Depuis une dizaine d’années, au Tchad, les réseaux sociaux ne sont plus de simples plateformes d’échange ou de distraction.
Ils sont devenus, pour beaucoup, le véritable cœur battant du pouvoir, où se jouent en coulisses des luttes d’influence, des règlements de comptes, des chantages plus ou moins feutrés, et surtout des campagnes acharnées de lobbying numérique visant à positionner un individu ou un clan.

Les pages Facebook du pouvoir sous haute surveillance.

Parmi les pages les plus scrutées du pays figure celle du Secrétariat Général du Gouvernement (SGG).
Chaque jour, pour ne pas dire plusieurs fois par jour, des milliers de personnes actualisent compulsivement la page à la recherche du Graal : un décret de nomination où pourrait apparaître leur nom, celui d’un frère, d’un cousin ou d’un protecteur.
L’anecdote est désormais devenue presque banale : certains hauts responsables découvrent leur nomination en recevant une avalanche de messages de félicitations, parfois avant même d’avoir été officiellement informés par leur hiérarchie.
D’autres, inversement, apprennent qu’ils viennent d’être démis de leurs fonctions en voyant s’interrompre brutalement les salutations intéressées et les appels flatteurs de leurs « amis numériques ».

Au Tchad, la nomination n’est jamais qu’une affaire administrative.

C’est une redistribution de cartes, un déplacement de lignes d’équilibre clanique et financier, une opération où s’entrelacent enjeux politiques, réseaux d’affaires, et fidélités personnelles. Chaque décret déclenche une mécanique bien huilée : embauches d’alliés, octroi de marchés, repositionnement d’intérêts.
Voilà pourquoi les décrets publiés et parfois vite retirés sur la page du SGG attirent autant de convoitise.

Entre dérives et manipulations : l’ombre numérique du lobbying

Avec le développement exponentiel des réseaux sociaux tchadiens, une nouvelle catégorie d’acteurs informels a émergé : les « cyber-lobbyistes » du pouvoir. Influencers autoproclamés, activistes d’occasion, communicants officieux, ou simples relais d’un clan, ils animent des campagnes orchestrées pour vanter les mérites de tel officier, tel fonctionnaire ou tel conseiller présidentiel.
L’objectif est limpide : fabriquer une notoriété publique, créer un climat favorable à une promotion ou à un maintien en poste, ou au contraire affaiblir un adversaire par des rumeurs, des « dossiers » lancés à l’opinion, et parfois des menaces à peine voilées.
Dans un système où les équilibres sont fragiles, chaque post, chaque fuite, chaque publication prématurée peut devenir un acte politique lourd de conséquences.
Des plateformes fragiles, des informations sensibles. Mais au-delà des jeux d’influence, c’est la sécurité même de ces publications officielles qui pose désormais question.
Le SGG, institution centrale du dispositif étatique, ne peut sérieusement se reposer uniquement sur une simple page Facebook, plateforme privée, hébergée à l’étranger, vulnérable au piratage, aux copies frauduleuses ou aux modifications de contenus.
Un décret publié sur une page aussi exposée est, en quelques secondes, copié, modifié, et redistribué sur des groupes WhatsApp, des chaînes Telegram, ou même intégré à de faux communiqués. L’affaire récente de la nomination avortée du général Saleh Touma Houno illustre à quel point ces quelques minutes d’apparition publique suffisent à déclencher un séisme politique.

Faut-il légiférer ? Ou au moins sécuriser ?

L’idée n’est pas de censurer ou de restreindre l’accès aux informations publiques. Mais à l’ère numérique, la gestion des actes officiels doit répondre à des standards de sécurité et de traçabilité beaucoup plus rigoureux. Dans de nombreux pays, les décrets présidentiels et administratifs sont centralisés sur des plateformes gouvernementales sécurisées, dotées d’horodatages certifiés, de doubles validations électroniques, et de canaux de diffusion sous contrôle étatique direct.
Au Tchad, où l’impact politique, clanique et financier de chaque nomination dépasse largement le cadre administratif, il devient urgent de réfléchir à la sécurisation de la chaîne de publication des décrets officiels. Car derrière la « simple » publication d’un décret sur Facebook, se cachent parfois des opérations de déstabilisation bien plus lourdes.

Les réseaux sociaux comme outil, pas comme pilier institutionnel

Personne ne conteste l’intérêt des réseaux sociaux comme vecteur de transparence, d’accessibilité et d’information. Mais confondre page Facebook et journal officiel est une dérive lourde de risques dans un contexte où l’information est une arme à part entière.
Au-delà du simple SGG, c’est toute la gouvernance numérique tchadienne qui devra tôt ou tard être repensée, sous peine de voir les institutions du pays devenir les otages d’une guerre d’influence 2.0, où l’information officielle est manipulée avant même d’être authentifiée.

Mediaethic

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