23 juin 2017 #TCHAD #Sahel : Christophe Angely – « Au Sahel, gagner la guerre ne suffit plus ».
Ces cinq pays que sont le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad, regroupés au sein du cadre institutionnel baptisé G5 Sahel dont le but est d’apporter une réponse régionale aux défis sécuritaires, n’ont bien entendu rien de commun sur les plans géographique, historique ou culturel, mais ils partagent depuis une dizaine d’années d’importantes fragilités structurelles auxquelles il faut désormais ajouter les incertitudes conjoncturelles. Chiffres et témoignages à l’appui, des experts du Sahel, des économistes en développement et des scientifiques ont lancé un plaidoyer en faveur d’un changement de paradigme dans l’approche du développement économique de cette région. Le message est clair : la situation est devenue alarmante entre insécurité et pauvreté, les coûts deviennent exorbitants (sur les plans humains en particulier) tant pour le continent que pour la communauté internationale. Mais une autre voie semble se dessiner autour d’un investissement massif de tous les acteurs autour des richesses encore sous-exploitées dans ces territoires. Mais pas toujours simple de toucher les pouvoirs publics plutôt engagés dans une vision sécuritaire d’une question aux multiples racines. Christophe Angely détaille au Point Afrique ces nouveaux éclairages.
Le Point Afrique : Comment évaluez-vous la situation dans les pays sahéliens étudiés ?
Christophe Angely : La nature de la violence en Afrique de l’Ouest a évolué au cours de la dernière décennie. De nouvelles formes de conflictualité sont apparues, que ce soient des violences liées aux processus électoraux, des guerres à la périphérie des États ou plus simplement le fait de bandes armées rivales ou du banditisme.
Ces guérillas et brigandages se sont développés dans un contexte de trafic de drogue et d’armes alimenté par la déliquescence des institutions de pays voisins comme la Libye. Elles ont permis et parfois se nourrissent du développement d’un intégrisme religieux croissant et des actes de terrorisme qui en découlent.
Vous craignez une catastrophe humanitaire, financière et politique avec des conséquences qui s’étendront au-delà des frontières du Sahel ? N’est-ce pas trop alarmiste ?
Le coût que représente la chute d’une région entière dans un état de crise permanente où la pauvreté, la criminalité et le conflit armé se nourrissent mutuellement est exorbitant. Coût humain pour les populations qui sont les premières à subir la violence et les différentes formes d’insécurité, alimentaire, juridique et économique. Coût pour les pays concernés qui voient leurs perspectives de développement remises en cause et leurs systèmes politiques menacés. Coût pour les pays du voisinage, au Maghreb, en Afrique centrale et de l’Ouest, qui subissent les premières répercussions de cette crise sahélienne. Enfin, coût pour l’Europe et le reste de la communauté internationale exposés aux flux de drogue, de réfugiés jetés sur les routes de l’exil ainsi qu’aux attaques terroristes.
Et pourtant, vous, auteurs de l’ouvrage, êtes optimistes, comment est-ce possible ?
Pour mener cette étude pluridisciplinaire, nous avons interrogé des personnalités africaines et européennes, des politiques et acteurs du développement, des militaires et des diplomates, des ethnologues et des économistes, des entrepreneurs et des ONG, des femmes et des hommes. En combinant ces regards croisés, nous avons acquis la conviction qu’une action déterminée, vigoureuse, cohérente avec les enjeux de sécurité et adaptée à la diversité des contextes était possible. C’est pour ça que nous rejetons le pessimisme ambiant qui conduit certains à considérer que la seule solution à cette situation est l’exode incontrôlé des populations.
Pourquoi vous inscrivez-vous en faux vis-à-vis de l’appréciation pessimiste concernant le développement du Sahel ?
Contrairement aux idées trop souvent répandues, dans cette région, les ressources sont nombreuses, mais notoirement sous-exploitées. Dans l’excellent rapport du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, on note l’abondance des ressources naturelles, hydrocarbures, uranium, fer, phosphates. Le commerce est également une activité historique qui ne demande qu’à être dynamisée et les perspectives agricoles de la région resteront marginales si on ne lève pas les obstacles au développement de l’agriculture familiale et si des efforts ne sont pas faits pour l’agroécologie, qui peut être adaptée aux diverses caractéristiques des régions d’exploitation.
À titre d’exemple, pour juger du potentiel, rappelons que l’Algérie importe 50 000 têtes de bétail par an de France et d’Inde pour les y abattre. Les Algériens sont pourtant assis sur un troupeau de 20 millions de têtes qui circulent au Mali et au Niger et qui sont pour une bonne part élevées par des Algériens. Ce pays n’a plus de terres agricoles disponibles, alors que le Mali et le Niger n’exploitent que 15 % de leurs terres agricoles. L’Algérie devra un jour se tourner vers son hinterland africain pour nourrir sa population.
Aujourd’hui, quel est finalement le véritable enjeu pour cette région ?
L’insécurité du quotidien doit disparaître pour rendre possible un développement économique et social durable.
