« L’Afrique selon Macron » (4/7). Le 23 avril dernier, le président français arrive au Tchad pour assister aux funérailles d’Idriss Déby Itno, avalisant l’arrivée au pouvoir de son fils. Ce jour-là, c’est clair : Paris a autant besoin de N’Djamena que N’Djamena de Paris.

[Série] L’Afrique selon Macron

Ce 19 avril, une rumeur insistante circule dans les couloirs les plus secrets de la politique franco-africaine. Il y a ceux qui n’osent pas la formuler à haute voix et ceux qui ne veulent tout simplement pas y croire… Mais l’histoire progresse, d’une personne « ayant à en connaître » à une autre : Idriss Déby Itno aurait été tué dans des combats opposant son armée aux rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT). À Paris, le boulevard Mortier, siège de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), est en alerte.

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La « piscine » – l’autre surnom du lieu, hérité de l’enceinte sportive située non loin de ses locaux – a ses grandes oreilles sur place. À N’Djamena, outre ses propres officiers, elle entretient d’excellents rapports avec Ahmed Kogri. Le patron de l’Agence nationale de sécurité (ANS) a effectué une partie de sa carrière en France et a été formé à la DGSE. Pour Mortier, le puissant Kogri est un vieil ami. Alors, quand la télévision nationale tchadienne officialise la disparition du maréchal, le 20 avril vers midi, la DGSE a quelques heures d’avance.

Famille françafricaine

Idriss Déby Itno est en réalité décédé depuis au moins trente-six heures, après avoir été victime, dans la nuit du 18 au 19 avril, d’une blessure par balles dans le Kanem, province du nord-ouest du pays. Mais, alors que le corps du président repose au palais et que les Tchadiens ne savent encore rien du drame, la politique a d’ores et déjà repris ses droits. Un conseil de « famille » s’est réuni à N’Djamena, où les membres de la famille Déby et les hauts gradés de l’armée ont entériné leur prise en main du pouvoir. Haroun Kabadi, le président de l’Assemblée nationale et intérimaire du défunt selon la Constitution, n’a pas insisté.

EMMANUEL MACRON ET JEAN-YVES LE DRIAN DÉBARQUENT À N’DJAMENA POUR RENDRE UN DERNIER HOMMAGE AU DÉFUNT MARÉCHAL

Sitôt le décès officialisé, l’Assemblée et le gouvernement sont dissous. Une transition de dix-huit mois est mise en place avec, à sa tête, l’un des fils de feu Idriss Déby Itno, Mahamat Idriss Déby. L’opposition et la société civile crient à la confiscation du pouvoir, mais le Quai d’Orsay et Jean-Yves Le Drian – qui n’a jamais caché son amitié pour le disparu – prennent acte. À l’Élysée, Emmanuel Macron fait de même. Trois jours plus tard, le président français et son ministre des Affaires étrangères débarquent sur le tarmac de l’aéroport de N’Djamena pour rendre un dernier hommage au défunt maréchal.

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Ce 23 avril, alors qu’Emmanuel Macron s’avance sur le tapis de cérémonie déployé pour l’occasion, il est le seul président « occidental » à avoir fait le déplacement. Il ne paraît pas particulièrement tendu, esquisse même quelques sourires. À sa gauche, Mahamat Idriss Déby – qui n’a pas encore ajouté Itno à son patronyme – a revêtu son uniforme de général quatre étoiles et son béret rouge. Derrière eux, plusieurs membres du Conseil militaire de transition sont eux aussi présents. Jean-Yves Le Drian également, qui chuchote à l’oreille du chef de l’État français. L’ancien ministre de la Défense, habitué du Tchad, est comme chez lui au cœur de la famille « françafricaine ».

« Peu de suspense »

Le jour-même, Emmanuel Macron s’est réuni à N’Djamena avec le nouveau maître du Tchad et les présidents burkinabè Roch Marc Christian Kaboré, nigérien Mohamed Bazoum et mauritanien Mohamed Ould Ghazouani. Dans un communiqué commun, ils ont alors exprimé leur « soutien au processus de transition civilo-militaire pour la stabilité de la région ».

« Il n’y avait pas d’autre solution réaliste », explique une source à l’Élysée. « Les rebelles qui avaient tué Idriss Déby Itno menaçaient encore l’intégrité territoriale et la stabilité du pays, ajoute un diplomate français. Il fallait un pouvoir suffisamment fort et capable de prévenir l’implosion du Tchad. » Les jours suivant les obsèques, Jean-Yves Le Drian n’a d’ailleurs de cesse de répéter ces arguments à ses interlocuteurs.

