Sommes-nous devenus aveugles et sourds ? N’avons-nous plus de mots pour exprimer notre colère, plus de langue pour crier notre indignation, plus de souffle pour scander notre credo ? Avons-nous oublié, comme l’écrivait Aimé Césaire, que notre bouche devait être « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche » et notre voix, « celles de ceux qui s’affaissent au cachot du désespoir » ? Oui, nous l’avons oublié. Oui, nous sommes devenus aveugles et sourds. Par pragmatisme autant que par lassitude, nous avons préféré boucher nos oreilles, fermer nos yeux et devenir insensible aux appels de détresse de tout un peuple, notre peuple, le peuple tchadien. Bien entendu, à notre décharge, nous pourrions affirmer qu’il est bien plus aisé de lutter pour notre pain quotidien, pour notre petite réussite individuelle que de nous battre pour un idéal qui chaque jour, nous semble de plus en plus inatteignable. A notre décharge encore, nous pourrions arguer qu’un petit nombre d’entre nous s’échine déjà, en vain, à renverser la dictature d’Idriss Déby Itno et qu’il serait inutile de rejoindre ceux qui poursuivent ce rêve comme d’autres chargent contre des moulins à vent. Effectivement, nous pourrions affirmer tout cela, nous pourrions le crier haut et fort pour nous dédouaner, pour nous défausser, mais alors, nous serions terriblement veules et lâches.

 

Car ce qui se passe actuellement au pays de Toumaï ne saurait nous, tchadiens, nous laisser de marbre. Le régime d’Idriss Déby Itno, au pouvoir depuis le 1er décembre 1990, a, depuis quelques jours, franchi un nouveau degré sur l’échelle de Richter de la perfidie et de l’arbitraire. En effet, le Président-Général-Ministre-Sultan a pris pour prétexte une pseudo-tentative de Coup d’Etat soi-disant orchestrée contre sa personne pour réduire au silence les rares personnalités qui osaient encore s’opposer à sa toute-puissance. Parmi eux, on retrouve le député d’opposition Gali Ngothé Gatta et l’ancien Ministre Routouang Yoma Golom, qui croupissent depuis plusieurs jours en prison pour « atteinte à l’ordre constitutionnel ». Alors, à l’aune de ces événements d’une gravité sans précédent, ne serait-il pas l’heure pour tous les citoyens tchadiens d’appliquer ce commandement de Maximilien Robespierre qui ordonnait que« lorsque un gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple le plus sacré et le plus indispensable des devoirs » ? Cela semble tomber sous le sens.

 

D’autant plus que l’adjectif « sacré » n’est pas ici un vain mot. Car, au-delà même du fait de fouler au pied les droits les plus fondamentaux de l’Homme, la tyrannie d’Idriss Déby Itno a l’audace d’enfreindre également les préceptes du Livre Saint. Le Coran ne dit-il pas : « Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué,
ou qui n’a pas commis de violence sur terre,
est considéré comme s’il avait tué tous les hommes ». Ibni Oumar Mahamat Saleh, Bichara Digui, Abbas Koty et bien d’autres encore étaient-ils des assassins, des tortionnaires ou bien encore des voleurs, en somme, des personnes qui avaient « commis des violences sur terre » ? Non, ils n’étaient rien de tout cela. Ils étaient des Hommes de paix, de courage et d’idéaux qui ont été lâchement assassinés parce qu’ils avaient osé réclamer plus de justice et de libertés pour leurs compatriotes. Leur âme a subitement été séparée de leur corps alors qu’ils ne faisaient que lutter pour que renaisse le Tchad de leurs rêves. Ainsi, en ôtant sans scrupules la vie à d’innocentes personnalités de l’opposition démocratique, Idriss Déby s’est mis à bafouer la parole de Dieu. Et ce n’est malheureusement pas tout…

 

Car, le Saint Coran, dans sa grande sagesse, ne continue-t-il pas en professant : « Ô vous qui croyez !
Tenez-vous fermes comme témoins, devant Dieu, en pratiquant la justice.
Que la haine envers un peuple ne vous incite pas à commettre des injustices.
Soyez justes ! La justice est proche de la crainte de Dieu ». Il nous alors permis de nous questionner : quelle justice existe-il actuellement au Tchad, dans cette soi-disante « vitrine de l’Afrique » ? Quelle justice y-a-t-il lorsque les enfants de l’actuel Président s’échinent à construire des villas plus hautes et plus extravagantes les unes que les autres alors que l’immense majorité croupit dans des maisons en poto-poto, sans électricité ni eau courante, n’effectuant qu’un à deux repas par jour ? Quelle justice y-a-t-il encore lorsque le pouvoir judiciaire est bâillonné, mis au pas et qu’un magistrat du siège peut se voir remplacé sur un simple caprice du Garde des Sceaux ? Quelle justice y-a-t-il enfin lorsque les directeurs généraux des administrations et des sociétés étatiques sont nommés en fonction de leur appartenance ethnique et non de leur formation, et qu’on peut révoquer un fonctionnaire simplement parce qu’il a eu le courage d’émettre une critique vis-à-vis du régime en place ? Ivres de stupre et de puissance, les membres de la cour du Palais Rose ont oublié jusqu’aux enseignements de Celui dont ils ont encore l’outrecuidance de prononcer le nom cinq fois par jour.

