantir les résultats électoraux. Pour que la démocratie s’enracine en Afrique, l’armée doit être investie d’une mission républicaine.

SI NOUS CONSIDÉRONS QUE LES FRANÇAIS NE SERVENT PAS L’INTÉRÊT DE L’AFRIQUE, CE NE SONT PAS LES RUSSES QUI VONT LE FAIRE

D’après les informations de Jeune Afrique, les services tchadiens s’inquiètent d’une potentielle rébellion à la frontière centrafricaine, qui pourrait s’appuyer sur les mercenaires de Wagner. Comment analysez-vous cette montée en puissance de l’influence russe, concomitante avec la baisse d’influence de la France, fortement critiquée par une partie de l’opinion publique africaine ? 

Le retrait des forces françaises de la Centrafrique a créé un vide que Bangui a comblé en faisant appel aux Russes : nous sommes dans le sillage d’une « guerre froide ». Quand je regarde les manifestations des jeunes africains aujourd’hui, je les vois baisser le drapeau français pour hisser le drapeau russe. Comment vouloir l’indépendance de l’Afrique en sortant d’une dépendance ancienne pour entrer dans une dépendance nouvelle, sans en connaître les conséquences ou avantages à l’avenir ? Si les Africains, notamment francophones, pensent que la politique française est à revoir, il faut en discuter avec le partenaire français plutôt que de vouloir traiter avec une autre puissance. Si nous considérons que les Français ne servent pas l’intérêt de l’Afrique, ce ne sont pas les Russes qui vont le faire.

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Dans des pays où la jeunesse est aux prises avec les difficultés du quotidien, lorsque cette jeunesse fait des reproches de fond et qu’elle voit son dirigeant accueilli sur le perron de l’Élysée, les reproches se répercutent, par ricochet, sur les dirigeants français. La relation entre la France et les pays africains doit quitter le terrain des élites dirigeantes pour le village des peuples. Le jour où la coopération prendra en compte les aspirations légitimes des jeunesses africaines, il n’y aura plus de problème.

Jeune Afrique

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