On attendait autre chose d’Emmanuel macron. Au fond, la France légitime une prise de pouvoir familiale et militaire

Contacté durant ces jours fatidiques, l’un des leaders de la société civile nous faisait part de sa déception : « On attendait autre chose d’Emmanuel Macron. Au fond, la France légitime un coup d’État, une prise de pouvoir familiale et militaire, au mépris d’une Constitution. » « Il faut se remettre dans le contexte, tempère notre source diplomatique. En avril 2021, la France a déjà des difficultés avec la junte qui a renversé Ibrahim Boubacar Keïta au Mali. Elle sait aussi que le Burkina Faso peut basculer. Au Sahel, et notamment au sein du G5 Sahel, il ne reste donc plus que la Mauritanie et, surtout, le Niger et le Tchad. »

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Le Tchad est en outre le centre opérationnel de l’opération Barkhane, tout autant qu’il est un acteur incontournable dans le dossier de la crise en Libye. « Paris a tout de même insisté sur la nécessité d’inclure des civils dans la future transition, et N’Djamena a plus ou moins monnayé le maintien de ses troupes au sein du G5 Sahel, résume un acteur du dossier. Il n’y a pas eu beaucoup de suspense. Emmanuel Macron avait besoin des Tchadiens pour se désengager un peu du Sahel, et Mahamat Idriss Déby Itno ne voulait pas d’une rupture avec les Français, qui ont souvent défendu son père contre les rébellions. »

Principe de réalité

« Paris n’a pas vu la mort d’Idriss Déby Itno et sa succession comme un coup d’État. Il y a une forme de continuité dans la politique tchadienne, explique un ambassadeur ouest-africain. Les Français étaient prêts à prendre acte du sixième mandat de Déby père. À la place, ils ont avalisé la prise de pouvoir de Déby fils pour les mêmes raisons stratégiques. »

Emmanuel Macron a-t-il été rattrapé par la realpolitik, ce fameux autel où ont été sacrifiés tant de vœux pieux ? Si, au Tchad, le président français a affiché un soutien calculé aux militaires, il est apparu beaucoup plus offensif au Mali, multipliant les condamnations tout au long de l’année 2020 et soutenant la CEDEAO dans son bras de fer avec Bamako, Assimi Goïta et Sadio Camara.

« Les deux situations étaient différentes, justifie un proche d’Emmanuel Macron. Au Tchad, ce n’était pas un coup d’État militaire mais la mort du président en exercice, dans une situation particulière. Et, au Mali, nous avons essayé de travailler avec la junte pendant de longs mois, mais cela n’a pas fonctionné. Les Tchadiens ne sont pas forcément exemplaires, mais la transition tient et l’espace politique s’ouvre, ce qui n’a pas été le cas au Mali, où la junte s’est clairement radicalisée. »

 Est-ce que c’est la même personne qui disait aux jeunes africains qu’ils devaient défendre la démocratie ?

Pourtant, le reproche du « deux poids, deux mesures » colle à la peau du chef de l’État français, qui avait su, un jour de discours à Ouagadougou en novembre 2017 ou encore à Montpellier quatre ans plus tard, susciter les espoirs des opinions publiques africaines.

Le rapport de la France à l’Afrique est-il « en train de changer profondément », comme Emmanuel Macron l’affirmait au sommet Afrique-France en octobre 2021 ? Ou la realpolitik a-t-elle inexorablement repris le dessus ? En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara a été reconduit pour un troisième mandat controversé, tout comme avant lui le Guinéen Alpha Condé, déposé par son armée depuis. « On a très peu entendu la France s’y opposer. Pourquoi ? Est-ce que c’est la même personne qui disait aux jeunes Africains qu’ils devaient défendre la démocratie et l’État de droit ? », s’interroge un acteur de la société civile ouest-africaine.

« Un président a d’abord besoin d’alliés »

Régulièrement critiqué pour ne pas avoir tenu la promesse de Ouagadougou et pris le parti des sociétés civiles, Paris se défend d’avoir soutenu l’un ou l’autre des troisièmes mandats ouest-africains. « En Côte d’Ivoire, nous avons toujours été clairs : la décision initiale d’Alassane Ouattara aurait dû être de ne pas se représenter et nous avions même fait un travail discret pour le pousser dans cette voie, confie une source proche de la présidence française. Mais le décès d’Amadou Gon Coulibaly, qui aurait pu lui succéder, a tout changé. » À Conakry, Paris n’a également pas vu d’un mauvais œil les critiques à l’encontre des ambitions d’Alpha Condé, notamment lorsqu’elles étaient formulées par le Nigérien Mahamadou Issoufou.

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Mais les Français sont, là aussi, restés discrets, leurs services de renseignement et leurs grands patrons se chargeant de rappeler aux décideurs politiques l’importance du port de Conakry pour certains groupes hexagonaux. “Il y a pu y avoir des initiatives en sous-main pour trouver un successeur à Alpha qui convienne aux intérêts français. Mais ça ne pouvait pas aller trop loin en raison des intérêts économiques de certains grands groupes. Dans tous les cas, on est toujours dans la realpolitik, même si on peut parfois la concilier avec la défense de certaines valeurs », explique une source sécuritaire à Paris. « La Françafrique, Macron ne la supporte pas. Mais il est président et un président a d’abord besoin d’alliés dans un contexte de crise », conclut un diplomate.

« Est-ce que Paris a le luxe d’être une autorité morale ? Non. Et, de toute façon, doit-il l’être ? C’est aux Africains de prendre ces positions », ajoute cette source française. En novembre 2020, alors qu’il était en visite au Niger, Jean-Yves Le Drian déclarait que « la qualité des élections » dans le pays, prévues un mois plus tard, serait « une référence pour toute l’Afrique ». « Quel message est-ce que cela envoie ? Est-ce que ce n’est pas un blanc-seing donné au parti au pouvoir ? », soupire un leader de la société civile à Niamey. Mohamed Bazoum, élu malgré les contestations d’une partie de l’opposition, est aujourd’hui, avec Mahamat Idriss Déby Itno, le principal allié de Paris au Sahel.

Jeune Afrique