 

Mais le pire n’est peut-être pas à chercher dans les turpitudes du régime d’Idriss Déby Itno. Car une autre ombre continue d’étendre son emprise sur la terre des Sao. Cette ombre, c’est celle de l’ancienne puissance coloniale, la France. Nombre d’entre nous avaient cru qu’avec l’arrivée à l’Elysée de François Hollande, une nouvelle page des relations entre le Tchad et la France allait s’écrire, une page d’où serait définitivement banni toute idée de connivence avec le régime du dictateur originaire d’Amdjarass. Il n’en a rien été. Au contraire, suite aux troubles survenus au nord-Mali, la complicité de l’Etat français et des autorités tchadiennes s’en est même trouvée renforcée. En envoyant ses soldats servir de chair à canon contre les islamistes d’Aqmi et d’Ansar Eddine, Idriss Déby a marchandé la fin toute immixtion des socialistes français dans ses affaires intérieures. Désormais, non seulement celui-ci a désormais toute latitude pour perpétuer sa politique de terreur sur le sol tchadien (et les événements du 1er mai dernier en ont encore été une parfaite illustration), mais il semble même que les dirigeants hexagonaux aient oublié jusqu’aux crimes les plus odieux du boucher de Ndjamena, parmi lesquels l’enlèvement d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, dont le parti est pourtant membre de l’Internationale Socialiste. Et cette inflexion de la politique française à l’égard d’Idriss Déby s’est confirmé le 10 mai dernier, lorsque, dans un communiqué d’une effrayante concision sur la situation au Tchad, François Hollande a tout juste affirmé que « les principes que nous posons doivent être respectés, y compris au Tchad », ne réclamant à aucun moment la libération des opposants injustement mis en détention.

 

Mais que l’Etat français sache que nous, peuple tchadien, nous n’avons que faire de ces principes qui sont utilisés comme autant de marchés de dupes pour asservir un peu plus les peuples d’Afrique francophone. Nous rejetons la doctrine hypocrite de François Hollande qui d’une main, fustige les violations des Droits de l’Homme en RDC, dans un pays où la France n’a aucun intérêt, et de l’autre, passe sous silence les errements de ses protégés, Paul Biya et Idriss Déby en tête. Nous exécrons ce gouvernement socialiste qui multiplie les références à Jules Ferry, ce Ministre qui défendait avec ardeur à la tribune de l’Assemblée Nationale « la mission civilisatrice de la France » sur le continent noir. Nous abhorrons cette armée française qui refuse d’engager ses troupes au sol contre les islamistes du nord-Mali et qui préfèrent envoyer les soldats tchadiens s’y faire massacrer, comme Nivelle envoyait en 1917 des dizaines de régiments de tirailleurs sénégalais se faire déchiqueter par les mitrailleuses allemandes sur le Chemin des Dames. Cette politique française en Afrique, qui ressemble à s’y méprendre à celle pratiquée sous la IIIème République, ne peut plus décemment avoir cours. Trop longtemps nous avons cru qu’un changement de gouvernement à Paris pourrait apporter la rupture tant attendue dans les relations françafricaines. Il n’en fut rien. Ce sera à donc à nous de couper ce cordon ombilical gangréné par le paternalisme et l’appât du gain. Et s’il faut pour cela que le Tchad soit le théâtre d’un nouveau Dien Bien Phu pour l’armée française, nous n’hésiterons pas un seul instant.

 

Alors aujourd’hui, nous nous retrouvons face à un choix pour le moins cornélien. Bien entendu, nous pouvons renoncer à toute forme de lutte. Nous pouvons nous contenter de rester dans nos foyers, de filer nos petites vies insignifiantes et d’égrener nos espoirs égoïstes. Peut-être serons-nous heureux ainsi… Idriss Déby finira bien par rejoindre le « jahaname » et un de ses griots, si ce n’est un de ses enfants, prendra sa place. Le Tchad ne s’en portera pas mieux mais qu’importe… Peut-être serons-nous heureux malgré tout… Mais, dans plusieurs dizaines d’années, quand nous arriverons au terme de l’étendue que nous aura assigné le destin, quand nous nous trouverons au bord de la tombe, soyons certains que le remord nous assaillira et que nous serons prêts à échanger toutes nos misérables vies contre une chance, rien qu’une chance de revenir en arrière et de pouvoir nous battre pour léguer à nos enfants un Tchad débarrassé de la vermine qui le ronge depuis maintenant vingt-deux longues années. Tchadiennes, tchadiens, n’hésitons donc pas un instant. Oublions nos divisions, nos peurs, nos doutes, ne reculons pas devant l’énormité du monstre qui se dresse devant nous. Faisons front tous ensemble et nous vaincrons. Le chemin sera sans doute long, escarpé, rempli d’embûches mais nous ne perdrons jamais espoir car nous savons tous, dans un coin de notre tête, que quel que soit la longueur de la nuit, l’aube finit toujours par se lever pour les fils de la liberté !

 

Hissein Bougoudi

Une correspondance de Fada pour la rédaction de Tchadenligne.com 

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