Alors que douze militaires tchadiens ont été tués, mardi, dans des combats contre des jihadistes dans la région du lac Tchad, quelle menace représentent pour le Tchad les deux factions de Boko Haram, une semaine après la mort du président Idriss Déby ? Éléments de réponse avec Vincent Foucher, chercheur au CNRS.

La région du lac Tchad a été le théâtre, mardi 27 avril, d’une nouvelle attaque jihadiste dans laquelle douze militaires tchadiens et quarante assaillants ont perdu la vie. Ces combats sont survenus alors que le pays connaît une crise politique depuis la mort du président Idriss Déby, le 20 avril. Le chef d’État, au pouvoir depuis 30 ans, est mort dans des combats contre des groupes rebelles, a annoncé l’armée. Le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact) avait lancé une offensive le 11 avril, jour de l’élection présidentielle.

Le Tchad subit régulièrement des attaques de groupes rebelles qui cherchent à chasser le pouvoir en place à N’Djamena. Ces insurgés avaient annoncé vouloir engager un dialogue politique à condition qu’Idriss Déby quitte son poste de chef de l’État. Après sa mort, ils ont rejeté le Conseil militaire de transition (CMT) mis en place et dont Mahamat Idriss Déby, le fils du défunt président, a pris la tête.

Parallèlement à ces troubles, le Tchad est militairement engagé dans la lutte contre les deux factions du groupe jihadiste Boko Haram (le groupe État islamique en Afrique de l’Ouest, connu sous son acronyme anglais, Iswap, et le Jamaat Ahl Al-Sunnah Lil Dawa Wal Jihad (JAS) d’Abubakar Shekau) qui sévissent dans la région du lac Tchad, une région à l’ouest du pays, à cheval sur le Tchad, le Nigeria, le Cameroun et le Niger. Vincent Foucher, chercheur au CNRS et spécialiste de Boko Haram, dresse un état des lieux de la menace jihadiste dans la région.

France 24 : Le contexte actuel au Tchad, fait d’incertitude politique et de menace armée des groupes rebelles, peut-il avoir un impact sur l’activité des groupes jihadistes dans la région du lac Tchad ?

Vincent Foucher : Aujourd’hui, au Tchad, la situation est effectivement encore incertaine. Une pause avait été observée autour des funérailles d’Idriss Déby mais il y a eu mercredi de nouveaux combats entre les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact) et l’armée tchadienne dans la région du Kanem [au nord de N’Djamena].

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Quant aux deux factions de Boko Haram présentes sur les îles et les rives du lac Tchad, elles n’ont pas attendu l’attaque du Fact et la mort d’Idriss Déby pour attaquer le Tchad. La situation d’incertitude pourrait encourager les jihadistes à tenter des coups côté tchadien. Le dispositif militaire au bord du lac Tchad est sans doute sur la défensive et a pu être allégé. C’est peut-être comme cela qu’il faut lire l’attaque réussie, mardi, contre la petite localité tchadienne de Litri, revendiquée par l’Iswap [acronyme en anglais d’État islamique en Afrique de l’Ouest, NDLR], la faction pro-État islamique issue de Boko Haram.

Mais il ne faut pas mélanger les deux situations, même si les autorités tchadiennes traitent le Fact de mouvement « terroriste » ou évoquent sa présence dans la région de Diffa, au Niger, où les factions de Boko Haram sont également présentes. Il n’y a aucun lien connu entre Boko Haram et le Fact. Les rebelles n’ont pas du tout un positionnement jihadiste. Ses chefs affirment vouloir être, à terme, des acteurs normalisés dans la vie politique tchadienne. Il faut vraiment se méfier de l’instrumentalisation du récit de la menace jihadiste par les autorités tchadiennes, ne pas tout mélanger. Avec le Fact se pose une question proprement tchadienne, à laquelle les Tchadiens doivent répondre. Alors que Boko Haram est d’abord et avant tout une question nigériane.

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C’est une possibilité parce que l’armée tchadienne n’a pas des ressources illimitées. Ces derniers temps, on attendait une nouvelle entrée des soldats tchadiens sur le sol nigérian, pour combattre les factions de Boko Haram [Idriss Déby avait décidé de retirer les troupes tchadiennes du Nigeria en janvier 2020 après neuf mois de présence dans le pays, NDLR]. L’armée nigériane a en effet lancé une grande offensive en début d’année contre les deux factions de Boko Haram dans l’État du Borno (nord-est du Nigeria). Des troupes camerounaises se sont rendues au Borno pour aider les Nigérians et la participation de soldats tchadiens avait été évoquée. Le président Buhari s’était déplacé à N’Djamena pour rencontrer Idriss Déby, sans doute pour en parler.  Mais compte tenu du contexte actuel au Tchad, il est probable que ce retour attendu des Tchadiens n’ait pas lieu, ou pas tout de suite.

En même temps, Idriss Déby avait beaucoup joué de son engagement militaire contre les jihadistes pour entretenir certains soutiens internationaux, notamment, bien sûr, de la France. Son fils, qui a pris la tête de la junte, le Conseil militaire de transition (CMT), a signalé que les troupes tchadiennes resteraient impliquées au Mali, et ces troupes sont effectivement restées sur le terrain. Maintenant, la situation au Tchad n’est pas fermée. Comment la transition va-t-elle vraiment fonctionner ? Quelle décision le pouvoir de transition prendra-t-il ?

D’une certaine manière, la contribution la plus importante que le Tchad pourrait faire à la lutte contre le jihadisme dans la sous-région, ce serait de régler ses problèmes, de confronter sa longue histoire de violence politique, d’atteindre une forme d’équilibre. On sait que la longue histoire violente du Tchad a joué un rôle dans le développement de Boko Haram. Il ne s’agit pas de dire que les autorités tchadiennes ont soutenu Boko Haram – elles ne l’ont pas fait – mais on sait que des armes et des combattants issus des conflits tchadiens ont été décisifs dans le passage de Boko Haram à la guérilla, entre 2009 et 2013.

Quelle est la situation sécuritaire dans la région du lac Tchad actuellement ?

L’année 2020 a été une mauvaise année. On a vu une augmentation du nombre d’incidents et des pertes importantes, dans l’armée nigériane notamment, mais aussi beaucoup d’attaques au Cameroun et au Niger. C’est ce qui explique l’effort offensif renouvelé du Nigeria depuis le début de l’année, et le remplacement des chefs d’état-major de l’armée nigériane. Cet effort semble avoir porté des coups réels à la faction d’Abubakar Shekau, qui opère depuis la forêt de la Sambisa, au centre du Borno. Mais l’autre faction, l’Iswap, semble avoir bien résisté. Ses combattants ont mené plusieurs attaques importantes ces dernières semaines, souvent avec succès, comme à Mainok, Dikwa ou Damasak.

Tchadanthropus-tribune avec France 24

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