Le 20 avril 2021, le décès du maréchal était annoncé à la télévision nationale tchadienne. Depuis, une transition s’est installée. À sa tête, Mahamat, le fils du défunt président. Changement d’ère ou continuité ? Plongée au milieu du gué… et au cœur du pouvoir.

Ce 1er avril 2022, sur le tarmac de l’aéroport d’Abuja, Mahamat Idriss Déby Itno s’avance, tout de blanc vêtu, masque et couvre-chef compris, le long du tapis rouge déployé pour lui. Encadré de gardes en uniforme vert, il longe une triple rangée de soldats au garde-à-vous. Muhammadu Buhari, lui aussi vêtu d’une tenue d’un blanc immaculé, l’attend. Le chef de l’État nigérian a souhaité s’entretenir avec son cadet. Conscient du destin en partie commun de leurs deux pays, il s’intéresse de près au déroulé de la transition au Tchad. Et il se pose des questions.

Au début d’avril 2021, alors que le premier tour de la présidentielle tchadienne allait se jouer, Muhammadu Buhari était, comme ses pairs de la région, convaincu qu’Idriss Déby Itno (IDI) présiderait aux destinées du Tchad pendant au minimum six années supplémentaires. Le sort, et une attaque de rebelles, en ont décidé autrement. La mort du maréchal, dans la nuit du 18 au 19 avril 2021, a rebattu les cartes. Alors, lorsqu’il s’assoit dans le large fauteuil installé pour son entretien avec Muhammadu Buhari, Mahamat Idriss Déby Itno sait que chacun de ses mots sera analysé. Il réaffirme que la transition est « en bonne voie », et que les élections seront « libres et démocratiques ».

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Buhari, ce général parvenu à conquérir à deux reprises le pouvoir au Nigeria à trois décennies d’intervalle, le couve du regard. Se demande-t-il si l’homme de 38 ans qui s’est installé à sa droite a l’étoffe d’un président et l’ambition de marcher dans les traces de son père ? Sans aucun doute. Cette question, chacun des interlocuteurs de Mahamat Idriss Déby Itno se l’est posée depuis le décès du maréchal. Aucun n’est aujourd’hui en mesure d’y apporter une réponse. Tous se contentent de guetter l’apparition d’une nouvelle donne au cœur d’un « ancien » monde façonné par Idriss Déby Itno et survivant sous son fils.

La « transition des généraux »

« L’État est tenu par les mêmes personnes que sous Idriss Déby Itno. Ce sont elles qui garantissent la stabilité du pays, confie un habitué de la présidence. Elles sont cinq ou six, qui ne se mêlent pas forcément de la politique des partis mais qui tiennent les rênes du pouvoir. » Parmi ces piliers, tous nantis du grade de général, Abakar Abdelkerim Daoud. Ex-chef d’état-major des armées et ancien compagnon d’armes d’IDI, il a conservé toute son influence au sommet de l’État. Surnommé « Kerenkeno » (« celui qui ne fuit pas », en Zaghawa), il a été nommé au Conseil militaire de transition (CMT) que préside Mahamat Idriss Déby Itno.

Dernier chef d’état-major particulier du maréchal, Bichara Issa Djadallah est également l’un des hommes forts du CMT, tout comme Taher Erda Taïro, l’ex-patron des renseignements militaires. Les anciens ministre et conseiller à la présidence Mahamat Ismaïl Chaïbo et Oki Mahamat Yaya Dagache complètent ce club fermé autour de Mahamat Idriss Déby Itno. D’autres « anciens » ont aussi leur mot à dire, même s’ils ne siègent pas au CNT : c’est le cas du général Moussa Haroun Tirgo, directeur de la police depuis février dernier, et d’Oumar Souni. Pilier de la communauté Gorane, ce dernier est le père de l’une des épouses de Mahamat Idriss Déby Itno, Dahabaye Oumar Souni.

Enfin, un homme tire les ficelles depuis sa position redoutée au sommet de l’Agence nationale de sécurité (ANS) : Ahmed Kogri.

