28 août 2024 #TCHAD #Politique : Au Tchad, Mahamat Idriss Déby Itno, un président à l’heure des choix.
Comme chaque année ou presque, les eaux du Chari ont débordé les fragiles digues de N’Djamena, la capitale du Tchad. Après les pluies torrentielles de la fin de juillet – bénédiction synonyme de destruction –, plusieurs quartiers de la ville se sont retrouvés sous l’eau. Là où, quelques semaines plus tôt, les Tchadiens remplissaient leur devoir de citoyen lors de l’élection présidentielle, la boue et le fleuve ont déferlé.
Une majorité à construire
Mahamat Idriss Déby Itno ne peut que constater les dégâts. Le 2 août, le président a pris place dans un hélicoptère et survole sa capitale. Quelques heures plus tard, il convoque en urgence les ministres concernés pour trouver une réponse à cette catastrophe naturelle provoquée par l’arrivée tant attendue des pluies. Tapant du poing sur la table, il met « en garde ceux qui récupèrent ces catastrophes à des fins politiques ».
Si Mahamat Idriss Déby Itno a pris de la hauteur en survolant N’Djamena, il n’en reste pas moins engagé dans des joutes politiques qui n’ont pas pris fin avec son élection au premier tour de la présidentielle de mai. Devenu, certes, chef de l’État de plein exercice après avoir été durant trois ans président de transition, le fils du défunt Idriss Déby Itno doit notamment achever de se construire une majorité avec laquelle gouverner.
Le 29 décembre, les Tchadiens iront aux urnes pour la deuxième fois en sept mois, à l’occasion des élections législatives et sénatoriales. Et la bataille a d’ores et déjà commencé pour les différents partis politiques. Le Mouvement patriotique du salut (MPS, parti au pouvoir, fondé par Idriss Déby Itno) entend bien conserver son leadership et placer les siens à la tête des deux chambres parlementaires.
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« Le MPS a mené la campagne de Mahamat Idriss Déby Itno pour la présidentielle, pas même en mettant sur la table de gros moyens financiers. Le parti va donc chercher à récolter les fruits de ce soutien et à rasseoir de nouveau sa mainmise sur le pays », explique un politologue tchadien. Le parti, fragilisé par la mort d’Idriss Déby Itno, en 2021, et son secrétaire général, Mahamat Zene Bada, ont en effet à nouveau su se rendre indispensables.
Le Premier ministre nommé en mai dernier, Allamaye Halina, est d’ailleurs issu des rangs du MPS – même s’il a dans sa jeunesse entretenu des proximités avec l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR) de Saleh Kebzabo. Mais les vérités de mai 2024 seront-elles celles de décembre ? Dans les états-majors, ils sont plusieurs à faire le pari inverse et à imaginer que Mahamat Idriss Déby Itno pourrait, après les scrutins législatifs et sénatoriaux, changer de stratégie.
Des ambitieux à contenir
Allié de Mahamat Idriss Déby Itno lors de la présidentielle, l’UNDR espère s’offrir une place au soleil de ce premier mandat. Saleh Kebzabo n’a jamais digéré de n’avoir pas pu occuper le poste de Premier ministre jusqu’au bout de la transition et d’avoir été remplacé par un de ses cadets, Succès Masra, en janvier 2024. S’il a 77 ans, l’ancien candidat à la présidentielle et actuel médiateur de la République n’a pas dit adieu à l’ambition politique, pour son parti ou pour lui-même.
Succès Masra, leader des Transformateurs, n’a pas non plus l’intention de rester sur le coup d’arrêt subi lors de la dernière présidentielle. Alors qu’il espérait au minimum provoquer un second tour, il n’a pu recueillir que 18,53 % des suffrages exprimés, selon des résultats officiels qu’il a contestés, en vain. Revenu d’exil à la fin de 2023, il travaille toujours à l’implantation de son parti, dont il veut faire la première force d’opposition à l’Assemblée nationale.
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Conscient de l’importance financière d’une présence au gouvernement et avec la présidentielle suivante déjà en tête, l’économiste n’aurait pas non plus dit adieu à la primature, lui qui a assumé pendant quatre mois, début 2024, de s’afficher en partenaire de Mahamat Idriss Déby Itno afin de, selon ses termes, « faire atterrir l’avion tchadien à l’aéroport de la démocratie ». L’actuel Premier ministre, Allamaye Halina, a confié à ses proches sentir le souffle des ambitieux sur sa nuque.
Dans ces joutes, Mahamat Idriss Déby Itno a la majorité des cartes en main. S’il peut sentir le besoin de ménager un MPS qui lui a offert son élection, il a aussi le loisir d’offrir des accords électoraux, en laissant le champ libre à un allié, comme l’UNDR, dans certaines circonscriptions, notamment du sud du pays. Le président peut donc en grande partie dessiner les futurs visages des deux chambres et de son premier mandat.
En froid avec la France
Le 2 août, alors qu’il survole une capitale sous les eaux, Mahamat Idriss Déby Itno sait aussi que, si la politique nationale s’annonce chargée à la fin de 2024, c’est surtout au niveau international que des choix vont s’imposer. Alors qu’il avait prévu de se rendre en France en juillet et qu’il aurait pu, comme le Camerounais Paul Biya, venir assister à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, le Tchadien a finalement choisi de faire l’impasse.