Mais cette région du monde est également la dernière à ne pas avoir encore enclenché sa transition démographique et près de 70 % de sa population habite un monde rural qu’il est essentiel de développer et de moderniser. En effet, cette croissance démographique ajoute un élément d’instabilité majeur causé par l’extrême jeunesse des populations auxquelles on ne propose qu’une éducation sommaire et peu professionnalisante qui, de surcroît, ne permet pas de développer la cohésion sociale nécessaire entre les citoyens d’un même pays.
Vous demandez plus de moyens que le maintien des soldats français, par exemple, dans l’opération Serval, mais ni la France ni la communauté internationale ne semblent pouvoir faire plus…
Notre message est plus nuancé. Nous soulignons le paradoxe qui voit la France engager en 2015 USD 650 millions de dépenses militaires contre seulement USD 240 millions en dépenses de développement. Ce déséquilibre place la France dans le rôle ingrat de « gendarme » du Sahel et ne lui permet pas de mettre en œuvre une politique de développement ambitieuse, alors que les équipes de l’AFD, nos agronomes et chercheurs sont reconnus parmi les meilleurs spécialistes de la région.
Mais nous questionnons également les choix de la communauté internationale qui devrait aider davantage les États à assumer leurs fonctions régaliennes et les services publics sur l’ensemble de leurs territoires. La formation des administrations publiques devrait devenir une priorité pour les bailleurs, et ce, dans la durée. Il n’est pas acceptable de financer la construction d’écoles sans s’inquiéter du manque de qualifications, voire de l’analphabétisme, de certains enseignants.
Avez-vous des estimations chiffrées sur ce qu’il faudrait réellement comme moyens financiers ?
Il n’y a pas de bonne réponse à cette question. En effet, si les besoins financiers sont considérables, la capacité d’absorption des États et de leurs administrations est limitée par la faiblesse des institutions. Il est en fait nécessaire de faire plus, mais surtout de faire autrement. Il faut réussir à combiner des actions structurantes de long terme qui passent par un appui budgétaire plus important au développement des institutions régaliennes à des actions à effets plus immédiats afin que les populations perçoivent les « dividendes de la paix » et soutiennent les réformes nécessaires.
Quelle est, selon vous, la part de responsabilité des États africains ? Pensez-vous que certains d’entre eux se fourvoient… en attendant toujours l’aide extérieure ?
Ce débat est ouvert depuis longtemps et les gouvernants africains eux-mêmes acceptent leur part de responsabilité. Pourtant, nous ne devons pas oublier que l’importance relative de l’aide extérieure a considérablement diminué. Elle est souvent associée à des financements privés ou à une meilleure utilisation des ressources internes propres aux États.
La meilleure façon de diminuer le besoin d’un soutien international public est bien de favoriser le développement de ces pays en commençant par renforcer leurs institutions. Police, gendarmerie et justice devraient faire l’objet d’une attention particulière, car ces institutions régaliennes sont nécessaires à la sécurité du quotidien sans laquelle il ne peut y avoir de développement économique et social. Et il ne faut pas oublier que, dans les années 80, c’est la communauté internationale qui demandait explicitement à ces mêmes États de ne pas dépenser pour des appareils de sécurité qu’elle considérait comme secondaires…
Des débuts de réponse sont apportés sur la dynamique démographique dans certains pays comme le Niger. Comment jugez-vous ces mesures ?
Au début du XXe siècle il n’y avait que 8 millions d’habitants au Sahel et il semble acquis que ce chiffre était stable depuis des siècles. En 1950, ils étaient 17 millions, et sont 89 millions en 2015. Selon les projections des Nations unies, ce chiffre pourrait être de 540 millions en 2100, dont 209 millions pour le seul Niger…
Il n’y a pas de solutions simples à cette problématique démographique qui verra, quoi que l’on fasse, la population croître encore pendant de nombreuses années. Il faut constamment encourager tous les aspects de la politique familiale, mais seul le développement économique et social de cette zone permettra de faire de cette démographie un atout plutôt qu’une calamité.
Comment fait-on pour placer les questions de développement au coeur de la stratégie de pays sur le terrain comme la France, et qui se focalisent encore sur le sécuritaire et le terrorisme ?
Il n’est pas possible d’ignorer les enjeux de sécurité et de terrorisme, ni au Sahel ni ailleurs. Mais combattre le terrorisme seul ne résout rien pour des populations qui craignent le viol de leurs enfants sur le chemin de l’école et qui subissent au quotidien le vol du bétail ou de récoltes. Sans soutien budgétaire aux outils régaliens des États, les actions de développement seront condamnées à l’échec ou n’auront que des effets limités. Allier sécurité et développement, c’est ce cercle vertueux qu’il faut enclencher au Sahel.
* Christophe Angely, directeur de la stratégie et des financements de la Ferdi (une fondation pour des idées sur le développement).
** Guillaumont Jeanneney S. avec C. Angely, A. Brachet, P. Collier, M. Garenne, P. Guillaumont, B. Joubert, C. Laville, J. de Melo, S. Michailof, B. Miribel, O. Ray et T. Zongo, Allier sécurité et développement plaidoyer pour le Sahel, Ferdi 2016.