C’EST EN GRANDE PARTIE AHMED KOGRI QUI GARANTIT LA SÉCURITÉ DU PAYS ACTUELLEMENT

Chef des services de renseignements du Tchad depuis 2017, Kogri « connaît tous les secrets », confie un proche de la présidence, « et c’est en grande partie lui qui garantit la sécurité du pays ». Ce général issu de la gendarmerie, autrefois attaché de défense à l’ambassade du Tchad à Paris, est très impliqué dans les coulisses du pré-dialogue qui se déroule à Doha entre le gouvernement et les groupes politico-militaires. Il est aussi au cœur des relations entre N’Djamena et Bangui, et garde à l’œil l’ancien président centrafricain François Bozizé, réfugié au Tchad. « Certains de nos voisins ont subi des putschs de colonels. Nous, nous avons la transition des généraux », sourit un ancien ministre.

Conflits de générations

« Ce sont ces hommes qui connaissent le prix à payer pour assurer la paix et la sécurité. Il est normal qu’ils conservent leur place au cœur du pouvoir. Cela rassure l’armée et, au-delà, tous les Tchadiens », commente Jean-Bernard Padaré, le porte-parole du Mouvement patriotique du salut (MPS, ancien parti présidentiel). Face à ce maintien des piliers du pouvoir d’Idriss Déby Itno, son fils a-t-il les coudées franches ? « Il écoute beaucoup et a appris à décider. Il est peut-être jeune, mais il a les aptitudes à diriger de quelqu’un de bien plus âgé », poursuit cet ancien secrétaire général de la présidence.

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« Mahamat Idriss Déby Itno n’a pas vraiment d’autre choix que de garder auprès de lui les fidèles de son père, mais il provoque aussi du changement, au sein du gouvernement de transition, bien sûr, mais aussi au palais », confie un habitué de la présidence. Idriss Youssouf Boy, son secrétaire particulier, est devenu ces derniers mois l’une des personnalités les plus influentes de N’Djamena. Très proche du chef de l’État, dont il est un cousin et avec lequel il a grandi, il a été l’adjoint d’Ahmed Kogri à l’ANS avant d’être envoyé en poste au consulat du Cameroun et d’être rappelé au Tchad dès les premiers jours de la transition. « C’est le plus influent des conseillers aujourd’hui », affirme notre source.

Très écouté, Idriss Youssouf Boy fait cependant face à l’hostilité d’une partie de l’ancienne garde, et notamment de Mahamat Ismaïl Chaïbo et Bichara Issa Djadallah. « Il y a des conflits entre les générations. Les gérer est une des tâches de Mahamat Idriss Déby Itno », conclut notre interlocuteur. Idriss Youssouf Boy aurait obtenu la démission, début avril, du directeur de cabinet du président, l’expérimenté Abdoulaye Sabre Fadoul, avec lequel il était en désaccord. Ce dernier a été remplacé par son adjoint, un autre homme-clé de la transition, Abdelkerim Idriss Déby. Le demi-frère du chef de l’État, qui vient d’avoir trente ans, exerçait déjà cette fonction de numéro deux du cabinet sous la présidence d’Idriss Déby Itno, et s’affirme dans l’entourage du nouveau chef.

Le MPS, du deuil au salut ?

« C’est Abdelkerim qui s’occupe des dossiers politiques au palais », affirme l’un de ses proches. À l’aise avec les militaires (il a été formé à l’académie américaine de West Point), il a joué un rôle actif lors de la dernière campagne présidentielle de son père, en 2021. Il est aujourd’hui l’un des principaux acteurs du chantier de renouvellement du MPS, le parti naguère créé par Idriss Déby Itno pour conquérir et conserver le pouvoir. S’entretenant souvent avec Haroun Kabadi, l’ancien président de l’Assemblée nationale devenu patron du parti, Abdelkerim Idriss Déby ne fait certes pas partie du bureau national, mais « il est la plaque tournante des opérations en vue des prochaines élections », confirme un baron du MPS.