Il fait en effet l’objet, en France, d’une enquête du Parquet national financier (PNF) pour des soupçons de biens mal acquis, notamment liés à l’achat de nombreux costumes à un tailleur français mais élargie au patrimoine immobilier de sa famille. Révélée début juillet, l’existence de ces investigations a une nouvelle fois fait monter les tensions entre Paris et N’Djamena, alors même qu’Emmanuel Macron s’était évertué à les faire redescendre en dépêchant au Tchad, en mars 2024, son envoyé spécial Jean-Marie Bockel.
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« Si Déby Itno venait en France avec une délégation, qu’est-ce qui empêcherait le PNF de chercher à entendre certains de ses membres qui ne seraient pas protégés par une quelconque immunité ? » interroge une source proche de la diplomatie française. Mahamat Idriss Déby Itno a bel et bien quitté N’Djamena en juillet, mais pour se rendre en terres égyptiennes, où il a rencontré Abdel Fattah al-Sissi, et en Mauritanie, pour l’investiture de Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani.
Une partie de son entourage n’a pas vu d’un mauvais œil ce renoncement à une visite en France. Francosceptiques et russophiles, ces conseillers y ont vu l’occasion de montrer à Moscou que la présidence du Tchad n’honorerait pas de sa présence une cérémonie et des Jeux olympiques dont la Russie avait été exclue. L’occasion de relancer le débat qui sévit autour de Mahamat Idriss Déby Itno : doit-il privilégier un rapprochement avec Moscou ou poursuivre des alliances plus « traditionnelles » ?
Le Kremlin en embuscade
Avec un œil rivé sur l’Alliance des États du Sahel (AES) – composée du Mali, du Burkina Faso et du Niger, alliés du Kremlin – et une oreille à l’écoute de conseillers présumés russophiles, tels qu’Idriss Youssouf Boy, directeur de cabinet, et Mahamat Ahmat Alhabo, secrétaire général de la présidence, Mahamat Idriss Déby Itno envisage ses options. Récemment, il a aussi dépêché à Paris un autre de ses conseillers, Ahmed Kogri, ancien patron des renseignements, pour prendre le pouls de la diplomatie française.
Basculera-t-il du côté de Paris ou de celui de Moscou ? La question est sur toutes les lèvres, tandis que lui-même affirme que « le Tchad n’a pas vocation à se retrouver en position d’esclave » et tente de faire monter les enchères du multilatéralisme auprès de ses potentiels alliés. Inquiété par la crise au Soudan, dans laquelle des rébellions pourraient retrouver force et financement pour le combattre, le président tchadien a fait savoir aux Français qu’il tenait à leur dissuasion militaire, notamment aérienne.
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Un temps tenté de réduire sa présence au Tchad, Paris a finalement fait savoir qu’il n’en serait rien. Quant aux États-Unis, ils ont récemment réaffirmé que le Tchad était au cœur de leur stratégie sécuritaire africaine. Mais Moscou, bien aidé par ses supplétifs de l’ex-groupe Wagner et qui espère pouvoir profiter de bouleversements électoraux à Paris et Washington, pousse ses pions, en s’appuyant sur ses réseaux en Libye, en Centrafrique et au Soudan. Son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a d’ailleurs effectué une visite remarquée à N’Djamena en juin.
Une menace intérieure à ne pas négliger
« C’est à qui va offrir le plus de garanties sécuritaires au pays, mais aussi au président », explique un ancien conseiller de Mahamat Idriss Déby Itno. « Le président doit aussi faire attention à la menace intérieure », ajoute cette source. Une « menace » née, en partie, de la mort, le 28 février 2024, d’un des cousins zaghawas du chef de l’État et éphémère candidat à la présidence, Yaya Dillo Djerou, dans un assaut de l’armée tchadienne sur le siège de son parti. « Cela a laissé des traces chez les Zaghawas », résume cet ex-conseiller.
Anciens rebelles ralliés à Mahamat Idriss Déby Itno, les frères Timan et Tom Erdimi – le second étant ministre de l’Enseignement supérieur –, oncles de Yaya Dillo Djerou et représentants de la branche paternelle de la famille, n’ont ainsi pas renoncé à réclamer la diyya, le prix du sang de la jurisprudence coranique. Quant au côté maternel du clan, il est, de l’aveu d’un proche, dans une posture encore plus radicale.
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Certains groupes issus de la communauté zaghawa – prompts à se rebeller contre un président qui est aussi issu de l’ethnie gorane par sa mère – ont rejoint le frère de Yaya Dillo Djerou, Ousmane Dillo, qui a pris les armes au Darfour aux côtés des Forces de soutien rapides de Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemetti ». Plusieurs rencontres de conciliation ont eu lieu entre des hautes personnalités zaghawas, ces derniers mois, afin de faire redescendre les tensions.
Mais l’éventualité d’un règlement par les armes n’est pas écartée et est évoquée par des protagonistes de premier plan, à N’Djamena ou à Paris. Conscient de cet état de fait, Mahamat Idriss Déby Itno a accéléré la montée en puissance et le recrutement au sein des Forces d’intervention rapides (FIR), pour faire pendant à la toute-puissante Direction générale de la sécurité des services de l’État (DGSSIE), dont il est pourtant lui-même issu. La première année de mandat pourrait aussi être celle de tous les dangers.