Depuis le décès d’Idriss Déby Itno, Succès Masra s’est affirmé comme l’adversaire le plus farouche du président Mahamat Idriss Déby Itno. Entre l’opposant et l’héritier du maréchal, la guerre est totale.

LE MATCH DE LA SEMAINE – Quatre civières de fortune ont été posées en équilibre sur un long et haut chariot métallique. Sur chacune d’elles, le corps sans vie d’un homme, nu, simplement couvert d’un linge au niveau du bas-ventre. Les bandages, posés il y a peu par les médecins de l’hôpital de N’Djamena, n’ont pas suffi. Dans la pièce d’à peine dix mètres carrés, quatre autres défunts gisent à même le sol, leur pudeur également protégée par des étoles. Dérisoire décence. En ce 20 octobre, les morts sont trop nombreux pour garantir à tous un semblant de dignité.

À N’Djamena ou à Moundou, ils sont plusieurs dizaines – voire plusieurs centaines, dont au moins une dizaine de policiers, selon les bilans les plus pessimistes – à avoir péri au cours de manifestations rapidement réprimées. Certains sont visiblement morts sous les coups. D’autres ont des balles dans le corps : ils ont été vraisemblablement abattus par des forces de sécurités inaptes, comme trop souvent, à faire régner l’ordre sans violence. Des enquêtes sont en cours, du côté de la police et de la société civile. Le 21 octobre, le Tchad se réveille en deuil.

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Tout a-t-il basculé dès le 19 ? Ce mercredi-là, sur le coup de 17 heures, Succès Masra prend la parole, l’air grave. L’opposant a mobilisé ses militants et ses réseaux sociaux. En stratège, le trentenaire sait que son discours se doit d’être historique. La date du 20 octobre marque en effet la fin officielle des dix-huit mois de la transition entamée après le décès, sur le front, d’Idriss Déby Itno, en avril 2021.

Huit rencontres

Pour Masra, le Conseil militaire de transition, présidé par Mahamat Idriss Déby Itno, doit quitter le pouvoir et réintégrer les casernes, comme il avait promis de le faire. Qu’importe si le Dialogue national inclusif et souverain (DNIS), auquel l’opposant n’a pas participé, a autorisé une prolongation de deux ans de la transition, confirmant le fils du maréchal défunt à la tête de l’État. Le pouvoir de Mahamat Idriss Déby Itno – et donc celui du nouveau Premier ministre, Saleh Kebzabo – sera illégitime à compter du 20 octobre. Succès Masra appelle à la formation, derrière lui, d’un gouvernement « pour la justice et l’égalité », qu’il demande au peuple de soutenir. Au palais présidentiel, ce discours est perçu comme une déclaration d’insurrection.

Mahamat Idriss Déby Itno n’est, en réalité, guère surpris. Depuis plusieurs mois, l’Agence nationale de sécurité (ANS), que dirige Ahmed Kogri, a concentré son attention sur Succès Masra. Les rapports se sont multipliés avant, pendant et après le DNIS. Ce 19 octobre, le président de la transition a donc le dossier en tête. Il sait que le leader des Transformateurs a choisi une nouvelle fois de le défier, en public et en direct, contestant sa légitimité ainsi que celle du gouvernement d’union nationale de Saleh Kebzabo, nommé une semaine plus tôt.

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Ces derniers mois, Mahamat Idriss Déby Itno et Succès Masra se sont pourtant rencontrés à huit reprises, dont deux fois en présence de l’ex-chef de l’État Goukouni Weddeye. Le président a tenté de convaincre son interlocuteur de participer au DNIS, puis d’intégrer le gouvernement. Une alliance entre les deux hommes, symbolisée par un ticket à l’occasion de l’élection présidentielle de 2026, a même été évoquée. Mais l’hypothèse, peu crédible, a fait long feu.

« Il [le président] m’a proposé de constituer un ticket et m’a affirmé qu’il avait besoin d’un mandat pour réformer l’armée », raconte Masra, qui affirme avoir refusé. « Pour moi, les choses étaient claires : si Mahamat Idriss Déby Itno voulait être candidat en 2026, il devait renoncer à présider la transition. Il ne le voulait pas, j’ai donc refusé sa proposition », poursuit l’opposant.

SUCCÈS MASRA A DEMANDÉ À ÊTRE PREMIER MINISTRE, AFFIRME LE CHEF DE L’ÉTAT

Le président de la transition avance, quant à lui, une version différente et assure avoir lui-même rejeté l’idée d’un ticket, dont l’instauration ne pouvait, selon lui, être demandée que par le Dialogue national. « Des efforts considérables ont été déployés pour convaincre [Masra] de participer au Dialogue » mais « il a refusé catégoriquement », explique ainsi Déby Itno.

Et de poursuivre, dans un discours prononcé le 24 octobre : « Lorsque le Dialogue a pris fin, il a demandé à être nommé Premier ministre et à partager à hauteur de 30% les responsabilités dans la gestion de la transition. Mais accéder à cette demande aurait été renier les résolutions et les recommandations du Dialogue ».

Impossible entente ?