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En ce mois d’avril, au milieu des commémorations du décès de son fondateur, le MPS a lancé une vaste opération de recensement de ses militants, doublée d’un appel aux contributions financières. Dans le viseur : les futures élections. « Après la disparition du maréchal, nous nous sommes dit que le MPS ne pouvait pas survivre. L’engouement actuel est inespéré, et nous avons compris que tout était possible », se réjouit Jean-Bernard Padaré.

Le MPS aura-t-il survivre à son fondateur ? « De son vivant, les choses étaient plus faciles, notamment financièrement. Mais on ne peut plus attendre qu’il nous porte à bout de bras. Il faut prouver que le MPS n’est pas mort avec lui », poursuit le porte-parole. « Kabadi a pris les rênes du parti avec une mission : le remettre en ordre de marche pour le dialogue national et pour les élections. Ensuite, ce sera à une autre génération de prendre la main », confie un cadre.

Mahamat Zen Bada, l’ancien secrétaire général du parti et directeur de campagne d’Idriss Déby Itno en 2016 et 2021, a déjà fait les frais de cette volonté de renouvellement. Poussé vers la sortie par un congrès frondeur il y a moins d’un an, il s’est tenu pendant de longs mois éloigné de N’Djamena, en profitant pour recevoir des soins à Paris, avant de regagner le pays. Nommé en janvier conseiller à la présidence, il n’y aurait pas réellement pris son poste. « Le MPS était déjà tiraillé par des conflits de générations lors de la dernière présidentielle. Le décès du maréchal a accéléré les choses », résume un militant. Abdelkerim Idriss Déby sera-t-il le pilier d’une nouvelle donne au sein du parti ? « C’est en tout cas le plus politique des deux frères, en comparaison avec le chef de l’État. Il fera à coup sûr partie de l’équation », élude un proche.

Au nom du père

Dans l’une des salles à manger du palais, où Mahamat Idriss Déby Itno s’apprête à fêter son premier anniversaire à la tête du Tchad, un discret repas réunit, comme quasiment chaque week-end, une partie de la famille du maréchal. Le chef de l’État est présent, qui s’échappe durant quelques heures des affaires du CMT. Son demi-frère Abdelkerim également, qui a délaissé les comptes-rendus du gouvernement et les préparatifs du dialogue national, censé s’ouvrir d’ici un mois. Un autre membre de la fratrie, Zakaria, est aussi invité, comme souvent. Toujours ambassadeur aux Émirats arabes unis, l’aîné fait pourtant l’objet de spéculations quant à son ambition, qui pourrait diviser la famille.

Certains le soupçonnent d’avoir poussé à la création, fin 2021 et en sous-main, d’un parti baptisé Union des démocrates pour le développement, en accord avec un autre frère, Seïd Idriss Déby. Hinda Déby, la veuve du défunt, est quant à elle absente. Si l’ancienne première dame s’occupe encore des affaires de sa fondation Grand Cœur, elle s’est pour l’heure retirée de la vie publique. Elle qui figurait au premier rang des conseillers de l’ancien président ne semble plus vouloir peser sur les affaires de l’État. « On a beaucoup voulu opposer les membres de la famille mais ils sont plus proches qu’on ne le dit, croit savoir Jean-Bernard Padaré. Ils sont unis pour la sauvegarde de la mémoire du maréchal. »

Mahamat Idriss Déby Itno ne montre pas de goût prononcé pour le pouvoir

Comme leur père, Mahamat et Abdelkerim Idriss Déby voudront-ils et, si oui, parviendront-ils à faire de leur famille un socle politique ? Prolongeront-ils l’ère des Déby Itno à la tête du pays ? La prochaine élection présidentielle devrait avoir lieu dans six mois à un an et les appétits sont aiguisés – d’Albert Pahimi Padacké, le Premier ministre, au jeune Succès Masra.

« Pour le moment, Mahamat Idriss Déby Itno ne montre pas de goût prononcé pour le pouvoir », confie un diplomate en poste à N’Djamena. « Nous surveillons plus son entourage que lui-même, glisse un opposant. Ceux qui ont permis à Idriss Déby Itno de se maintenir à la tête de l’État pendant trente ans sont toujours là. Il ne faudrait pas que les mauvais conseillers du père détruisent les qualités supposées du fils. »

Jeune Afrique

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