Une version cette fois niée par Succès Masra, selon qui Mahamat Idriss Déby Itno n’a qu’un seul objectif : « discréditer [sa] personne ». « La réalité, c’est que ce monsieur voulait que je signe pour accompagner le maintien au pouvoir de sa dynastie, et que j’ai refusé », conclut-il.

Une entente était-elle dès le départ impossible ? Le matin du 20 octobre, alors que les manifestants, en grande partie mobilisés par Succès Masra malgré l’interdiction prononcée par le ministère de l’Intérieur, s’élancent dans les rues de N’Djamena et de Moundou, cela paraît évident. En alerte depuis la veille, les forces de sécurité sortent des casernes et des commissariats. Face à des jeunes chauffés à blanc, dont certains armés de machettes, l’affrontement est inévitable. Quelques heures plus tard, le bilan est d’au moins cinquante tués, selon un bilan officiel en-dessous de la triste réalité.

Le bras de fer a tourné au bain de sang. Depuis, des enquêtes sont en cours, chacun des deux camps rejetant sur l’autre la responsabilité du drame. Sur la base des dossiers – évidemment non publics – de l’ANS, Mahamat Idriss Déby Itno et Saleh Kebzabo affirment que leurs hommes ont déjoué une tentative d’insurrection, qui a bénéficié d’un soutien de l’étranger, et que des formations à la guérilla urbaine ont été dispensées aux manifestants. Surtout, ils désignent Succès Masra et, en second lieu, Yaya Dillo Djérou, comme les instigateurs d’un putsch manqué.

Versions irréconciliables

« Ils ont recruté et utilisé des groupes terroristes paramilitaires pour commettre des assassinats de masse, gratuits », a affirmé Mahamat Idriss Déby Itno le 20 novembre. Le président des Transformateurs, dont de nombreux militants figurent parmi les centaines de personnes arrêtées au lendemain du 20 octobre, dénonce quant à lui « les crimes de la junte dynastique », les arrestations et les « tortures » infligées à des membres de son parti.

« Le mot d’ordre est donné. Pour la junte, c’est soit Masra mort, soit Masra en prison ou en exil jusqu’aux élections », dénonce-t-il. Deux versions irréconciliables, portées par deux hommes jeunes – moins de 40 ans – qui visent le même objectif : la présidentielle de 2026.

LA CEEAC A RENVOYÉ LES DEUX CAMPS DOS À DOS, EXPLIQUE UN DIPLOMATE À N’DJAMENA

Depuis le 20 octobre, Mahamat Idriss Déby Itno s’efforce de déminer le terrain. Lors du sommet extraordinaire de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), le 25 octobre à Kinshasa, il a évoqué devant ses pairs une « tentative de coup d’État » et, malgré les réticences de Denis Sassou Nguesso, a obtenu de l’organisation qu’elle se contente de condamner le « recours à la violence à des fins politiques ».

« La CEEAC a renvoyé les deux camps dos à dos, explique un diplomate à N’Djamena. Même si Félix Tshisekedi a été nommé médiateur, c’est une victoire pour Déby Itno, qui a fait prévaloir sa version ».

« Je ne pense pas que Succès Masra pourra davantage compter sur le soutien des Occidentaux. Même s’ils ont condamné l’usage de la force et la répression du 20 octobre, les Américains ont les yeux tournés vers l’Ukraine, et les Français soutiennent le gouvernement d’union nationale », ajoute notre source.

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« Le véritable atout de Masra – et c’est ce qui fait peur à ses concurrents –, c’est sa capacité de mobilisation à N’Djamena et dans le sud du pays, explique un opposant. Il porte de réelles aspirations en matière d’équilibre régional, auxquelles le Dialogue n’a pas répondu. Le faire taire ne les fera pas disparaître ».

« Nous voulons rompre avec cette dynastie armée, [qui] tue à 90% [les membres] d’une même communauté pour créer une guerre civile », a ainsi lancé Succès Masra sur Twitter, le 22 octobre.

« Derrière ce bras de fer politique, il y a le risque d’attiser la haine entre les communautés, de rouvrir les plaies de la guerre civile de 1979 et de revivre les horreurs du passé », s’inquiète un politologue tchadien. Le 20 octobre, les manifestations à N’Djamena et, surtout, dans le Sud, ont en effet parfois pris des allures d’affrontements intercommunautaires, voire inter-religieux entre chrétiens et musulmans, faisant craindre le pire.

Accusé de souffler sur les braises, le patron des Transformateurs risque-t-il l’arrestation ? La question est posée au sommet de l’État, où certains faucons prônent la méthode forte. Elle n’est toutefois pas tranchée, les autorités attendant officiellement le résultat des enquêtes en cours. « Mahamat Idriss Déby Itno est conscient qu’il doit gérer une poudrière, en particulier dans le Sud, et que Succès Masra en est une des clés », poursuit le diplomate précité. « Masra est incontournable tant que Saleh Kebzabo [originaire du Mayo-Kebbi Ouest] n’incarnera pas davantage l’opposition et les revendications du sud du pays », conclut notre politologue.

Jeune Afrique

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